Les Français en Prusse – Chapitre 18
Le récit d’un Berlinois émigré, qui, après la première alerte, retournait tranquillement chez lui, donne une idée assez exacte de l’aspect général du pays, et de l’attitude des Français pendant l’occupation.
« On m’avait dit que sur la route de Francfort à Berlin, je trouverais les villages incendiés et déserts, les routes défoncées, une pénurie absolue de vivres, que je serais dévalisé par les maraudeurs. Ce fut à Francfort que je rencontrai les premiers Français ; le commandant de place fut très-poli. Nous rencontrâmes en route plusieurs régiments, des soldats isolés ; personne ne nous dit un mot. Nous étions, tant sur le siège que dans la voiture, une vingtaine de voyageurs, dont plusieurs militaires français et huit femmes, dont deux ou trois n’auraient peut- être pas été fâchées de lier conversation ; mais tout se passa avec une convenance parfaite. Nos petits officiers nobles n’auraient pas sûrement montré la même réserve. Je ne vis aucun village ruiné ou désert ; tout était dans le même état qu’avant la guerre.
La voiture s’étant arrêtée pour relayer entre Francfort et Nuremberg, personne n’osait entrer dans l’auberge, pleine de soldats français. Je me risquai bravement avec mon panier de provisions. Dans la salle des chasseurs, des dragons étaient assis autour de la grande table ; dans un coin, six paysans jouaient aux cartes, aussi tranquillement qu’en pleine paix. Les soldats s’empressèrent de me faire place, et m’invitèrent fort gracieusement à partager leur frugal repas de pommes de terre. Ce procédé me toucha si fort, que je mis ma cantine à leur disposition ; jambon, saucisson; rôti, rhum, vin de Hongrie, tout fut lestement expédié…
Tout le long de la route, je trouvai facilement à me restaurer ; je n’aperçus pas une seule vitre cassée. Quelques arbres coupés pour faire du feu, d’autres sur lesquels des soldats avaient essayé en passant leurs sabres et leurs baïonnettes, voilà les seules traces de destruction que j’aperçus. Je retrouvai ma maison comme je l’avais laissée, et la ville bien mieux tenue que je n’aurais pu le croire. Passé cinq heures du soir, on ne rencontre plus un soldat isolé ; pendant la nuit, de fréquentes patrouilles parcourent les rues, etc. »
Nous n’avons pas l’intention de prétendre que tous les Français montraient la même aménité pour le paysan, comme en fait foi l’anecdote suivante, dont s’égayèrent un moment les Prussiens, bien qu’un de leurs compatriotes y jouât le rôle de victime. Pendant un grand passage de troupes, un paysan du Brandebourg était mis journellement en réquisition pour transporter des soldats éclopés et même des officiers. Son ignorance de la langue française était profonde et son intelligence paresseuse, si bien que ses voyageurs impatientés avaient souvent recours au bâton pour se faire comprendre. Il tombe un jour, par bonheur, sur un sergent alsacien ou lorrain, et lui raconte ses tribulations. « Je vous en prie, lui dit-il, indiquez-moi un ou deux mots de français que je puisse placer à propos, pour témoigner au moins de ma bonne volonté et m’éviter des coups. C’est bien simple, répond le sergent avec un sérieux imperturbable. Toutes les fois qu’on vous demandera quelque chose en français, prenez un air aimable et dites : « Oui, b …. e » Et l’impitoyable farceur donne complaisamment à sa victime une leçon de prononciation en règle sur ces deux mots, de peur qu’on ne s’y méprenne.
