Les malheurs de la guerre – Le Recteur de l’école d’état de Iéna : un témoin privilégié de 1806

Johann Traugott Leberecht Danz
Johann Traugott Leberecht Danz

Le théologue Johann Traugott Leberecht Danz  (1769 – 1851) était, depuis 1798, Recteur de l’école d’état de Iéna. En octobre 1806, il habite  dans la Johannisgasse et a donc été un témoin direct des événements, dont il a laissé un très intéressant récit[1] 

Le matin du 13 arriva, et les deux premières heures apparurent, dans ce qu’elles présentaient, comme les heures de la plus profonde paix.  Nos troupes avaient quitté la ville, à l’exception de quelques piquets, que l’on ne remarquait pas et l’ennemi n’avait pas encore pris leur place. Les affaires du matin allaient sans trouble, le temple[2] s’était ouvert à une prière commune (…)

Pour rien, hélas ! Le cri « L’ennemi arrive ! » renvoya ceux qui étaient déjà rassemblés.

Il devait être un peu plus de sept heures, lorsque les troupes légères des Français se risquèrent les premières dans la ville. Les regards peureux, l’écoute du moindre bruit, à tous les coins de rue, avant de passer d’une rue à l’autre, donnait assez à comprendre qu’ils supposaient qu’il y avait encore ici des Prussiens, et qu’ils ne se sentaient pas en sécurité.

Et de fait leurs suppositions étaient correctes. Sur le pont menant à la Saaltor[3] se trouvaient encore un avant-poste prussien de peut-être 50 hommes et un canon, et dans la ville, du côté  de la porte, il y avait un autre piquet de 20 dragons prussiens (…)

Les premiers ennemis qui arrivèrent furent reçus de différentes manières. La plupart les accueillirent amicalement, leur offrant à manger et à boire, même de l’argent ; mais ils s’en moquaient. Avec  violence, ils demandaient plus qu’ils ne recevaient, pointaient leurs baïonnettes sur les poitrines, menaçaient de tirer, faisaient croire aux gens les traitements les plus humiliants, et dévalisaient en un clin d’œil la maison. Ce qui ne leur était pas ouvert assez vite, était aussitôt détruit. Par chance, ces premiers pillards ne restaient nulle part longtemps, mais ils n’épargnèrent personne, pas même leurs compatriotes : le professeur Henry fut dépouillé comme les autres.

On peut voir jusqu’où alla la confiance des gens en une conduite honnête des Français dans le fait que ceux dont les portes étaient encore verrouillées au moment de leur arrivée, se hâtaient de les ouvrir, pour ne pas être les derniers à recevoir les nouveaux hôtes.  Ils eurent à se repentir amèrement de leur confiance, et durent reconnaître la perspicacité  de leurs voisins, d’avoir fait le contraire de ce qu’ils avaient fait (…)

En peu de temps l’aspect de la ville fut totalement changé. Comme si la peste se répandait, toutes les portes se fermèrent, toutes les rues furent comme mortes. Les fenêtre se vidèrent, et il sembla qu’il n’y avait plus un œil pour observer les allées et venues de l’ennemi dans les rues.

Les deux heures qui séparèrent la première apparition des Français du moment où les troupes de ligne arrivèrent dans la ville, furent le prélude à la peur, qui devait nous atteindre à un degré encore plus grand ; mais on pouvait encore espérer, car aucun signe ne le laissait encore deviner. Mais chaque coup à la porte suffisait à chacun pour  être effrayé  et augmenter sa peur.

Jean Lannes. D'après Belliard Leipzig 1932
Jean Lannes. D’après Belliard Leipzig 1932

C’est pourquoi nous nous réjouîmes lorsque, vers 10 heures, on vit arriver les troupes de ligne. Désormais le malheur et la peur auraient une fin, pensait-on généralement. Lorsqu’enfin on apprit que les maréchaux Ney et Lannes se trouvaient dans la ville, on pensa, en raison des réquisitions de logement à venir, être tirés d’affaire, et nous remerciions déjà le ciel de ne pas nous avoir plus punis.

