Les Français en Prusse – Chapitre 9

S’il est un État en Allemagne, où l’intervention française ait été un bienfait relatif et un juste châtiment des fautes du pouvoir établi, c’est bien l’Électorat de Hesse-Cassel. Un mémoire publié dès 1807 à Leipzig par un ancien officier de l’armée hessoise contient sur l’administration civile et militaire de l’Électeur des renseignements curieux et dont on ne saurait suspecter l’impartialité, car l’auteur avait refusé d’entrer au service du nouveau roi de Westphalie.

C’était l’Angleterre qui avait, restauré, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, la fortune délabrée des Électeurs de Hesse, en louant chèrement leurs troupes pendant les guerres des Indes et d’Amérique. Guillaume, le prince régnant en 1806, avait encore augmenté beaucoup son avoir, en prêtant de différents côtés de grosses sommes à très gros intérêts. Quant à l’agriculture et à l’industrie de ses propres États, toute la part qu’il y prenait consistait en quelques avances, accordées parfois à un petit nombre de grands manufacturiers, sans qu’il leur fut jamais fait grâce d’un jour pour le paiement des intérêts ou le remboursement du capital. Comptant faire à son tour, un jour ou l’autre, quelque bonne affaire avec les Anglais, sa principale préoccupation était d’avoir toujours son marché d’hommes bien garni. Aussi tenait-il sur pied une armée hors de toute proportion avec le nombre de ses sujets ; dans ce petit État clé 500,000 âmes, près de 33,000 hommes portaient l’uniforme !

Cette armée ne lui coûtait pas, à beaucoup près, aussi cher qu’on pourrait le croire. Il n’y avait de régulièrement soldé que les troupes de ligne dites « régiments de campagne » (Feld-regimenter), dont le chiffre s’élevait à peine à 3,300 hommes. Le reste, c’est-à-dire les neuf dixièmes de l’effectif militaire, se composait des milices rurales et urbaines (Garnison et land-regimenter). Pour elles, le service militaire était un impôt, ou plutôt une obligation féodale. Elles étaient assujetties aux revues, aux exercices, s’armaient, s’équipaient à leurs frais, sans toucher aucune solde en temps de paix.

Cet électeur Guillaume était, relativement, le plus riche prince de l’Europe, et sans comparaison, le plus avare. D’après les évaluations les plus raisonnables, il possédait alors environ 50 millions. Toute son intelligence passait dans la gestion de cette colossale fortune ; hors de là, c’était un sot dans toute l’acception du terme, haïssant la France presqu’autant qu’il aimait l’or. Il s’occupait beaucoup de son armée, mais sa surveillante méticuleuse, s’exerçant exclusivement sur les détails les plus puérils de tenue et d’équipement, lui avait fait perdre ses meilleurs officiers. La plupart de ceux qui s’étaient formés dans la guerre d’Amérique avaient pris du service dans d’autres États. Il restait à l’Électeur les nobles fainéants, que personne ne s’avisait de lui disputer. En Hesse, plus encore qu’en Prusse, les hauts grades étaient occupés, presque sans exception, par les gens qui « ne s’étaient donné que la peine de naître ». Des enfants de quatorze ans, sortant d’une école militaire ou ils ne daignaient rien apprendre, sachant d’avance qu’ils n’en avaient pas besoin, faisaient leur chemin au détriment de ceux qui n’avaient d’autre titre que leur mérite personnel. Aussi les bourgeois, les marchands, étaient encore plus dédaignés en Hesse qu’en Prusse par les nobles à uniforme. Ceux-ci ne s’abaissaient à fréquenter une maison de roturier que quand il s’y trouvait quelque jolie femme, ou une caisse bien garnie. À l’exemple de leur prince, ils affichaient le plus grand mépris pour les Français. La campagne de 1805 n’avait pas suffi pour les détromper ; Ulm, Austerlitz n’étaient, suivant eux, que le résultat de la trahison.

