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Les Francais en Prusse – Chapitre 3.

Nous reprenons maintenant le récit de l’exploration des champs de bataille de la Thuringe, qui fait partie des vertraute Briefe.

En se dirigeant sur Iéna, le voyageur s’arrêta à Kahla, chez l’hôtesse de l’Homme sauvage, une robuste virago, « formée, dit-il, par les étudiants d’Iéna. » Cette forte éducation lui avait été d’un grand secours pendant une soirée qui resta le principal événement de sa vie, celle du 13 octobre 1806, où elle avait eu cinq généraux français à héberger ensemble avec toute leur suite. Ce n’était pas qu’elle eût l’embarras de les servir; ils ne se servaient que trop bien eux-mêmes, et de manière à ne laisser après eux que les quatre murs. Pour commencer, tout ce qu’elle avait de provisions était accaparé par ses hôtes ; il ne lui restait absolument rien pour elle ni les siens. Elle se débattait donc parmi cette meute dévorante de valets, de cuisiniers, de palefreniers, et faisait une si belle et si bruyante défense, qu’un des généraux, impatienté de ce vacarme, se leva de table et arriva l’épée à la main, menaçant d’embrocher cette braillarde dans sa propre cuisine. « Eh bien oui ! dit-elle, tuez-moi, tuez-nous tout de suite; cela vaudra mieux que de mourir de misère et de faim, moi et mes huit enfants ! » Le général, dont nous regrettons de ne pouvoir indiquer le nom, passa tout à coup de la colère à l’attendrissement. Il prit la main à cette pauvre femme, employa à la calmer le peu d’allemand qu’il savait. Puis, joignant heureusement l’action à la parole, il alla lui chercher lui-même un plat de sa table, et mit à la porte une bonne partie des pillards.

L’aspect des champs de bataille d’Iéna et d’Auerstaedt a été souvent décrit, et le tableau général des deux actions n’est plus à faire après M. Thiers. Aujourd’hui encore, malgré plus d’une revanche, aucun Prussien ne contemple sans une cruelle émotion la petite ville d’Iéna, couchée au pied de son fameux Landgrafenberg, qui porte maintenant pour les siècles le nom de Napoleonsberg. Le mont qui s’élève derrière Iéna se subdivise en plusieurs cimes, et c’est celle-là qui surplombe immédiatement la ville; mais elle n’est pas, comme on l’a souvent dit par erreur, la plus haute de toutes. Elle est dominée par la Windknolle, et surtout par le véritable point culminant de la montagne, le Donrberg, dont les abords furent occupés, jusque dans la matinée du 14, par les vedettes de Tauenzien. Plotho et d’autres écrivains allemands soutiennent qu’il n’aurait pas été impossible aux Prussiens de hisser, le 12 ou le 13, des canons sur ces plateaux supérieurs, et de créer ainsi un obstacle insurmontable à l’installation de Napoléon. Mais leurs généraux, dépourvus de cartes même passables, perdus dans les brouillards des vallées inférieures, et dans un brouillard moral encore plus intense, ne paraissaient pas soupçonner l’importance stratégique de cet échiquier de montagnes [1]Il n’y avait pas alors de bureau topographique à Berlin. Aujourd’hui, nous le savons par expérience, ils connaissent mieux la France qu’ils ne connaissaient alors leur propre pays … Continue reading .

A tous les moments décisifs de cette première campagne de sept jours, les Prussiens nous apparaissent, postés en contre-bas de leurs adversaires. Dans toutes les rencontres, les chefs semblent leur avoir ménagé à plaisir ce désavantage de position, qui vient s’ajouter à la fatigue des marches et contre-marches inutiles, à l’infériorité du nombre, à l’épuisement de la faim. « Tandis que l’armée française s’établit sur les hauteurs, le prince Hohenlohe va enfouir son quartier-général au fin fond de la vallée. L’un bivouaque et veille sur le Landgrafenberg ; l’autre s’en va dormir dans un bon lit au château de Capellendorf. Comment celui-là ne serait-il pas vaincu ! »

Rien ne donne mieux l’idée de la démoralisation anticipée des troupes prussiennes; que le récit de l’alerte qui avait eu lieu à Iéna dès le 11 au soir, alors que les avant-gardes françaises étaient loin encore. Écoutons un, témoin oculaire :

