Les Francais en Prusse – Chapitre 8.
On retrouve dans quelques poésies anonymes du temps l’impression encore palpitante des événements. En général, elles expriment l’espoir d’un meilleur avenir, d’une revanche ou d’une paix prochaines. L’une des meilleures porte néanmoins l’empreinte d’une mélancolie voisine du désespoir.
Oui, si profondes qu’elles soient, les blessures de la patrie se fermeront enfin;
Les villes, les villages se relèveront de leurs ruines
Arrosées de sang, les campagnes n’en seront que plus vertes à la saison nouvelle.
Mais les morts ne se relèveront pas ; des torrents de larmes sont et resteront versés!
La génération nouvelle sera florissante, soit; mais celle-ci n’en aura pas moins souffert.
Le bonheur des fils ne ressuscite pas les pères !
Il est assez curieux de retrouver, à cette date, des vers allemands empreints de cette tendance réaliste qui n’avait trouvé de nos jours que trop d’adeptes en France. Du moins nos malheurs récents ont inspiré de plus mâles accords aux jeunes poètes. Ils ont compris que nos femmes elles-mêmes prendraient en pitié les lamentations stériles, qu’il ne s’agit pas aujourd’hui de pleurer, mais de ceindre ses reins pour la vengeance.
Voici une autre pièce, plus remarquable encore, inspirée, dit-on, par la présence de Napoléon, à un Prussien fidèle à son pays, mais subissant, dans une certaine mesure, le prestige du génie et de la gloire :
0 toi, auquel rien n’a pu résister jusqu’ici
rends-nous notre bon roi, rends-nous la paix, rends-la au monde !
Cette paix, nous 1’implorons au nom de l’humanité entière, prosternée à tes pieds.
Regarde autour de toi, grand Empereur, plus loin, par-delà tes invincibles !
En ta générosité repose l’espoir de bien des millions d’hommes.
Tu dois à ta propre gloire la modération, la pitié, comme couronnement de ta victoire.
Le vulgaire ne voit en toi que le grand capitaine ;
je pénètre plus avant dans ta pensée profonde. Mais ta destinée recèle un piège terrible!
C’est un jeu dangereux que d’édifier, comme tu le fais, le bien futur de l’humanité sur, sa souffrance présente.
Doch du hast in deinen grossen Plaenen
Menschenwohl auf menschenschmerz gebaut.
Nous ignorons si cette pièce fut composée, comme on le prétend, au moment même de l’entrée de Napoléon à Berlin. Ce qui est incontestable, c’est qu’elle se trouve à la page 257 de l’édition originale du tome premier des Vertraute Briefe, publié dès 1807, immédiatement après la conclusion de la paix.
On ne saurait donc méconnaître dans cette oeuvre d’un poète inconnu une sagacité vraiment prophétique, et les deux derniers vers expriment la critique la plus profonde qui ait jamais été faite du système politique de Napoléon.
Oui, n’en déplaise à ses détracteurs anciens et nouveaux, l’Empereur était plus qu’un grand capitaine, plus qu’un conquérant vulgaire. Il poursuivait, de champ de bataille en champ de bataille, un idéal supérieur à la gloire des armes, la destruction de la tyrannie maritime de l’Angleterre, la paix universelle sous l’influence française ! Mais il n’a pas su ou voulu comprendre qu’en vue de ce but véritablement grand, il imposait à l’Europe continentale plus de sacrifices, de souffrances, qu’elle ne pouvait présentement en supporter, et qu’il risquait une chute mortelle pour la fortune de la France identifiée à la sienne, en avançant vers son idéal par une voie trop humide de sang et de pleurs.
D’autres strophes nous montrent un vieil invalide de Rosbach, appuyé sur sa béquille, contemplant avec stupeur l’entrée du vainqueur d’Iéna. De grosses larmes s’échappent de ses yeux ; il chancelle, il tombe sans connaissance, et ne revient à lui que pour exprimer le regret d’avoir trop vécu… Ce rapprochement se présentait si naturellement aux imaginations allemandes, qu’on peut bien ne voir là qu’un tableau de fantaisie. En revanche, voici une touchante anecdote d’invalide qui parait bien authentique.
