Les vétérans

Jérôme Croyet

Docteur en histoire, archiviste adjoint aux Archives Départementales de l’Ain, collaborateur au Magazine Napoléon 1er


Avec l’accroissement vertigineux des anciens militaires désignés invalides, 20 à 25 000 en 1750, 30 000 en 1764, les moins infirmes sont regroupés en 90 compagnies d’invalides détachés avec un dépôt à l’île de Ré. Ils ont pour consigne la garde des châteaux et places fortes. Le 13 avril 1690, 156 compagnies détachées d’invalides sont formées. Une nouvelle formation, le 26 février 1764, répartie en France les vétérans en 93 compagnies plus trois stationnées dans les bâtiments royaux, Versailles, St Cloud et Liancourt. Le 16 avril 1771 une compagnie de vétérans cavaliers est créée. Ces invalides détachés reçoivent des secours de l’Etat : 54 livres pour un homme du rang, 72 pour un bas officier. A partir de ce moment, ils sont distingués par le médaillon de Vétérance, destiné à récompenser les soldats et bas officiers ayant servi 24 ans sous les drapeaux. Toutefois, face au nombre sans cesse grandissant des invalides, en 1776, le gouvernement royal décide de supprimer la pension accordée aux vétérans, argumentant qu’ils avaient été payé en considération de leur service durant leur temps sous les drapeaux.

En 1791, les vétérans sont composées de 65 compagnies de fusiliers, 17 de bas officiers et 8 de canonniers, soit 5 000 hommes en plus des Invalides. Ces compagnies d’invalides détachés sont réorganisées en Vétérans Nationaux, le 16 mai 1792. Ceux d’entre eux encore capables de servir et ayant plus de 24 années de service sont réunis militairement au sein de 91 compagnies de fusiliers Vétérans Nationaux et 12 compagnies de canonniers Vétérans Nationaux. Chaque compagnie est cantonnée dans un chef-lieu de département puis dans les places fortes et est commandée par un capitaine pour 39 hommes, un tambour, 8 sous officiers et un lieutenant. Sur pétition de ces vétérans, et cherchant à ménager ses hommes encore utile à la Nation, la Convention leur accorde, le 3 septembre 1793, l’augmentation de leur solde de 12 à 20 sols par jour. Les sous officiers, tambours et canonniers se voient gratifier en plus de la haute paye et les lieutenants et capitaines continuent d’être assimilés à des officiers d’infanterie.

Si la Révolution chamboule l’organisation des Vétérans, elle chamboule aussi le comportement de ces vieilles moustaches ; ainsi, l’invalide Bernier dit la Confiture, soldat au régiment de Briqueville remet à la société populaire de Châtillon son brevet d’invalide, qui lui assurait une pension militaire. Il est brûlé publiquement durant une séance de la société. Le 5 thermidor an V, la fièvre révolutionnaire retombée, le dit Bernier, réclame un certificat à l’administration municipale de Châtillon pour remplacer le titre brûlé, pour être inscrit sur le tableau des invalides. L’administration municipale lui accorde un extrait de procès verbal. Si à Paris les Invalides se montrent partisans de la Révolution, dans les départements, l’élan patriotique n’est pas moindre. Dans l’Ain, en 1794, 18% des vétérans prennent une part active aux événements révolutionnaires, en tant que membre de sociétés populaires, de comités de surveillance ou en reprenant du service dans les bataillons de volontaires.

A partir du 25 mars 1800, les 287 compagnies de vétérans nationaux et les 13 compagnies de vétérans canonniers, forment 10 demi-brigades à 3 bataillons de 6 compagnies. Le 17 mai 1805, 75 compagnies de vétérans sont retirées du service actif et recrées en compagnies isolées. En 1800, la République compte 12 500 de ces vieux soldats, répartis en 10 demi brigade de trois bataillons. Beaucoup de ces demi-brigades ont pour officier commandant un général de division réformé.

Pour être admis dans ces camps des vétérans, le préfet de Haute Garonne, informe les militaires à la retraite de son arrondissement, le 22 messidor an XII, qu’ils doivent faire constater par le maire de leur domicile leur acte de naissance.  L’admission aux vétérans n’est pas automatique pour tout les soldats retraités ou réformés du service. Au 13e régiment d’infanterie de ligne et au 9e hussards, suite aux revues de l’an X, seuls 7 sur 1030 hommes, au 13e, et 14 au 9e, sont admis pour être vétérans. En moyenne, ils comptent 11 ans de service et des blessures graves mais pas invalidantes, résultantes de le guerre mais aussi du service, tels les chutes de cheval.