«Le prince allait se mettre à table.. . quand il s’éleva soudain un violent tumulte; on criait que l’ennemi n’était plus qu’à une petite lieue ! Cela était impossible, car nous avions des troupes sur toutes les routes aboutissant à là ville, et l’on n’avait aucun rapport qui concordât avec un pareil bruit. Il circula néanmoins, comme une traînée de poudre, parmi les soldats qui stationnaient autour et à l’intérieur d’Iéna, et l’effet en fut tel, que le prince fut forcé d’aller lui-même mettre le holà. C’était un désordre immense, honteux… De tous côtés on criait que les Français arrivaient en force, qu’ils avaient déjà refoulé les avant-postes… et personne, bien entendu, ne pouvait dire dans quelle direction. Sur la route de Weimar se pressait une cohue de soldats de toutes armes, prétendant aller à la rencontre de l’ennemi auquel ils tournaient le dos ! Enfin, la panique était telle qu’il fallut organiser des patrouilles d’officiers pour explorer les bois et les vignes : on prétendait que tous les alentours d’Iéna fourmillaient déjà de tirailleurs ennemis… Au bout d’une heure, on reconnut qu’il n’y avait nulle part de Français en vue, et que cette alerte provenait seulement de quelques fuyards de Schleitz et de Saalfeld [2]Bericht eines augenzeugen (récit d’un, témoin oculaire, etc.), pp. 88-90. . »

Le lendemain, le colonel de Massenbach, chef d’état-major du prince de Hohenlohe, s’en fut au quartier-général du duc de Brunswick, pour réclamer « trois bagatelles » qui faisaient défaut à Iéna ; des munitions, du pain et des fourrages. Il n’obtint satisfaction que sur le premier point ; pour le reste, l’intendant général Guionneau, auquel on le renvoya, répondit gravement qu’il était de toute impossibilité que les troupes manquassent de la moindre chose ; que toutes les mesures étaient prises, les écritures en règle, etc. Massenbach rapporta le 13 de Weimar l’ordre désastreux de rester sur la défensive du côté d’Iéna, ordre trop bien exécuté par Hohenlohe. Ce fut pour s’y conformer qu’il suspendit l’attaque du Landgrafenberg, qui avait encore alors quelques chances de succès.

L’anniversaire du 14 octobre est doublement néfaste dans les annales de la Prusse. Quarante-huit ans, jour pour jour, avant la bataille d’Iéna, Frédéric avait perdu, contre Daun, son adversaire habituel, celle d’Hochkirch, livrée sur une partie du terrain où Napoléon remporta, en 1813, la victoire de Bautzen. La position de Frédéric II à Hochkirch présente une analogie singulière avec celle de Napoléon au-dessus d’Iéna, mais le monarque prussien avait affaire à un antagoniste plus éveillé que le prince de Hohenlohe. Daun sut prendre à propos l’offensive, et délogea vivement Frédéric de la position audacieuse qu’il avait prise avec une portion de son armée, avant que le reste fût à portée de le secourir. En 1806, plusieurs officiers prussiens, s’inspirant sans doute de ce souvenir, proposaient, le 13, octobre au soir, une attaque nocturne contre les hauteurs. On objecta la fatigue des troupes, l’inconvénient de changer des dispositions déjà arrêtées et exécutées, et le général en chef alla se coucher. Il s’était mis en tête que la journée du lendemain se passerait en escarmouches insignifiantes. Cette idée était si fortement enracinée chez lui, qu’au commencement de l’action il voulait empêcher le brave général Grawert d’aller au secours de Tauenzien, assailli par des forces supérieures.

La plupart des écrivains allemands ont été impitoyables pour ce malheureux prince, et franchement on ne peut guère leur en faire un crime. Ils ont rappelé jusqu’à ses mésaventures conjugales, préludant à celles de la guerre. Ils lui ont reproché d’avoir manqué de science, de vigilance et de coup d’œil ; de n’avoir jamais compris qu’après coup les opérations de l’adversaire, si bien qu’il en était réduit, la veille et l’avant-veille de la bataille, à demander aux fuyards de Schleitz et de Saalfeld où pouvaient bien être leurs vainqueurs. Toutefois , il est juste de rappeler que douze ans auparavant ce même général avait battu Hoche à Kaiserslautern, qu’à Iéna même il montra beaucoup de ténacité et de courage, une fois l’action engagée. Il faut lui tenir compte, comme circonstances atténuantes, de ses continuels tiraillements avec le généralissime Brunswick, qu’il n’aimait pas et dont il n’était pas aimé ; de l’insuffisance de son chef d’état-major Massenbach, militaire littérateur de l’école de Mack, toujours absorbé dans ses paperasses, connaissant mieux les champs de bataille des guerres puniques, que le terrain sur lequel on allait combattre les Français.