C’était à la fin d’octobre. Un officier supérieur prussien se dirigeait en voiture vers la forteresse silésienne de Glatz, quand il atteignit un piéton dont l’extérieur attira vivement son attention. C’était un homme de haute taille, conservant encore, dans un âge évidemment très-avancé, la tournure militaire, et marchant avec une vivacité juvénile. Comme il cheminait dans la même direction que l’officier, celui-ci lui offrit une place.
« Merci, dit le vétéran, je m’exerce pour reprendre l’habitude des étapes. Oh ! ne riez pas, monsieur ! j’ai quatre-vingt-quatre ans, c’est vrai, mais dans des circonstances pareilles on retrouve des forces. J’ai fait la guerre de Sept Ans ; j’ai parlé deux fois dans ma vie avec le vieux Fritz.!! Il m’a dit que je l’avais aidé à conquérir la Silésie. Eh bien ! Fritz, me voilà encore, pour aider ton petit-fils à la conserver. Et voilà pourquoi je vais à Glatz, et de là, partout où l’on pourra faire quelque-chose d’un pauvre vieux comme moi. »
La guerre de 1870 est venue trop tard ! Entre les deux rencontres, il s’était écoulé soixante-six ans, tandis que quarante-neuf années seulement séparaient Iéna de Rosbach. Les Prussiens ont tout prévu, tout calculé. Ils ont attendu, pour rentrer en lice, que tous ceux qui les avaient vaincus fussent bien morts. Ils ont laissé de plus aux sophistes de la démagogie, leurs meilleurs auxiliaires, ce qu’il fallait de temps pour fausser le sentiment public, pour entraîner une partie de la nation à renier ses ancêtres, à blasphémer contre sa propre gloire….
A propos des publications prussiennes, en prose et en vers, contemporaines de l’invasion française, nous tenons à faire une dernière remarque qui a son importance.
Tous ces écrits attestent que la nation, tout en maudissant l’imprudence de ceux qui l’avaient précipitée dans cette terrible aventure, demeurait invariablement attachée au culte du grand Frédéric et à sa famille. On comprenait, on signalait énergiquement les fautes commises, les réformes indispensables. Mais la Prusse, heureusement pour elle, était encore novice en fait d’intrigues révolutionnaires. Cette nation arriérée ne comptait pas dans son sein des patriotes assez raffinés, pour souhaiter des désastres en haine de la dynastie régnante. Les partisans les plus zélés des réformes auraient repoussé avec horreur l’idée d’exploiter cette crise pour renverser le gouvernement établi. Ils auraient trop craint d’aggraver, dans une proportion effroyable, les dangers et les souffrances de la patrie.
Napoléon quitta Berlin dans la nuit du 25 au 26 novembre. Pendant ce séjour d’un mois, il avait conquis par son génie l’admiration de ceux qui maudissaient le plus ses victoires. Tous les témoignages contemporains concourent à prouver que, dans ces premiers temps, les Prussiens lui en voulaient moins d’avoir vaincu, qu’ils n’en voulaient à ceux dont l’incapacité avait assuré son, triomphe. Ils étaient instinctivement flattés de sa visite solennelle au tombeau de Frédéric, et même de l’empressement qu’il avait mis à s’emparer de l’épée du vainqueur de Rosbach, en même temps qu’ils s’irritaient contre ceux qui avaient laissé à sa merci cette dépouille opime [1]On connaît les paroles qu’une tradition très-accréditée en Allemagne attribue à Napoléon devant ce tombeau. La persistance de cette tradition m’a été attestée personnellement, … Continue reading.
De mauvais plaisants ajoutaient que Napoléon avait d’abord mis aussi la main sur la fameuse canne du grand-homme; mais que, toute réflexion faite, il l’avait renvoyée au roi de Prusse, en lui recommandant d’en faire bon usage quand il reviendrait à Berlin.
L’enlèvement du quadrige en bronze de la Paix, qui décorait la porte de Brandebourg, avait assez vivement affecté la population berlinoise. Mais des bourgeois optimistes objectaient que cette perte, après tout, n’était pas irréparable, puisque le moule existait encore à Potsdam, chez le fondeur Jury. On a vu ailleurs qu’en Allemagne des philosophes de cette trempe, par exemple celui qui, ayant eu sa décoration arrachée en public, s’en consolait en disant « qu’il avait du ruban chez lui ».