Ce n’est que le 12 juillet 1801, qu’une compagnie des vétérans de la Garde, à 140 hommes, est créée. Ce n’est qu’après une visite du médecin chef de la Garde et du chirurgien en chef de la Garde, Larrey, qu’est validée l’admission aux Vétérans. Ainsi, le 14 mars 1810, ils autorisent Victor Louis Auzoux, caporal aux fusiliers chasseurs de la Garde a être admis aux vétérans de la Garde, suite à deux hernies « difficiles à contenir » et une blessure au pouce. Augmentés à 200, le 12 avril 1807, ils sont casernés à Versailles où ils sont préposés au service du château.

Comme sous l’Ancien Régime, les  vétérans, comme les invalides, reçoivent des habits neufs tous les 4 ans. Durant la Révolution, la distribution des habits neufs est très largement perturbée. Ainsi, en août 1793, dans les districts de Gex et de St Rambert, la distribution des habits neufs ne se fait plus, en moyenne, que tout les 6 ans. Ce retard, de plus en plus fréquent amène les administrations municipales des cantons de Nantua et de Thoissey à se plaindre auprès de celle du département de l’Ain, le 15 pluviôse an IV, de ces retards, arguant la nudité dans laquelle se trouve les vétérans. Même sous le Consulat, ces envois ne sont pas si réguliers que l’administration le désirerait : ce n’est que le 12 fructidor an IX que le sous-préfet de Lunéville s’empresse de demander aux maires le tableau des vétérans de son arrondissement pour la fourniture de leur habit qui était dû à compter du 1er vendémiaire an VIII. Il est a noter, qu’outre l’obtention d’un uniforme neuf régulièrement, leur statu leur impose une tenue et une hygiène irréprochable.

Si la Révolution bouleverse les habitudes, elle change aussi l’uniforme. Adopté le 16 mai 1792, il est modifié officieusement, durant l’Empire, en prenant modèle sur la tenue des vétérans de la Garde.

Avec la reprise de la guerre en 1804, les vétérans ne restent plus des militaires de seconde zone : « En temps de paix, j’ai des troupes dans les places fortes; en temps de guerre, j’y ai des dépôts et des gardes nationales. Mon but est de mettre les vétérans dans les pays où je ne puis me servir des gardes nationales ». Napoléon s’intéresse de près à eux, et ce même, voir, surtout, en dehors des frontières « naturelles » ou historiques de la France. Si, le 17 juillet 1806, il demande au général Dejean des états de situations des vétérans et organise le service des vétérans italiens, le 15 septembre, il se plaint que le décret du 4 germinal an VIII, relatif aux vétérans nationaux, n’a pas été exécuté. Napoléon dispose les bataillons de vétérans surtout dans des places fortes tampons, en Italie (Alexandrie, Turin, Fenestrelle, Gavi, Savone,) en Hollande et le long du Rhin.

Le 17 mai 1805, les compagnies de vétérans dispersées dans les ports et les villes côtières deviennent indépendantes, formant 75 compagnies de vétérans fusiliers et 25 compagnies de vétérans canonniers. Illogique, cette solution est supprimée, le 31 mai 1808, pour en revenir aux 10 demi brigades, supprimées en avril 1810 pour être remplacées par des bataillons des vétérans nationaux.

Des vétérans pas retraités

Avec la Révolution et l’Empire, le rôle de ces compagnies de vétérans s’intensifie. En effet, la sécurité et le contrôle des frontières de l’hexagone leur est confiée : le 28 floréal an IV, l’administration du département de l’Ain réinvite les administrations de canton du département à recevoir les inscriptions des invalides qui désireraient concourir à la formation d’une compagnie pour être en garnison à Fort l’Ecluse. Sous le Directoire, les vétérans acquiert, avec la loi du 19 frimaire an V, de nouvelles fonctions, celles du maintien de la tranquillité publique. Pour ce faire, un appel aux vétérans mais aussi aux retraités et des pensionnés possédant encore une certaine force physique est lancé. De plus, avec la systématisation de la conscription sous l’Empire, les vétérans se voient confier de nouvelles tâches, dont la garde des prisonniers, ce qui arrive  au citoyen Pillerot, lieutenant des vétérans nationaux, chargé de la surveillance des prisonniers de guerre polonais en dépôt à Lons-le-Saunier par ordre du général Rey le 23 prairial an IX.