Bientôt les Français nous donnèrent aussi à voir leur manière de faire la guerre et nous ôtèrent l’illusion, si tant est qu’elle exista encore, qu’ils seraient pour les Prussiens un jeu d’enfant.

Après que les tirailleurs, deux heures durant et même plus, se soient répandus dans la ville, à la recherche de butin, ils furent appelés à d’autres affaires. Avec une vitesse, difficile à croire, pour autant que l’on puisse la décrire, ils escaladèrent le Landgrafenberg pas son côté le plus abrupt. Ils semblaient ne pas se préoccuper de trouver un chemin.  Ils arrachaient les clôtures en travers de leur route, contournaient les portions abruptes,  sautaient par-dessus les fossés, et tout ceci comme s’ils habitaient ces lieux depuis des années. On n’en voyait aucun qui sembla se demander où il se trouvait, ils connaissaient tout !

Ce qui fut encore plus surprenant, c’est que les cavaliers empruntèrent le même chemin. Ils galopaient sur ces hauteurs comme s’ils avaient été sur un terrain plat, vers le haut, vers le bas et, en cas de chute malheureuse, repartir était l’affaire d’un instant. (…)

Les troupes françaises ne ressemblaient vraiment pas à des soldats maniérés ; uniformes négligemment légers, souvent sans bas, chaussures abîmées. Des chapeaux pleins de trous, mais comme ils se déplaçaient dans ces uniformes, combien de kilomètres avaient-ils parcourus depuis deux jours avec de telles chaussures, combien de balles avaient traversé leur chapeau !

A peine avaient-ils atteint le sommet du Landgrafenberg qu’ils furent accueillis par un violent tir de canon et de mousqueterie. On écouta, ce ne pouvaient être que des canons prussiens ou saxons, et les Français ne répondaient à ce fracas monstrueux que par des tirs de fusils. Mais ils ne se risquèrent pas à rester longtemps dans le voisinage d’un ennemi si nombreux, ils se retirèrent sur un versant moins élevé, où il semblèrent installer des postes.

Entre-temps, pendant que là-haut sur la montagne on s’exerçait à la petite guerre, la ville semblait être devenue plus calme et plus sûre. Des maréchaux français (Lannes et Ney) avaient pris leurs quartiers en ville, et l’on était heureux que les choses fussent pour ainsi dire terminées. Ce que l’on avait perdu jusque là n’était pas encore de grande signification, et l’on trouvait une sorte de soulagement, d’avoir eu à supporter une partie des malheurs de la guerre, pensant ainsi avoir payé notre dette (…).

Peu après trois heures l’armée principale commença d’arriver. Les routes et les chemins autour de Iéna étaient comme couvertes d’hommes ; ils arrivaient, comme des torrents, depuis les hauteurs jusque dans la vallée.  Sur les ponts de la Saale, c’était comme si un coin formé d’individus s’enfonçait ; la poussée était si forte au début, que tout mouvement était impossible. La cavalerie passa en grande partie par la rivière (…).

Entrée de Napoléon
Entrée de Napoléon

C’est à ce moment, ou sans doute plus tard, que l’Empereur apparu ici[4]. Je dis « apparu » à dessein, car, telle une apparition[5], il se hâta de gagner les hauteurs, afin d’observer les positions prussiennes. Vers midi on avait déjà annoncé son arrivée au château de la duchesse, et donné l’ordre de le préparer pour le recevoir. Nous avions hâte, malgré de nombreux empêchements, de répondre aux désirs de l’Empereur. Lorsqu’il arriva, il fit simplement quelques pas dans la cour du château, regarda l’endroit où, couronné de nouveaux lauriers, il pouvait se reposer, puis se précipita, avec sa suite,  en direction du chemin d’Apolda. Il était très simplement vêtu d’une redingote grise. Ceux qui le virent en ce cours instant, ne le connaissaient pas, et ceux qui auraient pu le connaître, ne le virent point. On avait pris pour lui tel ou tel maréchal.