Tous les écrits indépendants publiés à cette époque font l’éloge du gouverneur général Clarke [2]Henry-Jacques-Guillaume Clarke, 1765 – 1818. Il a été nommé gouverneur général de Berlin et de la Prusse, du commandant Hulin [3]Pierre-Augustin Hulin, 1758 – 1841 – fameux pour avoir « pris la Bastille » – il est alors commandant de la place de Berlin, de l’administrateur Bignon. Ils eurent plus d’une fois, surtout au début, à défendre les Berlinois contre les exagérations de zèle et de soumission des autorités prussiennes. Celles-ci croyaient n’en pou voir faire jamais assez pour se concilier les vainqueurs, à moins qu’on ne suppose qu’elles agissaient ainsi pour surexciter les passions et préparer un mouvement général. Par exemple, au moment de l’arrivée de Clarke, le doyen de la corporation des marchands avait adressé à ses confrères une circulaire pour les engager, d’après l’invitation officieuse du prince de Hatzfeld, à se cotiser pour offrir au gouverneur français le léger cadeau d’un million. Clarke, c’est-à-dire l’Empereur, ayant paru fort mécontent de cette attention, le prince soutint qu’il n’avait rien dit de semblable. Un peu plus tard Hulin ayant simplement ordonné la remise des armes par les particuliers, l’autorité prussienne s’empressa de faire insérer dans les journaux une proclamation portant que tout citoyen eût à livrer ses armes sous peine d’être fusillé. Le commandant s’empressa de communiquer à ces mêmes feuilles « qu’il était fort étonné que les magistrats se fussent permis d’édicter de leur chef une semblable pénalité, quand rien de sa part ne les y autorisait. » Cet officier général montrait de l’impartialité dans les contestations qui s’élevaient fréquemment à propos des logements militaires, et donnait parfois raison à l’habitant. Il se plaignait même de ce qu’on ne recourait pas assez fréquemment à lui. « On n’a pas assez confiance, disait-il, dans notre impartialité. Le soldat doit vivre, mais non s’enrichir aux dépens du bourgeois ! » Il faut rendre aux chefs des armées allemandes de 1870 cette justice qu’ils ont agi de même….,, quelquefois.
Il paraît certain, du reste, que les Berlinois eurent beaucoup moins à se plaindre dès Français eux-mêmes, que de leurs auxiliaires allemands.
« Il y avait bien de temps à autre, des demandes indiscrètes dans différents genres, mais on insistait rarement ….. Bien des familles eurent affaire à des hôtes non-seulement réservés, mais généreux. Un jour, un soldat arrive avec son billet chez un tisserand. Il trouve quatre enfants à demi nus, grelottant dans un galetas ; il fouille à l’escarcelle, donne une pièce blanche à chaque enfant et s’en va… Deux autres, adressés à une pauvre veuve, s’en allèrent de même, mais revinrent deux heures après ….. lui offrir les rations de pain et de viande qu’ils venaient de recevoir. »
Ces faits sont rapportés par un contemporain d’ailleurs fort hostile à l’invasion.
Nous retrouvons encore, sur la situation commerciale et financière de Berlin après l’occupation, quelques détails techniques qui ne manquent pas d’intérêt. Au milieu de la stagnation générale, le seul commerce des chevaux et des bestiaux donnait lieu à des affaires fort actives, mais dans d’étranges conditions. Des animaux qui, en temps ordinaire, auraient valu de 80 à 100 thalers, se donnaient couramment à 80 0/0 de perte et même davantage. On pouvait avoir pour 15 thalers des bœufs excellents ; il y en eut même un instant de vendus pour trois thalers! Cet avilissement des prix était dû à l’extrême rareté du fourrage. La place Alexandre était transformée en marché aux chevaux permanent. On pouvait aussi se procurer, pour des prix dérisoires (Spottgeld), des draps, de la toile, des habits de soie et d’autres étoffes, des montres d’or et d’argent, tristes épaves des champs de bataille. Il y eut un temps où l’on rencontrait à chaque pas dans les rues, sur les places, des groupes de vendeurs et d’acheteurs. Une partie des rations délivrées par la municipalité était revendue immédiatement à très-bas prix. Le trafic sur cet article avait pris une extension scandaleuse, il fut défendu sous les peines les plus sévères, et, suivant l’usage, ces prohibitions ne firent que stimuler les spéculateurs. Des poursuites exercées contre un négociant en vins prouvèrent que ce brave homme rachetait pour fort peu de chose à certains commissaires français peu scrupuleux une bonne partie du vin dont il avait fait payer fort cher à la municipalité la fourniture pour les troupes impériales. Condamné à la prison, il parvint à faire commuer sa peine en une forte amende. On réalisa aussi dés bénéfices scandaleux dans le commerce des bestiaux; trois riches habitants de Berlin étaient encore détenus pour ce fait, lors de la conclusion de la paix [4]La basse avidité de ces fournisseurs, qui n’étaient pas tous des Juifs, est stigmatisée dans de nombreux écrits du temps. On voit, dans une caricature, plusieurs de ces drôles, leurs … Continue reading.
