Lettres de Joubert – 14 septembre 1793
Nice, le 14 septembre 1793
Je ne sais à quelles aventures je suis destiné, mais je viens d’en terminer une des plus critiques. Le bruit courait que le Roi de Sardaigne devait exécuter un plan général d’attaque sur tous nos postes, parce que ce fut à pareil jour que dans la dernière guerre il nous fit lever le siège de Turin et mit en fuite notre armée qu’il poussa jusqu’en France. Ce jour-là, je me trouvai de grand garde sur un rocher des plus élevés qui garantissait la droite de notre camp. Au point du jour, en moins de deux minutes, j’entendis tonner le canon et je vis les bombes tomber sur tous nos camps.
Moi-même je fus vivement attaqué dans ma redoute où trente hommes étaient renfermés avec moi. Notre camp qui n’était composé que de la moitié d’un bataillon ne put tenir à la quantité de boulets qui le labouraient et de bombes qui y éclataient. Bientôt je le vois se retirer précipitemment et bientôt je vois des bataillons ennemis le remplacer et me couper tous mes derrières. Enfin je suis attaqué de tous côtés par plus de 500 hommes. A dix heures, je me battais encore et pas un ennemi n’avait pu demeurer ferme à la demi-portée de mon poste. Enfin les cartouches me manquent à onze heures et un quart d’heure se passe, sans que l’on cesse cependant le feu sur moi. Dans cet instant, un estoc de pierre me frappe à la paume de la main droite et me couvre bientôt la main de sang. Les grenadiers parlent alors de se rendre:
« Attendez, mes amis, qu’ils se décident à nous emporter d’assaut, parce que plus nous les retenons, moins notre bataillon sera fatigué dans sa retraite. »
Enfin, voyant notre feu tout à fait éteint, j’avais un mouvement de résolution: alors je fais tourner les crosses, le feu ne vient que plus chaud sur moi. Alors, je me découvre, m’avance hors du retranchement. Je ne sais comment j’en ai échappé, mais je suis sûr d’avoir été alors le but de tous les assaillants. Les grenadiers me retiennent par mon habit dans le retranchement.
« Non, mes amis, s’ils ont la lâcheté de me tuer, vous me vengerez si vous pouvez.«
Et je continue d’avancer, toujours chapeau bas. Enfin le feu cesse et un officier ennemi s’approche. « Je me rends, monsieur, si vous promettez sûreté pour mes grenadiers et moi. »
Sur l’affirmative, mes grenadiers jettent leurs armes et le colonel de Suze qui commandait les Piémontais me dit:
« Le Roi vous a vu battre, il est là – effectivement, il n’était pas à plus de deux portées de canon – et il veut vous voir; il devait partir pour Raons plus matin, mais votre résistance l’a retenu. »
Je suis conduit à lui avec mes grenadiers par une escorte de vingt hommes; sa maison sous les armes nous reconnut et il se trouvait derrière avec toute sa cour. Je passai devant lui, chapeau bas, et il me salua. Nous nous reposâmes là un instant. Un officier me mena rafraîchir et je fus entouré alors par tous les gardes du corps. Il n’est sorte d’horreurs que ne m’aient dit ces fats; sorte d’insultes qu’ils n’aient lâchés contre les Français. Je me retins, mais enfin excédé, je répondis à tous et surtout à un qui me paraissait plus insolent que les autres:
« Si j’avais une arme et que je fus libre, vous ne me parleriez pas ainsi aussi impunément. Je suis étonné qu’il n’y ait pas quelqu’un d’assez raisonnable pour vous imposer silence à tous. Ce n’est pas ainsi que nous traitons vos compatriotes qui tombent entre nos mains. Mais ceux-là sont honnêtes, ils savent nous apprécier et vous qui n’entendez que de loin l’explosion du canon, vous ne savez qu’être des insolents. J’en ai assez dit. »
Tout finit et on se laissa là. Je continuais ma route par les camps de l’ennemi. Il était alors près de la nuit; le feu n’avait pas encore cessé en aucun endroit et l’on se flattait partout d’une victoire complète.
« Mais, disais-je à un officier, si vous avez vaincu partout, pourquoi aucun des postes attaqués n’a-t-il cessé le feu? pourquoi n’y a-t-il que notre bataillon devant lequel vous avez amené une artillerie formidable qui ait évacué son camp? Vous avez fait une perte terrible et cette nuit vous vous retirerez et nous reprendrons nos positions »…
(N.B. Joubert est relâché trois jours après).