Le voyageur du lendemain se trouvait être un de ces fonctionnaires peu endurants de leur nature, baptisés depuis longtemps en France du nom expressif de Riz-pain-sel. A peine installé en voiture, celui-là dit d’un ton rogue au conducteur qu’il entend être mené grand train. « Oui. b….e ! » s’empresse de répondre l’autre avec un gracieux sourire. Le commissaire, furieux riposte incontinent avec sa canne et tout le voyage, se passe, d’une part à frapper, de l’autre à répéter les deux mots soi-disant protecteurs. «Ah ! que l’homme d’aujourd’hui était méchant ! disait le soir à sa femme le pauvre diable moulu de coups. Il m’aurait sûrement assommé tout à fait, sans les deux petits mots de français que cet autre bon garçon m’avait appris hier. »
En regard de cette naïveté, plaçons un assez joli trait de finesse d’un campagnard poméranien. Des maraudeurs arrivent chez lui ; n’y voyant rien de bon à prendre, ils soupçonnent une cachette et s’en informent avec des gestes peu rassurants. « Eh oui ! dit l’homme en pleurnichant, j’avais enterré ce que j’avais de meilleur, mais vous arrivez trop tard ! Vos camarades m’ont battu si fort que je n’ai pu y tenir ! Ils ont rouvert le trou que j’avais eu tant de peine à creuser au fond de mon jardin ; ils n’ont rien laissé, comme vous pouvez voir vous-mêmes. » Les pillards furent, dit-on, dupes de ce stratagème ; aucun d’eux n’eut l’idée de sonder l’amas de terre provenant du déblai, et qui était la véritable cachette. Je ne sais si les pillards de 1870 auraient été aussi faciles à tromper.
Les faits de maraudage, nous l’avons déjà dit, étaient relativement assez rares. En voici un pourtant qui obtint les honneurs de la caricature. Un malheureux charcutier, chez lequel des traînards faisaient rafle, était parvenu à leur soustraire un jambon, en se l’attachant à la ceinture avec une ficelle et recouvrant le tout de sa houppelande. Déjà les pillards battaient en retraite, ne voyant plus rien à prendre, quand l’un d’eux croit remarquer quelque chose de gêné dans l’allure du bonhomme. Il écarte les basques du vêtement et se saisit du jambon, en s’écriant : « Bon ! pour moi ! » (Ces mots français sont la légende de la caricature).
Les premières nouvelles de Pultusk, et plus tard celles d’Eylau mirent à l’épreuve la vigilance et la fermeté des Français à Berlin. On disait l’armée impériale détruite, Napoléon fugitif : des voyageurs prétendaient l’avoir vu passer en Saxe. L’agitation fut plus vive encore à l’époque où l’on apprit que le corps de Mortier venait de lever le blocus de Stralsund, qu’il se retirait devant des forces supérieures. On colportait mystérieusement un bulletin emphatique du général russe Essen, qui, pour avoir fait replier quelques avant-postes, s’imaginait avoir lavé les affronts d’Austerlitz et d’Iéna. Déjà les gens à imagination prétendaient entendre la fusillade, du côté d’Oranienburg. Plusieurs eurent la simplicité d’aller au-devant des Russes et des Suédois, qui arrivaient, disait-on, bien à propos pour dispenser Berlin de payer son troisième quart de contribution de guerre..
Ces illusions furent bientôt dissipées par la nouvelle authentique du désastre d’Essen à Posewalk.
Nous venons de nommer encore le brave et honnête Mortier. Aucun général français n’a laissé un nom plus honoré en Prusse. Il ne se contentait pas de faire régner parmi ses soldats la plus exacte discipline ; on le vit plus d’une fois indemniser de sa poche les victimes de la guerre. Dumay, son intendant militaire, faisait souvent de même : c’est là un beau trait, et des moins communs, dans les fastes des intendances.
Pendant les derniers mois de la guerre, un supplément de contribution d’un million de thalers raviva beaucoup le patriotisme berlinois. Il y avait surtout dans l’arrêté de l’administrateur général Estève un certain article 8 qui donna de cruelles insomnies aux contribuables. Ce supplément était exigible du 30 avril au 31 mai. Ce délai expiré les retardataires étaient passibles d’une amende de deux thalers pour chacun des premiers jours de retard, de quatre pour le troisième, huit pour le quatrième, et ainsi de suite. Cette clause pénale aurait réduit la moitié des habitants à la mendicité. Mais c’était une mesure purement comminatoire; elle ne fut jamais appliquée.