Le logement de ces vétérans n’est pas systématiquement un bâtiment militaire, comme une fort ou une caserne, il peu être un bâtiment civil loué à cet effet. C’est l cas de la 4e compagnie du 3e bataillon de la 3e demi brigade stationnée Grenoux, entre l’an V et l’an XI. Le bâtiment est l’ancien prieuré de Ste Catherine, acheté par Frin Cormé et loué à l’état. Le logement est reconnu propre à loger les 77 hommes de la compagnie dont 4 officiers après inspection du commissaire des guerres de la 22e division militaire et du conservateur des bâtiments militaires le 18 frimaire an IX. Le bâtiment de deux étages est occupé par les vétérans au 1er et 2e étage, le rez de chaussé restant en entier au propriétaire « sauf un corps de garde de police pour huit à dix hommes » obligeant le propriétaire a faire construire un bâtiment à cet effet dans la cour d’entrée. La caserne se compose de 7 chambres avec carrelages et cheminés, 3 cabinets et un petit appartement. Toutes les chambres comportent des ouvertures. Le loyer estimé à 600 francs par an est ramené à 500 franc par le propriétaire. Le loyer est payable en assignat puis papier monnaie.

La vie des vétérans détachés en province n’est pas encore celle de paisible bourgeois mais n’est plus celle bouillonnante des champs de bataille, des casernes et des bivouacs à l’exemple de la garnison de vétérans du fort de Pierre Châtel, dans l’Ain.

Au 24 pluviôse an XII, la 4e compagnie, venant du 1er bataillon de la 2e demi brigade de vétérans, se compose d’un officier, un lieutenant, un sergent, un garde d’artillerie, un garde de fortification, 2 caporaux, 1 tambours et 10 fusiliers. Malgré des corps douloureux, l’esprit de corps et de camaraderie est toujours présent sauf que désormais, les anciens militaires sont domiciliés avec leur femme et leurs enfants. Ils possèdent un lopin de terre à cultiver et sont assez libres dans leurs allées et venues dans les villages voisins.

Cette vie duale, entre militaire et civil, fort convenable au demeurant, est toutefois une cause de trouble et de relâche sévère de la discipline militaire, notamment dans le service. Ainsi, les vétérans, s’ils oublient et ne se préoccupent pas des ordres écrits de leur mission, lorsqu’ils en ont, ont du mal, pour le commandant, a envoyer, en temps et heure désirés par l’administration, des états de situations hebdomadaires, qui plus que par la négligence invoquée par la hiérarchie, sont du à l’âge, à la maladie et au manque d’éducation. Ce genre de relâche n’est alors, bien qu’en dise le général commandant le département de l’Ain, pas préjudiciable à la bonne marche de la compagnie des vétérans.

Au niveau de l’encadrement, l’isolement des compagnies, loin d’une autorité supérieure, peut provoquer chez certains commandants des manies despotiques comme celle que fait subir le lieutenant Barbay aux vétérans de Pierre Châtel en leur prenant leur lopins de potager pour devenir l’unique cantinier de la compagnie et en utilisant le service de ses hommes pour servir de garde à sa femme lors de ses déplacements.

Par contre, la relâche de la discipline est plus grave lorsque les vétérans se payent les uns les autres pour faire leur service ou lorsqu’ils utilisent, hors des heures de service,  et « à des fins privées…le matériel de l’Etat ». Cette pratique est générale, du simple vétéran au commandant du détachement qui est durement sermonné le 23 messidor an XII, par le général commandant la 6e division militaire, pour la dilapidation des rideaux, draps et couvertures du casernement à des fins personnelles (confection de vêtements) mais aussi pour des voies de faits et violences qu’il commet journellement envers les employés du fort et leurs familles. Car la vie en promiscuité des vétérans, et de leur famille, créée des tensions inconnues des camps et des bivouacs :

« vous n’avez pas le droit de les maltraiter et de mettre leur femme ou leur enfant hors du fort, ils y ont été mis ainsi que leur famille par le ministre de la Guerre et il est bien surprenant que vous, de votre autorité, vous vous eussiez permis d’en chasser une femme après lui avoir osé donné du pied au cul, est ce comme cela qu’un brave, qu’un ancien militaire se comporte, je ne reconnaît point là un officier et surtout un officier de vétérans, qui ne doit être ni un étourdi, ni un jeune homme ».

A ces tensions et ses rivalités bourgeoises, la présence des femmes, parfois, n’arrange pas les choses :

« je connais votre femme. Elle est méchante, vous n’êtes conduit que par elle, elle vous fera faire des sottises »,

surtout lorsque des querelles féminines et des prétentions à l’autorité se font jour à l’encontre des autres épouses de la part de celle qui n’est que le femme de l’officier commandant :

« votre femme fait la maîtresse au fort, elle n’a rien à y commander…je…recommande à votre femme de ce mêler de sa quenouille et de ses enfants et qu’elle ne s’avise pas de faire la dame et maîtresse d’une chose où elle a rien à voir ».