Les sous-officiers étaient en général excellents, mais condamnés, en leur qualité de roturiers, à végéter toute leur vie dans les grades inférieurs, comme ceux de l’ancienne armée française depuis le fatal règlement de 1781. Il y avait parmi ces sous-officiers hessois, et même parmi les soldats, plus de religion, de moralité et d’instruction que chez la plupart des officiers nobles. Les fastes de l’armée hessoise, à cette époque, offrent certains détails qui semblent du domaine de la fantaisie carnavalesque. La grave question du raccourcissement des queues fut débattue pendant plus d’un an entre l’Électeur, et ses conseillers intimes. Il est vrai que le règlement qu’ils élaborèrent était un chef-d’œuvre. Tout y était prévu ; l’épaisseur de l’appendice en question, sa longueur, celle du ruban, la forme du nœud, tous les détails de la coiffure assortie, les pénalités graduées pour les négligences d’exécution de la part des inférieurs, ou le manque de surveillance des supérieurs. L’Électeur attachait une telle importance à ces détails, que les officiers, pour faciliter leur travail, avaient fini par faire inscrire ces mesures réglementaires sur leurs cannes, et la plus grande partie du temps affecté à la parade était absorbée par ces graves vérifications. Pendant ce temps, les objets les plus essentiels étaient négligés ; l’habillement. du soldat restait incommode ; le fusil, plus lourd que dans aucune autre armée, portait à peine à soixante pas, etc.

Quelques années avant sa déconfiture, l’Électeur s’était donné la satisfaction de jouer au conquérant, en prenant possession du territoire de Fritzlar, qui lui était attribué par la paix de Lunéville. D’après ses ordres, une division en grand appareil de campagne, musique en tête, envahit au beau milieu de la nuit cette paisible petite ville, réveillant en sursaut les habitants, qui ne savaient d’où leur tombait cette avalanche guerrière. Après un terrible charivari de trompettes et de tambours, on annonça à cette population effarée qu’elle avait désormais l’honneur d’appartenir à S. A. S.

Le dernier historien de Napoléon n’a pas manqué de prendre parti pour l’Électeur de Hesse. Il s’efforce de prouver que la conduite de ce prince avait été à la fois droite et adroite, digne de la gratitude du tyran, plutôt que de son courroux. Pour arriver à cette conclusion, il ne s’est pas fait faute de modifier les faits. Tout ce qu’il dit (T. III, 494 et suiv.) des relations des deux États avant la catastrophe est absolument contraire aux documents. Loin d’être resté immobile, comme le prétend son apologiste, l’Électeur ne s’était donné que trop de mouvement, pendant les premiers mois de 1806. Il avait fait les démarches les plus pressantes du côté de la France, pour être admis dans la Confédération du Rhin. Ses instances avaient été écartées par un double motif. D’abord Napoléon ne voulait pas accorder à un prince qui lui inspirait fort peu d’estime et encore moins de confiance, la majeure partie des États de son cousin de Hesse-Darmstadt, qu’il réclamait en bon parent comme condition sine qua non de son accession. Ensuite, Napoléon n’entendait pas alors se priver de la possibilité d’offrir, dans l’hypothèse d’un arrangement avec l’Angleterre, Hesse-Cassel à la Prusse en remplacement du Hanovre, sauf à dédommager l’Électeur suivant ses mérites.

Napoléon fut bientôt informé que ce prince jouait double jeu. En même temps qu’il demandait à être admis dans la Confédération projetée, il révélait l’existence de ce projet à la Prusse, prétendait. faussement que l’on voulait le faire entrer de force dans cette ligue, etc.

M. Lanfrey soutient que l’Électeur était irrévocablement condamné d’avance. A l’appui de cette assertion,. il cite un seul texte qui prouve justement le contraire. Le 30 septembre, l’Empereur confiait à son frère Louis « qu’une fois la guerre finie il le chargerait peut-être de conquérir Cassel. » Ce n’était encore là qu’une éventualité que l’Électeur aurait pu conjurer jusqu’à la veille d’Iéna, « L’Électeur, quoique essentiellement dévoué à la cour de Berlin…, n’était cependant disposé à entrer dans la carrière avec elle qu’après un heureux début…. Mais, en même temps qu’il se montrait réservé sur des actes caractérisés…, il mettait sa petite armée sur le pied de guerre, afin de pouvoir, disait-il, maintenir sa neutralité. Pour éviter des questions. embarrassantes…, son ministre en France, avait quitté Paris sous prétexte d’intérêt particulier. Les dernières communications eurent donc lieu par l’intermédiaire du ministre de France à Cassel [1]Ce ministre n’était autre que l’un des futurs historiens de Napoléon, le baron Bignon, à l’ouvrage duquel nous empruntons ces détails.  .