En cette occasion, on raconta que l’Empereur avait désiré, au début, passer la nuit au château. Mais lorsqu’il était arrivé en haut du Landgrafenberg et avait aperçu les positions des Prussiens, il avait changé d’avis et installé un duvet sur le sol.

Dans la ville on s’efforçait de ramener l’ordre et de le maintenir. Les officiers recevaient des billets de logement – on s’en réjouissait car on attendait d’eux protection et sécurité des biens. Pourtant, nombreux furent les officiers qui, annoncés, ne vinrent pas, car ils durent rester près de l’Empereur (…).

Beaucoup de ces troupes avaient fait de longues marches, et, pendant 48 heures sans doute rien, en tous les cas très peu mangé ou, comme ils le disaient, vu ni pain ni feu. Beaucoup espéraient une journée de repos, mais furent informés que le lendemain les attendait le plus dur de la guerre, une grande bataille (…).

Il pouvait être deux heures du matin, ou plus, mais qui pense à compter les heures dans de telles circonstances, lorsque l’horrible cri «  Au feu «  Au feu ! » retentit, qui promettait de donner à ceux qui étaient morts de peur dans leurs maison, la liberté et le calme. Désormais nous sommes libres, se disaient-ils entre eux. On va mettre le feu aux quatre coins de la ville et nous chasser.

Peu après trois heures du matin[6] les soldats commencèrent à se mettre en marche, selon les ordres reçus, pour se rapprocher de l’ennemi. Ils étaient remplis de courage. Dans la rue, ils vérifiaient leurs armes, sifflaient de joyeuses chansons et plaisantaient, de sorte qu’ils donnaient plus l’impression de revenir d’une bataille que de s’y rendre.

L’Empereur les attendait dans sa hutte de paille, pour donner au nord de l’Allemagne un autre visage. Quel esprit, quelle force entouraient cette misérable construction de paille !  Sur ce Windknollen désert (ainsi se nommait le sommet du Landgrafenberg) se trouvait, pour la dernière fois, dans les mains puissantes de Napoléon, le destin de la Prusse et de l’Allemagne du nord, de nouveaux destins politiques. Qui donc sait quelles pensées  prient naissance, pour la première fois, sur ce sol inculte, qui allaient plus tard, mises en application, étonner le monde !  Endroit mémorable ! (…)

Au premières heures du matin, l’armée française s’était emparée de la partie de la montagne qui se trouve au nord de la ville, et ce jour décisif avait été annoncé par le tonnerre des canons, qui se mélangeait au tocsin de la ville.  Les tirs de peloton, dans le Rautal, devinrent bientôt perceptibles ; peu à peu, on put même distinguer les attaques aux différents points. Pourtant, compte tenu de la proximité de la bataille, on se serait attendu à plus de bruit. D’ailleurs, nous fûmes bientôt délivrés de la peur que la ville ne soit détruite, le bruit du canon s’éloignant peu à peu (…)

Les efforts de Français pour amener en haut du Landgrafenberg leurs canons, par le chemin d’Apolda furent particulièrement remarquable. C’est entre huit et neuf heures que cela fut le plus visible. Le chemin serpentait entre des falaises abruptes, qui, à certains endroits, se rapprochaient tellement, que les axes des canons ne pouvaient plus avancer. Il fallut attacher des cordes, pour les hisser au-dessus des obstacles. Pour aider, il fallait s’agripper aux roues, pour les soulever et les pousser (…).

Par le chemin qui vient de Cospeda, arrivaient les premières victimes de cette sanglante et terrible journée. Ceux qui pouvaient encore s’aider eux-mêmes, arrivaient des hauteurs en s’appuyant sur des béquilles ou sur leur fusil, mais les blessés graves  étaient pris à cheval par d’autres, ou portés sur le dos, enfin, pour ceux en plus grand danger de mort, on avait fabriqué de vraies civières, sur lesquelles leurs membres déchiquetés reposaient (…)

François Joseph Lefebvre (vers 1810)
François Joseph Lefebvre (vers 1810)

