Les Français en Prusse – Chapitre 14

Dès qu’on eut acquis la certitude que les Français avaient abandonné Eylau, quelques curieux partirent avec l’avant-garde russe, qui se reportait dans cette direction.

« Amis et ennemis, dit l’un d’eux-, semblaient s’être concertés pour nous faire connaître l’horreur de la guerre. Dans les environs de Königsberg, c’était surtout nos alliés que l’on maudissait. Les Russes avaient saccagé les habitation pour entretenir leurs feux, consommé ou gaspillé les provisions des paysans, arraché les couvertures de chaume, pour la litière des chevaux. »

Dans leur démonstration sur Königsberg, les Français n’avaient pas dépassé le village de Jessau. Les éclaireurs de Murat, installés dans la maison du pasteur qui avait pris la fuite avec ses ouailles, n’y trouvant pas assez de combustible, avaient fourragé la bibliothèque, et fait un terrible auto-dafé de théologie protestante. Les gens de Königsberg, arrivant à leur tour dans ce logis, entendirent des gémissements qui semblaient venir du ciel, et découvrirent dans les combles une femme paralytique à demi morte de faim. C’était la sœur du ministre, que son infirmité avait empêchée de l’accompagner dans sa fuite. N’osant faire du bruit ni appeler du secours tant qu’elle entendait parler une langue étrangère, elle avait vécu pendant plusieurs jours d’une poignée de farine et d’un peu d’eau qui se trouvaient à sa portée. Les voyageurs firent part de leurs provisions à cette infortunée et « virent passer un éclair de joie dans ses yeux pleins de larmes ».

Bientôt l’aspect des lieux où l’on s’était battu avec le plus d’acharnement vint mettre leur sensibilité à de plus rudes épreuves. Le village de Klein Sausgarten, tour à tour enlevé aux Russes par les Français, à ceux-ci par les Prussiens qui finirent par le reperdre, n’était plus qu’un monceau de ruines. La ville d’Eylau, où nul secours n’était encore parvenu, offrait plus d’une scène digne du burin de Callot.

« Les misères et malheurs de la guerre » étaient là en plein relief. Le pain, la viande, le vin, la bière, le tabac (objet de première nécessité dans cette froide région) faisaient absolument défaut. Des figures haves, déguenillées, pareilles à des ombres, vaguaient par les rues. Cette ville avait été, comme on sait, prise d’assaut sur les Russes, la veille de la grande bataille. Pendant plusieurs jours, il était resté des morts dans la plupart des maisons ; et l’on y respirait encore une odeur infecte. Il en était de même, à plus forte raison, de l’église, naguère transformée en ambulance et témoin de tant d’agonies. Nos voyageurs, munis de mouchoirs fortement imbibés de vinaigre, se hasardèrent dans cette enceinte désolée. Les boulets russes avaient percé à jour toute la partie de l’édifice tournée vers le cimetière, ce cimetière lugubre entre tous, qui vit en peu d’heures plus de morts entassés à sa surface, qu’il n’en avait reçus dans son sein pendant une longue suite de siècles. On prétendait que Napoléon avait abandonné Eylau à la merci du soldat, interdisant seulement le meurtre, le viol et l’incendie. Cette assertion nous parait controuvée. Le combat livré dans la ville le 7 au soir, l’alimentation des feux pour tant de troupes concentrées dans un espace si restreint, suffisent pour expliquer les dévastations. Toutefois, là comme ailleurs, on avait dû tolérer bien des désordres pendant l’effervescence du combat.

Presque toutes les maisons avaient été reconstruites en pierre à la suite d’un grand incendie qui avait eu lieu en 1803. Aussi le feu, mis plusieurs fois par l’artillerie russe dans la journée du 8, avait fait peu de dégât parmi ces constructions nouvelles. En revanche, il n’en subsistait plus guère que les quatre murs armoires, boiseries, portes, fenêtres, tout ce qui était de bois avait été disloqué, arraché. Sur ce sol trempé de sang et de larmes, la guerre, niveleuse impitoyable, avait installé l’égalité du dénuement. Riches et pauvres mordaient uniformément au même pain noir, un pain, que toutefois les Parisiens les plus opulents eussent envié peut-être, soixante-trois ans plus tard ! Tous ces habitants d’Eylau buvaient la même neige fondue, bourraient à l’envi leurs pipes de feuilles de houblon. Toutes les vaisselles étaient en miettes ; ces infortunés ne possédaient plus, en fait de vêtements, de chaussures, que ce qu’ils portaient au moment de leur fuite, ou ce qu’ils avaient enlevé aux morts. Il y a, dans la relation que nous avons sous les yeux, un mot qui peint avec une naïveté terrible l’état de cette population. « En quittant ces malheureux, la vue du champ de bataille fut pour moi un soulagement. Là, du moins, personne ne souffrait plus. »