Au printemps de 1807, six forteresses résistaient encore : Glatz, Neiss, Cosel, Dantzig, Graudenz, Colberg ; ces deux dernières tinrent seules jusqu’au bout. La défense de Cosel fit honneur au vieux major Neumann. Sa réponse à la sommation du brave et respectable général Deroy, commandant des troupes bavaroises, est un modèle de convenance et de fermeté. En voici les traits les plus remarquables : « Malgré toute ma considération personnelle pour Votre Excellence, je ne puis déférer à son désir. Sa Majesté le Roi de Prusse, que je respecte et que j’aime comme il le mérite, m’a ordonné de me défendre jusqu’à la dernière extrémité. Si je lui désobéissais, je serais indigne de l’estime d’un militaire aussi distingué que l’est Votre Excellence, estime à laquelle j’attache le plus grand prix. Le sort de cette place dépend des éventualités de la guerre, mais si elle doit succomber, ce ne sera qu’avec honneur…. J’ose me flatter que Votre Excellence, si bon juge en pareille matière, ne pourra qu’approuver cette réponse, et j’en serai fort heureux. Le sentiment du devoir accompli est la meilleure récompense et la vie même du soldat. » Le chagrin d’être forcé de se rendre fut épargné à cet honorable vieillard. Il mourut pendant le siège, après avoir soutenu pendant quinze jours un bombardement qui détruisit une grande partie de la ville. Depuis le mois de mars, le siége était converti en blocus. Putkammer, successeur de Neumann, fut contraint de souscrire le 18 juin une capitulation mais la paix, conclue dans l’intervalle, le dispensa d’ouvrir ses portes.
La défense de Courbière, gouverneur de Graudenz, ne fut pas moins honorable. Courbière appartenait, comme l’indique son nom, à l’une de ces famille protestantes expatriées au dix-septième siècle, dont les descendants s’efforcent aujourd’hui de faire oublier leur origine en se montrait plus gallophobes que les gens de pure race germanique [1]Nous en avons vu de fréquents exemples dans la dernière guerre..
Au dernier parlementaire qui lui fut envoyé après Friedland, Courbière répondit : « Vous dites qu’il n’y a plus de roi de Prusse. Eh bien. ! Je suis roi de Graudenz, et je ne cède pas mon royaume. » Et pourtant cela était vrai, ou bien près de l’être : Frédéric-Guillaume III n’était plus que le roi de Memel ! Sur le quai étroit et mal pavé de cette malpropre petite ville, on le voyait tous les jours se promener avec sa femme, vieillie de dix ans en quelques semaines, portant déjà l’empreinte de la maladie cruelle qui devait l’enlever quelques années plus tard, en pleine infortune, sous le coup de cette fatalité mystérieuse qui semble acharnée de tout temps après les reines trop belles. Perdue et comme abîmée dans sa douleur, Louise marchait ou plutôt se traînait, suivie de ses enfants, objet comme elle d’une pitié profonde ; enfants dont le dernier est aujourd’hui empereur d’Allemagne !!
Les patriotes prussiens fondaient de grandes espérances sur Dantzig. Ils comptaient qu’une armée anglo-russe pourrait débarquer et prendre Napoléon à revers. Aussi quand le journaliste Julius Lange annonça le premier la reddition de Dantzig dans son Télégraphe, on commença par crier au mensonge.
Ce journaliste était alors l’objet d’une réprobation générale. A l’époque de la rupture, c’était lui qui avait écrit contre la France les articles les plus furibonds. Dans les premiers moments du désastre, on l’avait vu parcourir les groupes en gesticulant et s’essayant au rôle de Tyrtée. Il gourmandait les peureux, conseillait une levée en masse, s’offrait à marcher des premiers au besoin, à ramener sur sa poitrine, comme un autre Winkelried, un faisceau de baïonnettes ennemies…. Huit jours après, lors de l’entrée de Napoléon, on avait vu ce même Lange circuler encore dans les groupes, mais pour désigner le vainqueur et stimuler les applaudissements. Ce patriote faisait depuis longtemps de l’observation politique à notre profit.