Pendant cette période de guerre, le change des monnaies donna lieu aussi à un mouvement immense d’affaires. Beaucoup de riches particuliers s’en mêlaient, et plusieurs se trouvèrent amplement dédommagés ainsi des sacrifices de l’occupation. Grâce à la variété infinie des types monétaires qui circulaient alors en Allemagne, les hommes d’argent n’avaient que trop beau jeu. Une seule maison de banque, celle de Malpurg et Schulze, gagna dans les trois derniers mois de 1806 plus de 60,000 thalers. On prenait surtout de rudes revanches financières sur les militaires français qui , retournant dans leur patrie, cherchaient à échanger de l’argent allemand contre de l’or, et surtout de l’or français. « J’ai vu, dit un contemporain, échanger à i’hôtel de l’Aigle d’or, place Doenhoff, vingt livres pesant de monnaies d’argent saxonnes et autres pour 100 frédérics d’or. J’ai vu également vendre le napoléon 12 thalers en pièces autrichiennes de 20 kreutzers estimées seulement à cinq groschen (prussiens) la pièce; ce qui mettait à soixante francs environ la pièce française de vingt -francs. ». Dans cette charge à fond sur le champ de bataille de l’agio, les Juifs figuraient naturellement à l’extrême avant-garde. Le même narrateur vit un de ces hommes à longue barbe empocher, moyennant huit frédérics d’or, pour 430 thalers en papier de bons du Trésor prussien.
Au mois de mars 1807, il y eut une reprise assez énergique. En trois jours, les bons du Trésor remontèrent de 90 à 94, les billets de la Banque de 75 à 82, ceux de la Caisse maritime, de 60 à 74 %. Quelques personnes attribuaient cette amélioration au bruit alors fort répandu d’une prochaine solution pacifique. Mais elle avait une cause plus immédiate ; une somme considérable en numéraire, plus de 400,000 thalers, avait été expédiée de Francfort à Berlin, pour être employée en fonds publics prussiens. Cette opération était à la fois une action généreuse et une spéculation intelligente ; le coup d’essai magistral d’une jeune maison de Banque qui promettait beaucoup et a tenu encore davantage, la maison Rothschild Frères de Francfort, dépositaire du trésor de l’électeur fugitif de Hesse-Cassel.
References[+]
↑1 | On connaît les paroles qu’une tradition très-accréditée en Allemagne attribue à Napoléon devant ce tombeau. La persistance de cette tradition m’a été attestée personnellement, pendant l’occupation, par un officier supérieur prussien, mis inopinément en présence d’un beau portrait de Napoléon. Après l’avoir quelque temps considéré dans un recueillement muet, il me dit : Vous souvenez- vous de ses paroles au tombeau de Fritz ? Si tu vivais encore, nous ne serions pas ici ! Il n’acheva pas, mais on pouvait facilement deviner, à sa physionomie, quelle succession d’idées avait éveillé ce souvenir. |
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↑2 | Henry-Jacques-Guillaume Clarke, 1765 – 1818. Il a été nommé gouverneur général de Berlin et de la Prusse |
↑3 | Pierre-Augustin Hulin, 1758 – 1841 – fameux pour avoir « pris la Bastille » – il est alors commandant de la place de Berlin |
↑4 | La basse avidité de ces fournisseurs, qui n’étaient pas tous des Juifs, est stigmatisée dans de nombreux écrits du temps. On voit, dans une caricature, plusieurs de ces drôles, leurs paperasses à la main, faisant assaut de cour bettes autour d’un commissaire français qui les bouscule sans miséricorde. |