Les malheurs de la guerre – Séjour des Francais à Kitzbühel et Mittersil (Autriche)

Séjour des Français à Kitzbühel et dans ses environs, d’après le témoignage d’un habitant de la localité.

Quelques jours après, le 3 décembre, nous vîmes les premiers républicains. Ils étaient quinze et s’en allaient vers le Brixenthal .

A les voir on aurait dit un convoi de prisonniers, tellement ils marchaient modestement et sans faire de bruit.

A un moment donné, ils rencontrèrent sur la route une équipe d’ouvriers cantonniers armés de piques et de pelles. Très surpris, ils s’arrêtèrent tandis que l’un d’entre eux sortit du rang et leur cria en mauvais allemand : « Hé, là-bas ! Les Tyroliens ! Nous sommes de braves gens, ne tire pas, nous sommes de bons amis ».

— Il n’y a pas de danger, répondirent les nôtres ; c’est fini nous ne tirons plus maintenant ».

Le 16 janvier arrivèrent les sauvegardes françaises. C’étaient des grenadiers de la 36e demi-brigade, de beaux hommes, bien équipés et ayant de l’argent à profusion. Chose curieuse, leur commandant, qui s’appelait Doridant, descendit chez le maître de poste qui avait été auparavant commandant des milices tyroliennes et s’était distingué dans plusieurs combats contre les Français. Tous deux furent constamment en bonne intelligence.

A leurs jours de décade, nous ne leur avons jamais vu une physionomie de fête quelconque, mais il n’en était pas ainsi à nos dimanches et jours de fête catholique. Ces jours-là, il y en avait toujours qui assistaient à l’office à l’église et ce fut un contraste bien saisissant que de voir ces gens, vêtus des couleurs bleu, blanc et rouge, mêlés à la foule pieuse des paysans, tirer de leurs poches leurs rosaires, se signer et s’asperger d’eau bénite et se mettre chrétiennement à genoux.

On en fut bien étonné chez nous parce que les Tyroliens nous avaient raconté que les républicains ne croyaient pas en Dieu, avaient aboli la religion et étaient les ennemis jurés de tous les prêtres.

Mais, en dehors de 1’église aussi, ils étaient toujours fort polis envers le curé. Toutes les fois qu’ils le croisaient dans la rue ils tiraient poliment leur bonnet en disant. « Bonjour, bonsoir, monsieur le pasteur ». Dans leur chambre ils se promenaient dans un déshabillé complet et pieds nus, malgré l’épouvantable froid.

Quelques-uns sortaient même ainsi et faisaient des promenades dans le village.

Chanter et faire du bruit était, depuis le matin jusqu’au soir, leur principale occupation. Le bruit commençait le matin de très bonne heure et ne finissait guère que le soir fort tard. Le reste du temps ils le passaient à manger et à boire.

Après le dîner, qu’ils prenaient à midi selon l’habitude de notre pays et, pour favoriser la digestion, ils allaient dans les champs qui se trouvent derrière le village et qui étaient à ce moment couverts d’une épaisse couche de neige. Là ils se jetaient les uns aux autres des boules de neige et se livraient ainsi de véritables batailles. Lorsque l’un ou l’autre des deux partis, trop maltraité par les boules de l’ennemi, se sauvait en cédant la place, ils riaient à gorge déployée et paraissaient en ressentir un plaisir d’enfants. Les vainqueurs s’en réjouissaient comme s’ils avaient gagné une véritable bataille sur les Autrichiens. D’ailleurs, le parti battu figurait toujours pour eux l’armée des impériaux.

Le 4 mars, le commandant des milices tyroliennes à Waiding organisa une petite fête en l’honneur de la paix où j’eus l’occasion de faire quelques observations sur les Français. Assistèrent à cette fête, entre autres, plusieurs officiers des milices tyroliennes, un capitaine de la cavalerie française et deux officiers d’infanterie française.

Les Français étaient tous très gais. Ils ont chantonné et sifflé même pendant le repas et ont mangé et bu de fort bon appétit.