Toutes les rancunes qui s’accumulaient depuis longtemps contre lui firent explosion à propos de Dantzig. On jetait de la boue et des pierres dans son bureau, situé place du Château ; on venait y demander « pour un groschen de blagues » (c’était le prix du numéro ); un ouvrier y lança une corde en criant : Télégraphe, pends-toi ! L’intervention de la police fut plus d’une fois nécessaire pour le garantir de voies de fait, mais elle ne suffisait pas pour dissiper les rassemblements qui se reformaient sans cesse devant sa maison et sur son passage; on fit aussi sur lui des caricatures : l’une d’elles était un portrait de Lange fort ressemblant portant cette simple épigraphe : Lange ? ; comme pour demander si l’on aurait encore longtemps (lange) à supporter sa présence. Une autre représentait le diable pêchant à la ligne un Lange grotesque, mais bien reconnaissable, et s’écriant : » Pouah ! celui-là va m’empester mon enfer ! « . Cette charge eut un tel succès, que l’auteur fut mandé chez le commandant militaire ; mais il en fut quitte pour une réprimande assez douce. On protége toujours mal ceux qu’on ne peut estimer.
Dans la même occasion, Hullin se montra plus sévère pour un officier prisonnier sur parole nommé Kanacker, qui depuis longtemps affichait d’une façon par trop bruyante ses sentiments patriotiques. Il avait parié publiquement que les nouvelles de Dantzig étaient fausses. Hullin l’avait déjà engagé, dans plusieurs circonstances, à montrer plus de modération. Cette fois il lui dit : « Vous avez parfaitement le droit d’avoir votre opinion sur l’affaire de Dantzig, mais non de la manifester de manière à troubler le repos public. » Kanacker fut donc transporté en France, d’où il revint après la conclusion de la paix. Cet acte de rigueur est cité dans les écrits du temps comme exceptionnel : les Prussiens ont été moins tolérants en 1870.
Quand il ne fut plus permis de douter de cette reddition, le désappointement fut profond et la vieille réputation de Kalkreuth ne le préserva pas des soupçons les plus odieux, malgré sa longue et belle résistance. On sait aujourd’hui que cette capitulation fut la suite d’une négligence coupable du prédécesseur de Kalkreuth, négligence que celui-ci n’eut pas le temps de réparer. Ce fut l’épuisement des munitions qui l’obligea impérieusement à se rendre.
N’oublions pas, à cette occasion, un petit incident qui fit honneur au jugement du nouveau gouverneur français de Dantzig, Rapp, le même qui sut si bien défendre cette place à son tour en 1813. Un capitaine français, logé chez un négociant anglais, avait eu avec son hôte une grave altercation, dans laquelle tous les torts étaient du côté de l’insulaire, qui avait cru soutenir l’honneur de son pavillon en montrant la plus grande insolence. Rapp envoya immédiatement vingt-cinq soldats loger chez lui, et le condamna à une amende de quatre cents thalers au profit des pauvres de la ville. Cette sentence fut généralement approuvée. Ceux-là mêmes que le succès de nos armes contristait le plus en voulaient alors aux Anglais de leurs prétentions obstinées à l’omnipotence maritime, et du peu d’assistance qu’ils prêtaient à leurs alliés du continent.
Au mois de juin 1807, les armées se replaçaient presque sur le même terrain d’opérations que pendant l’hiver ; aussi elles trouvèrent tous les villages abandonnés. Les habitants de ces localités trop historiques avaient emmené dans les bois tout ce qu’ils avaient pu sauver de bestiaux à l’époque d’Eylau. Plusieurs de ces campements furent surpris et pillés par les éclaireurs des deux partis.