C’était pourtant ce même champ de bataille dont l’aspect avait arraché à Napoléon l’exclamation célèbre : « Voilà un spectacle fait pour inspirer aux princes l’amour de la paix [1]La Correspondance, nous fournit encore un témoignage non équivoque de l’impression que ce spectacle avait produit sur Napoléon. C’est la note olographe (circonstance unique à cette … Continue reading »

L’horreur de cette scène, dont le tableau de Gros a immortalisé le souvenir, s’était plutôt renforcée qu’amoindrie dans les premiers jours. Pendant la revue funèbre du lendemain de la bataille, une réaction pareille au souffle de la vision d’Ezéchiel se manifestait sur le passage de I’Ernpereur. Les moribonds se soulevaient pour l’acclamer une dernière fois : encouragés par sa présence, les chirurgiens faisaient à leur tour preuve d’héroïsme – ils quêtaient vaillamment la vie parmi les cadavres, surprenaient les derniers battements de pouls, les dernières respirations; disputaient corps à corps des victimes à la destruction. Huit jours plus tard, la mort seule régnait en souveraine dans ces parages, où pour la première fois l’hiver, auxiliaire fatal des Russes, s’était sérieusement essayé contre nous. Tout le terrain entre Eylau et Schmoditten, où la division Augereau, surprise et aveuglée par un ouragan de neige, était venue s’échouer contre les batteries russes et se faire écharper à bout portant, où l’effort suprême de Murat avait vengé et presque réparé cette catastrophe, était jonché de cadavres d’hommes, de chevaux, de débris d’armes, de tambours, de roues brisées. Çà et la, dans les parties ravinées, un linceul de neige voilait à demi ce hideux chaos.

« Je trébuchais dans un de ces creux, dit le narrateur ; en cherchant à me retenir, ma main se trouva en contact avec quelque chose de plus froid que la neige,, le visage d’un mort ! »

Dans cette vaste étendue, quelques rares objets semblaient seuls en mouvement: c’étaient des soldats russes, des juifs, chacals à face humaine, en quête des dernières épaves, ferrures, boutons d’uniformes, capucines en cuivre des fusils.

L’auteur de cette relation fut témoin de deux incidents, l’un burlesque, l’autre absolument tragique. Deux soldats suivaient à pas de loup un juif fort absorbé dans sa recherche ; quand il eut récolté un ample butin, ils l’assaillirent, vidèrent ses poches et lui administrèrent une volée pour l’engager à se taire. Ce procédé est à peu près celui qu’emploient, aujourd’hui les Bushrangers d’Australie, qui trouvent plus commode de détrousser les mineurs au retour des placers, que de travailler eux-mêmes à l’extraction de l’or. Seulement ces amateurs tuent généralement ceux qu’ils volent, pour mieux s’assurer de leur silence.

L’autre incident est une de ces rencontres providentielles qui devraient faire réfléchir les libres penseurs. La plupart des morts étaient couchés la face contre terre; il fallait par conséquent les retourner pour arracher les boutons de l’uniforme. Un des soldats les plus acharnés à cette quête poussa tout à coup un cri terrible, et se jeta à corps perdu sur le cadavre que maniaient ses mains sacrilèges, et dont ses regards venaient de rencontrer le visage livide. On l’entendit proférer ces mots entrecoupés de sanglots : moy brat ! Le mort qu’il dépouillait était son frère.

Ce même champ de carnage avait été honoré, le lendemain de la bataille, par un trait de dévouement conjugal qui eut un grand retentissement, et donna aux Allemands une haute idée de la fidélité des dames françaises. La femme de l’un des colonels du corps d’Augereau n’avait pas voulu se séparer de son mari : d’étape en étape elle l’avait suivi, et s’était installée le 7 au soir dans une maison d’Eylau, où il devait lui faire parvenir de ses nouvelles. Elle resta là, en proie à une anxiété croissante, pendant toute la bataille du lendemain. La nuit était venue, la terrible canonnade avait cessé, la pauvre femme attendit vainement toute la soirée , toute la nuit ! Aux premières heures du jour elle courut à l’église, puis partout où l’on avait déposé des blessés; toutes ses recherches furent vaines. Alors, se sentant veuve, mais soutenue par l’espoir de retrouver au moins le corps de son bien-aimé, elle se lança dans l’horrible champ de bataille, recommençant, à huit siècles de distance, la recherche ardente et désespérée de l’amante du roi Harold dans la plaine d’Hastings. Elle allait au hasard, trébuchant à travers la neige, les équipages disloqués, les monceaux de morts, quand  la pitié de Dieu amena vers elle un officier qui put lui indiquer la direction dans laquelle le régiment de son mari avait donné et péri. Enfin après plusieurs heures d’investigations parmi des cadavres déjà dépouillé, elle trouva celui qu’elle cherchait. La figure était déjà si altérée, qu’elle ne l’eût pas reconnu, sans une ancienne cicatrice qu’il avait à la poitrine. Elle craignait tant de ne jamais le revoir, même en cet état, que cette découverte lui inspira une sorte de joie amère, et lui donna la force de regagner la ville, portant, on plutôt traînant à elle seule son précieux fardeau. Nul, en effet, ne l’aidait dans sa tâche funèbre, chacun n’avait souci que de ses propres maux… Cette femme, héroïque fit embaumée son mari et le rapporta dans sa patrie. « Je n’ai plus, disait-elle, d’autre bonheur à espérer que celui de ne pas longtemps lui survivre… »