La conversation roulait naturellement sur les dernières opérations de guerre ; très familièrement ils nous racontèrent le passage de l’Inn et avouèrent très franchement que toute l’armée avait passé cette rivière sans coup férir.

Ils déclarèrent que les Condéens avaient agi en bons patriotes français en leur évitant, par leur inaction et leur fuite précipitée, de gaspiller leur poudre et leurs balles qui, à la bataille de Wals, le 14, leur avaient ensuite rendu un si grand service.

Ils nous avouèrent aussi que, s ils avaient rencontré partout la meme résistance que dans le Tyrol, ils n’auraient jamais pu avancer aussi rapidement.

A la fin du repas furent portées les santés inévitables chez tout Français. Le capitaine français but à la paix, pendant que ses compatriotes crièrent : « Vive l’empereur d’Autriche ! vive le prince Charles ! vive la nation tyrolienne ! ».

Il fallait bien que nous prissions notre revanche en nous mettant à crier : « Vive la République ! vive la grande nation française ! vive le premier consul Bonaparte ! ».

Nos exclamations furent reçues par eux avec une salve d’applaudissements et les marques d’une grande joie.

Les Français à Mittersill, dans le Oberpinzgau, vallée supérieure de la Salzach. Récit fait par un habitant (extrait).

L’invasion a été précédée chez nous d’un commencement de soulèvement qui, d’ailleurs, n’a pas eu de suites et s’est arrêté net. Ce fut le 4 janvier 1801 que nous arrivèrent les premiers.Français ; en tête marchaient le lieutenant-colonel Beker108, des hussards et huit hommes à cheval. Aussitôt arrivé, cet officier se rendit à la mairie afin de s’informer de ce que nous possédions en fait de fourrages. Il nous promit en même temps de ne pas trop frapper la commune par ses réquisitions et de ne pas y mettre trop de troupes.

Charles-Étienne Gudin de la Sablonnière. Portrait des généraux francais
Charles-Étienne Gudin de la Sablonnière. Portrait des généraux francais

Le 5 au soir arriva un piquet de vingt-quatre hussards du 8e régiment de la division Gudin, avec un sergent et un caporal. Ils avaient pris part à la sanglante bataille de Salzbourg. Ils étaient chargés du transport des dépêches et avaient pour mission de veiller à la sécurité des communications.

Le 6 janvier, à midi, arriva l’infanterie, composée de six compagnies et de deux bataillons de la 83e demi-brigade.

Cette troupe comprenait :

1 chef de bataillon,

1 adjudant-major,

1 officier de santé,

5 capitaines,

lieutenants,

1 tambour-major,

700 musiciens, sous-officiers et soldats.

Jusqu à ce moment nous nous étions toujours fait une idée très élevée de la politesse française, cependant, lorsque, à peine arrivé chez nous, le sieur Minal, chef de bataillon, se rendit à la mairie dans le seul but de dire des grossièretés au maire, nous en rabattîmes quelque peu de cette excellente opinion. Ce monsieur ne réclama ni plus ni moins que l’appartement du maire et toute la mairie pour s’y loger à lui seul. Il n’insista cependant pas et toute l’affaire ne nous parut qu’une vaine menace.

Le lendemain, la municipalité, en lui rendant sa visite lui fit observer que, Moreau ayant promis dans sa dernière proclamation de maintenir l’ordre et la discipline parmi ses troupes, notre gouvernement avait au moins le même intérêt à éviter tout froissement. Minal comprit le sens de ces paroles et devint fort poli.

Mais déjà il s’était produit quelques exactions et plusieurs excès avaient été commis, en guise de réponse nous lui mîmes sous les yeux le décret du général Fririon concernant l’entretien des troupes ; il refusa d’en prendre connaissance, ce qui ne l’a pas empêché d’ailleurs d’apporter quelques adoucissements à ses exigences.

Sa troupe, en général, s’est tenue tranquille et semblait satisfaite de ce que nous pouvions lui offrir.