Les premières nouvelles d’Heilsberg, de Friedland, trouvèrent à Berlin beaucoup d’incrédules. L’annonce de la suspension d’armes ne suffisait pas encore pour les convaincre; ils se retranchaient à prétendre que cette trêve avait été sollicitée par Napoléon vaincu. Bientôt pourtant la vérité se fit jour, et alors il n’y eut pas assez d’imprécations contre Bennigsen. On l’accusa de trahison, d’incapacité, d’inertie. On raconta qu’il avait passé tranquillement toute la journée hors de portée du canon ; que des officiers russes d’état-major, logés à Friedland avaient annoncé d’avance à leurs hôtes la défaite comme inévitable, grâce aux mauvaises dispositions du général en chef.
Il y avait du vrai et du faux dans ces reproche. De l’examen approfondi de cette bataille mémorable, il ressort que la résolution prise par Bennigsen de déboucher en masse sur l’autre rive de l’Alle dans la nuit du 13 au 14 était relativement bonne : que l’affaire aurait pu tourner mal pour nous, s’il n’avait ensuite commis la faute considérable de se laisser contenir jusqu’à midi, par des forces inférieures de près des deux tiers à celles dont il disposait. Il est vrai que les vingt et quelques mille Français qui soutinrent cette lutte contre soixante-quinze mille Russes étaient des soldats d’élite commandés par Lannes, et que celui-ci avait pour auxiliaires Oudinot et Grouchy, qui accomplirent de vrais prodiges dans ces heures décisives. Leur résistance habile autant qu’héroïque fit illusion à l’adversaire, et laissa à Napoléon le temps d’arriver. Mais il était temps ! et s’il n’avait pas eu de pareils lieutenants pour faire face au « péril qui grandissait dans la plaine de Friedland », il serait arrivé trop tard. Napoléon ne croyait pas même d’abord à un pareil coup de boutoir du Russe, à cause des conséquences que cet élan téméraire ne pouvait manquer d’avoir, du moment où l’armée française serait concentrée. Il ne pouvait admettre d’abord que son ennemi lui fit si beau jeu. Les premiers messages d’Oudinot avaient été accueillis avec un peu d’incrédulité. Il en envoya six coup sur coup : « Dites à l’Empereur que mes petits yeux y voient bien ; que c’est toute l’armée russe… En ce moment les masses russes, arrivant en colonnes, semblaient une forêt mouvante à l’horizon [2]Derode, Nouvelle relation de la bataille de Friedland, p. 36. L’auteur de cet excellent travail, publié en 1839, s’est aidé des souvenirs de plusieurs des acteurs principaux de ce grand … Continue reading. »
Cette incrédulité, qui retardait la concentration, était encore une chance pour le général russe. Combien de grands capitaines ont perdu des batailles, pour avoir hésité quelques instants à admettre la réalité d’un mouvement par trop téméraire !
En abordant Oudinot, l’Empereur lui dit : « Je vous amène l’armée; elle me suit. » Puis, parcourant des yeux la plaine noire de combattants, il cherchait la rivière cachée par les mouvements du terrain.. « Où est donc l’Alle ? demanda-t-il. Là, dit Oudinot en étendant le bras derrière l’ennemi. Je lui mettrais le c… à l’eau, si j’avais du monde, mais j’ai usé mes grenadiers. » Dans ce moment il n’avait plus d’autre réserve qu’un bataillon de garde près des munitions. Le reste, étendu en mince rideau devant l’ennemi, eût été percé comme une toile d’araignée, suivant l’expression d’Oudinot lui-même, si l’ennemi avait attaqué à fond …… En le quittant, Napoléon lui dit une de ces paroles qui récompensaient alors au centuple de toutes les fatigués, de tous les périls: « Je savais que partout où vous étiez, je n’avais à craindre que pour vous. »
La concentration était faite; toutes les chances nous revenaient ; l’ennemi allait payer chèrement tant de circonspection après tant d’audace. On sait que sa défaite fut surtout rendue désastreuse, par la prise de Friedland. Là, ce fut Ney et Dupont qui se couvrirent de gloire ; ce dernier surtout. C’est là qu’il aurait dû mourir !