Massenbach est l’auteur d’un ouvrage auquel nous avons fait des emprunts assez nombreux, le « récit d’un témoin oculaire de la campagne du prince de Hohenlohe », publié avant la fin de la guerre. Ce récit, important pour les faits dont l’auteur avait été le témoin immédiat, contient des erreurs vraiment inexcusables de la part d’un chef d’état-major. Il semble prouver par exemple, que le prince et Massenbach, du 10 au 14 octobre, se contentèrent d’aller et de venir dans le fond de la vallée : ni l’un ni l’autre n’eurent la curiosité de faire une reconnaissance au dessus d’Iéna [3]L’opinion que nous exprimons sur Massenbach est celle des écrivains les mieux informés. Il existe pourtant une biographie, composée du vivant de ce général, dans laquelle il est porté aux … Continue reading !

Ainsi que nous l’avons déjà dit, la conduite des Saxons auxiliaires dans cette bataille fut des plus honorables. Ils ne se séparèrent des Prussiens que pendant la retraite, en vertu d’ordres supérieurs, et alors qu’ils ne pouvaient plus que se perdre avec eux sans les sauver. Il est à regretter, pour leur honneur, qu’ils n’aient pas agi de même avec nous à Leipzig ! La cavalerie saxonne surtout, commandée par le brave général Zeschwitz, se distingua pendant les dernières heures de la bataille d’Iéna. A ce moment se rattache le souvenir d’un trait de courage saxon et de générosité française, qui eut un certain retentissement. Dans l’une des dernières charges essayées pour dégager les débris du corps de Ruchel, un des plus hardis cavaliers saxons, engagé trop à fond, se trouva cerné par des dragons de Murat. Il se défendit comme un lion, blessa plusieurs de ses adversaires. Mais enfin, grièvement atteint lui-même au bras droit, il allait périr, quand soudain l’un des dragons, le voyant chanceler, se mit à parer les coups de ses camarades en criant « Nous sommes Français ! les braves épargnent un ennemi désarmé ! » Puis il aida le blessé à sortir de la mêlée et le conduisit à l’ambulance.

Sauf les ruines de Vierzehnheiligen, incendié par les Prussiens, toute trace de dévastation avait disparu de ce champ de bataille, moins de deux ans après. Seulement, dans les prairies voisines de ce village, et sur le Sperlingsberg, où la lutte avait été si acharnée, des touffes d’herbes plus épaisses marquaient encore çà et là l’emplacement des fosses…

Iéna avait beaucoup souffert; dans la seule rue Saint-Jean (Johannisstrasse), une quinzaine de maisons étaient en ruines. Les habitants avaient eu à supporter des charges énormes, mais inévitables, de logements militaires. Il y eut beaucoup de gaspillage, mais pas autre chose. Un pamphlet publié l’année suivante sous ce titre : « Lettre de M. Viller à la comtesse F…. de Lubeek » , attribuait à l’armée française, dans cette circonstance, des excès imaginaires. Il aurait été plus vraisemblable de mettre un semblable récit sur le compte de la dame de Lubeck, car les habitants et habitantes de cette ville avaient été fort maltraités, de toutes les manières, lors de la catastrophe de Blücher.

Le facteur de la poste d’Iéna racontait avec un certain orgueil, qu’il avait eu l’honneur de passer la soirée du 13 octobre et la nuit suivante au bivouac impérial sur le Landgrafenberg, et que l’Empereur des Français avait daigné lui demander de nombreux renseignements sur la topographie du pays. Cet homme disait que Napoléon « avait l’air parfaitement tranquille, et sûr de son affaire. »


 

 

References

References
1 Il n’y avait pas alors de bureau topographique à Berlin. Aujourd’hui, nous le savons par expérience, ils connaissent mieux la France qu’ils ne connaissaient alors leur propre pays !
2 Bericht eines augenzeugen (récit d’un, témoin oculaire, etc.), pp. 88-90.
3 L’opinion que nous exprimons sur Massenbach est celle des écrivains les mieux informés. Il existe pourtant une biographie, composée du vivant de ce général, dans laquelle il est porté aux nues. Mais nous croyons qu’elle est de lui.