Le mardi gras approchant, il devait y avoir des réjouissances, mais Minal, pour des raisons de tranquillité intérieure, défendit les amusements et les mascarades autant pour les militaires que pour la population. Il fut ainsi fait parce que les Français étaient toujours dans la crainte de quelque soulèvement.

Minal le craignait peut-être plus que les autres. Au début de son séjour parmi nous, cette peur l’empêchait de dormir la nuit. Un beau matin, il entendit un bruit insolite dans la cheminée de sa chambre ; s’armant de son sabre, il courut ouvrir cette cheminée pour en voir sortir… un paisible ramoneur.

A plusieurs reprises, Minal avait invité à dîner les fonctionnaires du pays : ceux-ci résolurent donc de lui rendre sa politesse en lui offrant à lui, comme à tous les autres officiers, un splendide souper où l’on fut fort gai de part et d’autre, où l’on prononça maint discours et où l’on vida maint verre de vin à la conclusion de la paix.

Comme partout, le caractère des Français nous a offert un mélange de brutalité et de moralité, de sauvagerie et de haute culture d’esprit alliées à une bonté de cœur native.

Un certain Poussin, capitaine des grenadiers, était l’objet de l’estime de toutes les populations : libre comme un républicain, fier comme un Anglais, honnête comme un Allemand, il agissait ouvertement et justement et voyait avec déplaisir les exactions et actes de chantage que commettaient quelques- uns de ses compatriotes.

Quant à Minal, qui était passé maître dans l’art de faire rendre gorge aux habitants, il se fit, au moment de partir, délivrer par la commune un certificat de bonne conduite.

A vrai dire il ne faudrait pas trop se plaindre de la conduite des Français pris en général, ils avaient le respect des autorités établies, de la religion et de la propriété d’autrui, à quelques exceptions près, bien entendu. Je pourrais citer maint exemple où les Français eurent même un grand mérite pour le maintien de l’ordre et de la tranquillité ; ainsi ce furent des Français qui, le 17 février, accoururent avec la rapidité de l’éclair pour éteindre l’incendie qui s’était déclaré ce jour-là dans la ferme Finkengut, à Wald [1]Aujpourd’hui Wald im Pinzgau .

Toutefois il y avait parmi eux de vilains personnages ; tel ce Minal [2]Jean-Frédéric Minal (1765-1817), chef de bataillon à la 83e demi-brigade. ainsi que son secrétaire Greney, un véritable brigand de grand chemin.

Mais des gens comme Parissel et Valette, qui, au moment du départ de troupes, lorsque tous les soldats étaient ivres, préservèrent, par leur énergie la commune de désordres et de pillage, simplement par reconnaissance du bon traitement qu’ils y avaient reçu pendant leur séjour, sont des exemples qui vous consolent de tout le reste.

Ainsi finirent les jours pendant lesquels un peuple guerrier, venant de loin, faisait retentir notre paisible vallée du bruit des armes et se faisait nourrir à nos dépens.

En outre des réquisitions d’avoine, de pain, de viande, de bière, il leur fallait surtout du drap, des cordes et des peaux pour leurs tambours, de la terre de pipe et du blanc d’Espagne [3]Mélangé à un peu d’eau, le blanc d’Espagne (ou de Meudon) qui est une craie (carbonate de calcium) servit aux soldats à faire briller les métaux, à détacher les ittus et à nettoyer les … Continue reading. C’étaient ces objets-là qu’ils réclamaient avec le plus d’insistance.

(Source : Les armées francaises jugées par les habitants de l’Autriche – Raoul Chélard – 1893  – Réédité par J-P Tarin – 2014)

References

References
1Aujpourd’hui Wald im Pinzgau
2Jean-Frédéric Minal (1765-1817), chef de bataillon à la 83e demi-brigade.
3Mélangé à un peu d’eau, le blanc d’Espagne (ou de Meudon) qui est une craie (carbonate de calcium) servit aux soldats à faire briller les métaux, à détacher les ittus et à nettoyer les cuirs.