Une cérémonie imposante eut lieu, à l’occasion de l’armistice, dans l’église catholique de Berlin. Les autorités prussiennes et françaises en grande tenue assistèrent à l’exécution du Te Deum de Graun, dirigée par le maître de chapelle Righini. L’émotion était profonde, chez les vainqueurs comme chez les vaincus. Plusieurs de ceux-ci, accablés, fascinés par cette nouvelle manifestation du génie militaire de l’Empereur, disaient tout haut qu’un tel homme serait nécessairement généreux : qu’il comprendrait que la modération, la clémence étaient le seul couronnement digne de sa gloire. Quelques obstinés soutenaient encore que cette demande d’armistice n’était qu’une ruse de guerre d’Alexandre. Mais les faits les réduisirent bientôt au silence. L’opinion fut alors un moment moins défavorable aux Français qu’aux Russes et aux Anglais. Toutes les classes de la population entrevoyaient avec joie la fin d’une guerre constamment malheureuse.
Le 19 juillet, il y eut à Berlin un nouveau Te Deum, spectacle gratis et illuminations, le tout par ordre supérieur, pour la conclusion de la paix. Il était défendu de crier : Vive Frédéric- Guillaume ! ce qui parut de mauvaise augure aux hommes clairvoyants pour les conditions du traité. Le palais du Roi, désert et sombre, contrastait péniblement avec les pyramides de lampions qui décoraient d’autres édifices.
Dès le lendemain, on sut à peu près à quoi s’en tenir sur les conditions : la superficie du royaume, que l’annexion éphémère du Hanovre avait portée un moment à 6047 lieues carrées, retombait à 2668 ! Plus d’un habitant regretta d’avoir trop brillamment illuminé la veille. C’eût été le cas, disait-on, d’imiter ce cordonnier de Stockholm, également forcé de prendre part à un simulacre de réjouissance à propos d’une paix honteuse. Il avait installé sur sa fenêtre un méchant lumignon enveloppé d’un papier huilé afin d’amortir autant que possible la lumière, et portant cette épigraphe : « telle paix, telle illumination. »
La ville de Königsberg, occupée par le maréchal Soult après la bataille de Friedland, subit pendant un laps de temps assez court les charges de l’invasion, mais elle ne perdit rien pour avoir attendu ! Tandis que le peuple s’amusait des petits jardins que les soldats campés dans les faubourgs arrangeaient autour de leurs baraques, les bourgeois n’avaient nul sujet de rire. La ville avait été frappée d’une contribution militaire de vingt millions, réduite à huit par suprême faveur. Cette exigence donna lieu, du 16 juin au commencement d’août, à une série de publicanda, placards des plus désagréables, émanant de l’autorité municipale. Ces magistrats avaient absolument perdu la tête. Ils accumulèrent les tentatives les plus malencontreuses : taxes extraordinaires sur les mobiliers, les loyers, sur les revenus évalués approximativement, menaces d’exécution militaire, et ne purent réaliser néanmoins qu’une faible partie de la somme. L’intendant général Daru, probe mais inexorable, répétait que le corps d’occupation ne se retirerait qu’après parfait paiement de la contribution, ou du moins quand ce paiement serait suffisamment garanti. Les principaux négociants, finirent par donner caution ; mais, dans cet intervalle, les dépenses, faites par la ville pour l’entretien de Soult et de ses soldats s’élevèrent à des sommes fabuleuses.