Si les femmes posent problèmes, ce peut être aussi les enfants qui, parfois, sont à l’origine des troubles. Ainsi, le 9 thermidor an XII, écrit le lieutenant Barbay,

« un de mes vétérans, nommé Besse, rentrant de Virignin au fort, s’étant rencontré avec le garde de fortification, le fils du garde d’artillerie et sa femme, tout trois dirent à ce vétéran que leur commandant était un gueux et un scélérat…que lui était un bon garçon ; mais le vétéran lui ayant répondu…qu’il connaissait son officier pour un honnête homme et qu’il n’ai pas à en dire des sottises ni de lui ni du détachement…voyant que ce vétéran prenait fait et cause de ses camarades et de moi même, lui dit que d’ailleurs ils étaient un détachement de brigands »,

ce qui se termine en coups de bâtons, sans dommage pour le vétéran estropié.

Les relations avec les civils, sont comme au temps de leur service, parfois conflictuelles notamment en raison de l’esprit de corps. A Pierre Châtel, les rixes avec des civils sont assez répandues : le 4 thermidor an XII, le vétéran Francheleins reçoit des cailloux sur la tête, en revenant de Virignin, du fils du garde artillerie, sans doute saoul, qui le six du même mois, s’en prend violemment au vétéran Gautard qui, en allant chez le maire de la Balme, est frappé violemment. Ces tensions liées à l’utilisation de boissons, poussent certains vétérans à chercher querelles lorsqu’ils sortent, nécessitant leur arrestation par leur officier pour garantir la discipline. La proximité des civils et leurs implications dans la vie des vétérans est telle que le lieutenant Barbay interdit à un de ses hommes de les fréquenter.

En l’an XII, ces tensions entre les habitants du village de Virignin et les vétérans du fort entraînent des plaintes du maire, le 18 messidor, contre la conduite du lieutenant Barbay, commandant la 2e demi-brigade de vétérans. En effet, ce dernier ayant mis aux arrêts un de ses hommes à Belley, refuse de discuter avec le maire de Virignin alors que le soldat après avoir menacé de mettre le feu au fort de Pierre Châtel, tente de « se coupe le col avec un rasoir », le 8 frimaire an XIII.

La vie de ces hommes, si elle est parfois agrémentée par une gratification exceptionnelle, comme le mois de solde accordée à la compagnie de Meudon, par Napoléon le 27 brumaire an XI, est généralement rendu difficile par le manque de moyens financiers mis à leur disposition, qui ne sont pas toujours à la hauteur de ce qu’on leur demande. Le 10 frimaire an XII, le commandant des vétérans demande à ne correspondre avec le sous inspecteur aux revues qu’une fois par mois et pas tout les deux jours, à cause des frais de bureaux. Ce manque de moyen entraîne des privations frumentaires et le 8 nivôse an XIII, le détachement se plaint de la disette dans laquelle ils on été, résultat de la « misère puisque nous avons resté jusqu’à 3 mois sans paye ». De plus, les bâtiments sont relativement vétustes et parfois impropres à l’utilisation que l’on veut en faire, comme la salle de police d’où s’évade un vétéran, arrêter pour insubordination, le 13 frimaire an XII, en fracturant la serrure.

A cela s’ajoute un mal bien connu dans les armées en campagne mais qui chez les vétérans cause des ravages, l’alcool (un soldat ivre, tombe dans le Rhône, en 1793, et meurt noyé) :

« vous buvez avec vos soldats, vous donnez dans la plus abjecte crapule »,

au point, que le 4 mai 1809, afin de prévenir les épanchements de bouteille des vétérans du fort, un règlement est adopté pour réprimer ces excès de boisson des militaires.

Toutefois, malgré les conditions de vie difficiles et les tensions avec les civils, les vétérans ont une idée précise de leur tâche et de leur rôle, qu’ils ne considèrent pas comme secondaire : « nous sommes soldats, fait pour servir » et c’est ce qu’ils font au nombre de 80, avec peu de cartouche dans une lutte de guérilla, en 1814 en défendant vaillamment le fort et la région, du 1er janvier au 23 avril, contre les Autrichiens. Malgré une affectation théorique sans dangers, de 1809 à 1814, 13 officiers des vétérans seront blessés ou tués au service de l’Empereur, à Civita Vecchia en 1809 et 1810, à Flessingue en 1810, en Italie, à Toulon et Brest en 1813 et à Paris en 1814.