L’authenticité de cette histoire paraît incontestable. Elle fut insérée dans plusieurs journaux de Berlin de février et mars 1807, notamment dans l’Ami de la maison, peu suspect de partialité à notre égard, puisque les rédacteurs de cette feuille furent punis quelque temps après de quinze jours de prison, pour avoir publié des nouvelles qui nous étaient défavorables. L’histoire de la veuve du colonel X… se retrouve dans plusieurs publications du temps ; elle eut même les honneurs d’une gravure malheureusement fort médiocre. Ce fait doit évidemment se rapporter à l’un des trois colonels cités dans le Bulletin d’Eylau, Lacuée, Lemarois et Bouvières [2]Les tristes annales de la guerre de 1870 fournissent un trait peut-être plus admirable encore : celui de cette pauvre femme, de cette mère qui, n’ayant plus de nouvelles de son fils depuis … Continue reading.

Nous trouvons encore dans d’autres récits contemporains quelques détails consolants. Nous y voyons que le lendemain de la bataille et les jours suivants, nos soldats avaient secouru de tout leur pouvoir les habitants d’Eylau. On vit plus d’un Français partager ses rations avec des gens dont il avait peut-être saccagé la demeure dans les premiers moments. Ces réactions généreuses ne sont pas rares, Dieu-merci, dans notre histoire militaire. Elles se rencontrent moins fréquemment dans les fastes d’autres armées, où tout, même les actes de destruction les plus odieux, s’exécute méthodiquement, mécaniquement, par l’effet d’une consigné.

Des secours arrivèrent bientôt de Königsberg. Cette fois encore, la princesse de Solnis eut les honneurs de l’initiative; ce furent ses gens qui apportèrent à Eylau le premier convoi de vivres et d’habillements.

Un mois après, il restait encore des cadavres à enterrer de toutes parts. Dans les environs d’Eylau, comme dans ceux de Pultusk, on rencontrait à chaque pas des carcasses de chevaux… La plupart de ceux des paysans avaient été mis en réquisition pour les charrois, et ne, revinrent jamais. A peine de retour dans leurs maisons dévastées, les habitants d’Eylau avaient eu à supporter de nouvelles charges de logements militaires de la part des Russes. La malaria, la disette ou la mauvaise qualité de la nourriture, les peines morales venant à s’ajouter aux souffrances physiques, développèrent dans la contrée une épidémie qui emporta un quart de la population.

Le récit d’un dernier voyageur qui visita le pays dans l’été de 1808 amortit un peu ces tristes impressions.

« Je m’attendais, dit-il, à ne rencontrer que champs incultes, villages incendiés ou déserts, amas de squelettes… La plupart de ces hideux vestiges ont disparu, sauf quelques tumuli significatifs. Cette plaine, où tant d’hommes ont péri, a repris son aspect ordinaire. Seulement, à Eylau et dans les villages les plus voisins, on voit encore çà et là des traces d’incendie, de boulets, quelquefois aussi la carcasse d’un cheval, dans laquelle la fracture des os indique l’endroit où la pauvre bête fut frappée… « 

Les récits des souffrances endurées par les gens d’Eylau avaient circulé dans toute la Prusse ; aussi le voyageur s’attendait à jeûner et à coucher sur la dure. Il fut agréablement surpris de trouver un excellent repas et un bon lit dans l’hôtel tenu par la veuve du bourgmestre Janotzk. C’était là qu’avait logé Napoléon, ce qui n’avait pas empêché le pauvre bourgmestre de mourir des suites d’un refroidissement qu’il avait attrapé en courant jour et nuit, dans le plus simple appareil, chercher des chevaux pour le service de l’artillerie.