Dans ces jours de consternation et de deuil universels, les ministres de l’Évangile étaient souvent entraînés à faire dans leurs sermons des allusions fréquentes aux malheurs publics, ou même les prenaient pour texte principal d’allocutions pieusement consolatrices. L’une des pièces les plus remarquables de ce genre a pour auteur le révérend Sack, prédicateur de la cour. Il fit imprimer à Berlin, dès le mois d’août 1807, cette allocution que l’état de sa santé, disait-il, l’avait empêché de prononcer. On y trouve des passages éloquents, et plus d’une considération aussi bien applicable à la France d’aujourd’hui qu’à la Prusse de ce temps-là. « En thèse générale, dit-il, nous devons sans doute nous abstenir de mêler la politique à la prédication, mais aujourd’hui c’est notre droit et aussi notre devoir d’aborder le douloureux sujet qui absorbe toutes les pensées,… Pendant ces terribles jours, autour de nous aussi bien qu’au dedans, tout a été bouleversé. Les événements ont confondu toutes les prévisions de la sagesse humaine, de l’égoïsme humain : les gens les plus calmes, les plus froids, ont ressenti une véritable commotion électrique, quand s’est effondré si subitement le majestueux édifice qui nous abritait tous… Il est pourtant des hommes, heureusement en petit nombre, des gens égoïstes ou idiots, qu’on a vus demeurer impassibles au milieu du commun désastre, comme s’il s’était agi d’histoires du temps passé, ou d’événements accomplis dans des régions lointaines. On en cite même qui auraient ressenti une joie impie de malheurs qu’ils exploitaient ces hommes-là, je les évite, et j’évite aussi d’en parler… Pendant plusieurs mois, nous avions tous la fièvre et ne vivions que par la fièvre. Cet état de surexcitation ne saurait finir du jour au lendemain, ainsi qu’il a commencé. Il en est de nos armes profondément troublées, comme des flots qui longtemps encore s’agitent après que la tempête a cessé…; comme d’un convalescent dont l’organisme demeure longtemps débile, le système nerveux singulièrement irritable, bien que la maladie ait disparu… Au sortir de pareilles crises, un régime est aussi nécessaire aux âmes… »
Le révérend rappelle que ces catastrophes ont donné lieu à un débordement effroyable de jugements téméraires. « On se croyait permis de tout dire, de tout écrire. Les personnes les plus éloignées des événements, les moins renseignées, les moins capables d’en juger étaient précisément celles qui raisonnaient de la façon la plus tranchante sur ce qu’on avait fait et ce qu’on aurait dû faire. On ne voulait voir partout que trahison, lâcheté; on enveloppait dans une réprobation commune les innocents et les coupables. Il semblait que notre légitime douleur trouvât quelque soulagement dans ces explosions d’aveugles colères… Mais ces premiers emportements sont passés; la lumière commence à se faire, et déjà bien des événements nous apparaissent sous un jour tout nouveau… Soyons donc plus circonspects dans nos jugements sur les hommes qui ont figuré dans cette malheureuse guerre ; soyons-le pareillement dans nos appréciations sur l’état de choses actuel. Tel qui disait naguère : il est impossible que nous succombions jamais, dit aujourd’hui qu’il est impossible que nous nous relevions, que pour jamais c’en est fait de notre bien-être comme de notre honneur. Ainsi naissent fatalement de la prospérité la présomption aveugle, de l’adversité l’aveugle désespoir ! »
Le prédicateur donne en passant une atteinte aux libres penseurs de son temps. « Parmi les hommes dont ces calamités récentes ont égaré le jugement, il n’en est pas de plus insensés, de plus coupables, que ces sceptiques obstinés, qui persistent à ne voir dans de tels événements que l’effet du hasard, de la force brutale ou de combinaisons purement humaines. Laissons-les se consoler, s’ils le peuvent, avec leur prétendue philosophie. » Pour lui, il voit dans ces grandes douleurs publiques et privées le châtiment mérité de l’affaiblissement des croyances religieuses, du relâchement général des mœurs. « Une nation, dit-il, peut à la fois se civiliser et se corrompre ; nous en sommes bien la preuve !.. Il y a encore