Vers sept heures, le maréchal Lefebvre donna l’ordre que l’église paroissiale, et, peu après, l’église de l’Université soient vidées, pour être aménagées en hôpitaux de campagne.  En un instant l’ordre fut exécuté. Cela brisait le cœur de voir l’intérieur de l’église mis en pièces, comment la force brutale s’installa sous ces voûtes majestueuses,  profanant ce lieu promis à la paix éternelle. On se sentait ébranlé jusqu’au plus profond de son cœur lorsque l’on entendait  les coups de cognée sauvage résonner dans ces murs de la méditation, qui n’étaient habitués qu’à  répéter la voix de la douceur, de l’amour et de la dévotion (…) Qu’on appelle cela superstition ou autrement, l’endroit où les cœurs brisées auraient dû être soignés, où le baume de la religion aurait dû se répandre sur les âmes blessées, ne semblait pas le bon endroit pour remettre en place les os brisés et raccommoder les abattis blessés.

Quelques heures après, le travail était terminé et une belle église transformée en lazaret. Les sièges avaient été arrachés  et se trouvaient en morceaux devant la porte. L’espace vide, son aspect sauvage ressemblait à un temple dédié à la déesse de la dévastation. Les victimes de la bataille étaient au fur et à mesure amenées ici, amis et ennemis. Spectacle épouvantable, que de voir ces malheureux arriver, se coucher, mourir. On les voyait blessés de partout sur le corps, le sang coulait à flot de toutes leurs veines (…).

Ceux qui l’ont vu n’oublieront jamais le spectacle de ce sous-officier prussien, la moitié du bras droit et le pied droit arrachés par la mitraille. Il gisait sur sa civière, déjà à moitié mourant. On voyait ses lèvres bouger, mais on ne pouvait entendre ce qu’il disait. A un moment, il se dressa, se frappa la poitrine avec le moignon de sa main droite, et cria : « Ah ! Mes enfants ! Mes enfants ! » Cette effort lui coûta la vie ! Peut-être avait-il voulu attirer la compassion sur son abandon. En vain. On le mit parmi les morts (…)

A chaque instant le nombre des blessés grossissait, on en voyait dans tous les coins de la ville. Et l’instrument sanguinaire de la mort tonnait encore sur les hauteurs, ne faisant qu’augmenter le nombre des malheureux que nous hébergions et devions soigner. Ces blessés nous apportaient aussi la nouvelle de la victoire, partout, des armes françaises (…) Vers cinq heures de l’après-midi les premiers résultats de la bataille furent concrétisés par les prisonniers, arrivant, sous faible escorte, par le Fürstengraben. La plus grande partie se composait de fusiliers saxons et prussiens ; les autres étaient des chasseurs et quelques fantassins prussiens (…)

Une sorte d’animation plus importante atteignit notre ville lorsque, à la nuit tombante, arriva, venant du champ de bataille, la garde impériale française, par la Johannissgasse et la Leutrastrasse, se répandant dans celles-ci, et qui, comme elle ne pouvait être logée, se logea elle-même (…)

C’est à ce moment (…) que l’auguste vainqueur  se présenta. Presque rien n’annonça son arrivée, sa présence, de sorte que rien, de notre côté, ne fut fait pour l’accueillir.  Le fardeau d’un grand jour avait maintenant quitté ses épaules, les ruines d’un royaume pourri gisaient à ses pieds. Pour nous, cela ressemblait aux ruines de notre prospérité.


[1] Danz, Johann Traugott Leberecht. Ansicht der Stadt Jena in den Oktobertagen 1806. Jena, 1809. Cité dans Hellmann, op, cit.

[2] Il s’agit de l’église Sankt-Michael.

[3] Le Camsdorfer Brücke

[4] Napoléon arriva effectivement entre 14 et 15 h.  Il sera à 16 h sur le Landgrafenberg. Il reviendra ensuite à Iéna, au château, pour repartir au bivouac du Windknollen, à la nuit tombante. (Garros, op. cit.)

[5] On pense ici à la célèbre phrase de Hegel !

[6] Du 14 octobre