Les demandes de la France se réduisaient aux termes les plus simples. L’Électeur voulait- il ou pourrai t-il rester neutre ? Voulait-il se joindre à la Prusse, ou se réunir à la France ?… Il protestait que rester neutre était son plus ardent désir. Mais lorsqu’on lui demandait s’il resterait neutre malgré la volonté contraire de la Prusse, il ne faisait plus que des réponses évasives. »

Dans les derniers jours de septembre, le ministre de France fut appelé par l’Empereur à Mayence. De son côté l’Électeur ne se tint pas immobile dans sa capitale, comme le prétend M. Lanfrey : il se rendit au quartier général prussien à Weimar. Ce voyage n’avait d’autre but que d’obtenir du Roi son consentement à la neutralité de la Hesse ; l’Électeur du moins le dit à M. Bignon, qui en crut ce qu’il voulut. Lui-même allait faire de très-bonne foi la même démarche auprès de l’Empereur. Il fut autorisé en effet à conclure avec l’Électeur une convention de neutralité, à la condition que ce prince remettrait ses troupes sur le pied de paix, et ne recevrait pas celles du roi de Prusse. Bignon arriva à Cassel pour assister au passage d’un corps prussien entré de force soi-disant dans cette capitale, et pour voir le prince électoral, en uniforme de lieutenant-général prussien, aller au devant de ces troupes et en recevoir les honneurs militaires. On ne pouvait rien voir de plus doux en fait de violence. L’Électeur ne revint que la nuit suivante. Il avait fait, disait-il, un voyage infructueux : dès qu’il fut de retour, il lui arriva d’heure en heure des courriers prussiens qui le sommaient de se déclarer immédiatement pour ou contre. Pour gagner encore du temps, il envoya son principal ministre auprès du Roi. « Mais il ne tenait pas la balance égale ; car, tandis que la France lui demandait, comme condition de neutralité, de remettre son armée sur pied de paix, il complétait son état de guerre…., augmentait des forces que, dans aucun cas, il ne se proposait d’employer en faveur de la France. Le 14, il n’osait pas encore promettre de rester neutre, si S. M. P. n’y consentait pas.!…. Après la bataille, il fit ce qu’il aurait dû faire auparavant ; ses troupes rentrèrent dans leurs cantonnements ; il était trop tard, »

Le 31, Cassel fut occupé par les troupes de Mortier. Cependant, à cette date, l’Empereur n’avait pas encore pris de résolution définitive. Il ne l’avait même pas fait le 4 novembre, jour où Bignon lui rendit compte d’une dernière démarche de l’Électeur. Ce prince, devenu prodigue à force de crainte, offrait tout alors, ses places fortes, ses troupes, même de l’argent, beaucoup d’argent ! ! ! « L’Empereur, dit Bignon, me fit diverses questions sur les troupes hessoises, sur certaines qualités de l’Électeur qui ne lui déplaisaient pas… Il parla pendant quelques minutes, de façon à me donner l’espoir qu’il allait accepter… Tout à coup, s’interrompant en changeant brusquement de ton, il me dit : bah !… Brunswick, Nassau, Cassel, tous ces princes-là sont essentiellement anglais, ils ne seront jamais nos amis…. »

Deux jours après, parut le 27e bulletin, qui prononçait l’arrêt de ces princes. Ce bulletin n’était pas, comme le prétend M. Lanfrey, un tissu de fables et de basses insultes, c’était un réquisitoire sévère mais véridique. Il rappelait notamment que, « depuis bien des années, la maison de Hesse-Cassel s’enrichissait en vendant le sang de ses sujets à l’Angleterre pour nous faire la guerre dans les deux mondes »; ce qui n’était nullement fabuleux.

Ce prince, pour lequel M. Lanfrey a des trésors de sympathie, a été jugé par les écrivains anglais encore plus sévèrement que par Napoléon. L’un des plus illustres, Walter Scott, dit très-nettement que l’Électeur affectait la neutralité, dans l’attente des subsides de l’Angleterre.

On raconte que, dans sa fuite, il s’arrêta pendant quelques heures à Arolsen, chez l’un des moindres principicules allemands, celui de Waldeck. Celui-ci, en l’honneur de son hôte, avait fait mettre sous la armes les neuf hommes qui composaient toute son armée. En présence de ce déploiement de forces, l’Électeur s’écria, les larmes aux yeux : « Vous êtes bien heureux, vous, d’avoir encore des soldats ! »

Pourtant son malheur n’était pas sans compensation. Si ses États étaient confisqués, sa caisse était sauve, et prospérait dans les mains des Rothschild.


 

 

References

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1Ce ministre n’était autre que l’un des futurs historiens de Napoléon, le baron Bignon, à l’ouvrage duquel nous empruntons ces détails.