parmi nous, sans doute, des familles pieuses, honnêtes, patriarcales : il en est dans les provinces et jusque dans la capitale, mais en vérité, ce n’est plus l’esprit du temps ! L’esprit du temps, c’est l’abjuration effrontée de tous les devoirs de l’homme envers ses semblables, aussi bien qu’envers Dieu : c’est l’égoïsme qui étouffe tout sentiment patriotique; c’est l’indifférence pour le vice et la vertu, c’est une ardeur effrénée, bestiale pour les jouissances sensuelles …. Peut-être ne verrez-vous dans cette appréciation que la plainte d’un vieillard morose : peut-être m’accuserez-vous de ne pas rendre assez de justice aux bons sentiments qui persistent encore parmi plusieurs d’entre nous. Qu’importe ? je crois remplir un devoir en disant, sans ménagement aucun, ce qui dans l’ensemble me parait être la vérité. Je m’en rapporte à tous ceux qui voudront étudier sans parti pris les tendances de la génération présente. Ils diront sûrement avec moi que, sans une réforme morale complète, rien ne pourra être sauvé de ce qui peut l’être encore [3]Dr Sack, Ein Wort der ermunterung, etc. Berlin, 1807. M. Veuillot nous dit aujourd’hui précisément les mêmes choses, d’une façon plus acérée. Il y a aussi de fort beaux élans du … Continue reading ! »
Il finit en exprimant l’espoir que, malgré tout, la Prusse pourra bien redevenir ce qu’elle a été; prédiction vérifiée et dépassée, hélas ! par l’événement. Mais ce revirement prodigieux de fortune est-il en effet la suite et la récompense d’une véritable régénération ? Ne s’agit-il pas ici, au contraire, d’un de ces triomphes iniques, permis pour aboutir bientôt à quelqu’une de ces chutes d’autant plus profondes et bruyantes, par lesquelles Dieu se justifie ? C’est ce que nous dira l’avenir [4].. tolluntur in altum,
Ut lapsu graviore ruant…...
La paix de Tilsitt, glorieuse en apparence, contenait des germes de destruction qui devaient fatalement se développer plus tard. Le système de guerre à outrance, qui récemment nous a été si funeste, l’avait été bien davantage à la Prusse. On pouvait essayer sur elle l’effet de la clémence. On pouvait aussi la détruire, et l’événement a prouvé que c’eût été le meilleur parti. Napoléon préféra un moyen terme ; il ne lui laissa qu’une existence sans honneur, l’accabla de sacrifices d’argent et de territoire… Six ans plus-tard, il devait chèrement expier cette faute politique, l’une des plus graves de son règne.
En résumé, l’étude de ces documents de source allemande prouve que l’occupation française de 1806, prise dans son ensemble, fut moins pénible, moins répugnante, que n’a été la récente occupation prussienne. On y remarque plus de spontanéité dans le bien comme dans le mal; plus de mouvements généreux. On y chercherait en vain la rapacité systématique, réfléchie, des envahisseurs de 1870. Tous aujourd’hui nous aspirons à la vengeance, « ce fruit amer et délicieux qui mûrit si tard ! » Cette vengeance, ils l’a redoutent, ils la prévoient ; leur attente ne sera pas trompée ! Mais nous avons beau nous promettre d’être impitoyables à l’heure de la revanche ; nous pourrons les vaincre encore, nous ne saurons jamais exploiter comme eux la victoire.
FIN
References[+]
↑1 | Nous en avons vu de fréquents exemples dans la dernière guerre. |
---|---|
↑2 | Derode, Nouvelle relation de la bataille de Friedland, p. 36. L’auteur de cet excellent travail, publié en 1839, s’est aidé des souvenirs de plusieurs des acteurs principaux de ce grand drame militaire encore vivants à cette époque, et reproduit souvent leurs expressions. M. Thiers ne s’est pas contenté de faire à cet important opuscule de larges emprunts; il le cite nominativement avec éloge. On sait qu’il fait rarement cet honneur aux écrivains français. |
↑3 | Dr Sack, Ein Wort der ermunterung, etc. Berlin, 1807. M. Veuillot nous dit aujourd’hui précisément les mêmes choses, d’une façon plus acérée. Il y a aussi de fort beaux élans du même genre dans une pieuse allocution du Rév. Blühdorn, ministre à Magdeburg, imprimée en 1807 dans cette ville. Toutes ces brochures sont introuvables aujourd’hui. |
↑4 | .. tolluntur in altum, Ut lapsu graviore ruant….. |