Ces récits contemporains de la campagne d’hiver nous suggèrent encore une remarque utile. Les événements militaires y sont généralement appréciés avec plus d’impartialité qu’ils ne le furent plus tard, quand à l’humiliation de la défaite se joignit le ressentiment des mutilations de Tilsitt. Ainsi, bien que fiers du rôle joué dans la Soirée du 8 février par le corps de Lestocq, les Prussiens les plus sensés se refusaient à admettre que Benningsen aurait pu prendre sa revanche le lendemain avec le concours de ce général. Ils faisaient observer que d’après le rapport même de Lestocq, l’armée russe était à la fin du jour dans un désarroi complet, car Bennigsen, en sachant bien l’arrivée du corps auxiliaire prussien, ne lui avait envoyé aucun ordre. C’était de lui-même que Lestocq avait exécuté l’attaque sur Kuschitten, qui interrompit le mouvement décisif de Davout, et sauva les Russes d’une entière destruction.

Benningsen était jugé sévèrement, non-seulement par les Prussiens, mais par ses propres soldats. On lui reprochait sa mollesse, sa subordination absolue aux volontés de sa femme, qui « le tenait captif sous sa pantoufle » ; n’étant occupée, disait-on, qu’à le détourner de toute résolution énergique, comme de tout endroit périlleux, lui représentant sans cesse qu’il en avait fait assez pour sa gloire.

« C’était un Fabius, disaient les érudits, mais un Fabius malavisé, dont les temporisations avaient au contraire tout perdu.

Fabius cunctator cunctando restituit rem,
Benninisen cunetator cunctando perdidit rem,

Ce n’est pas lui, disait-on encore, qui a fait obstacle au génie de Napoléon à Pultusk, à Eylau ; c’est la bravoure opiniâtre des Russes; c’est surtout ce dégel imprévu qui, après la bataille de Pultusk, avait effondré toutes les routes, intercepté les convois…  »

Mon père, qui avait fait cette campagne, m’a parlé bien souvent de ce terrible dégel. Sur certains points, la terre était si profondément détrempée que les éclaireurs des deux parties restaient parfois immobiles en présence les uns des autres, embourbés jusqu’aux aisselles. Le ravitaillement était devenu aussi impossible que les opérations de guerre. La garde elle-même eut pour la première fois à souffrir de la faim. Mon père se souvenait d’avoir vu, dans je ne sais quel château, le grand écuyer (Caulaincourt) grimpé sur un piano en manière d’estrade, procédant à la distribution d’un sac de pommes de terre, avec lequel il fallait contenter deux bataillons de grenadiers. On racontait que le matin, passant en revue ces grognards plus renfrognés que jamais, l’Empereur leur avait dit en désignant les fameux bonnets à poil :

« Vous voudriez bien que tout cela ne fut que marmites ! – Et quand ce seraient des marmites, répliqua l’un d’eux, est-ce que nous avons quelque chose à….. mettre dedans ? »

Les ressources étaient à peu près nulles dans ce pays naturellement pauvre et déjà épuisé par les passages des Russes. Il n’était resté dans les chaumières, de ce côté, que des vieilles femmes qui, à toutes les demandes des soldats, répondaient invariablement nimâ ! mot équivalent au célèbre nix ! (nichts, rien), si souvent répété chez nous en 1870.

Les officiers envoyés en mission d’un quartier à l’autre avaient à subir, dans les traversées de forêts, l’escorte de loups affamés. sur lesquels on n’osait faire feu, crainte d’attirer d’autres animaux plus dangereux encore, les Cosaques.

Cependant les privations n’avaient nullement ébranlé le moral de l’armée; l’impression des précédents succès était encore trop récente et trop vive. Nos soldats finissaient même par rire de cet éternel nimâ ! On avait fait là-dessus une chanson qui commençait ainsi :

en entrant en Pologne,
j’ai demandé : Kléba (du pain)
une vieille ……..
l’a répondu : Nimâ !

Suivait la nomenclature d’autres objets de première nécessité, dont la demande était toujours accueillie négativement. C’était seulement quand on se réduisait à de l’eau pure, que la ‘bonne femme changeait son mot et répondait . Woda (tout de suite) !

Cette chanson soldatesque était venue jusqu’à l’Empereur. Pendant son séjour à Pultusk, les soldats de la garde lui criaient à la parade du matin Papa : Klébâ ! ll ne manquait pas de riposter Nimâ! et cette réplique avait le privilège de dérider un moment les grognards.

Napoléon n’était certainement pas arrivé à ses fins dans cette campagne d’hiver, puisqu’il n’avait pu rejeter les Russes au delà du Niémen. Un contemporain a résumé assez spirituellement la polémique sur Eylau dans ces termes :

« Ce fut une journée où l’on fut complètement battu de part et d’autre. »

Suivant un écrivain plus impartial, bien que Prussien,

« Eylau n’avait été ni une victoire ni une défaite, mais une de ces boucheries douteuses qui deviennent une victoire le lendemain pour l’audacieux qui se l’arroge et qui la poursuit. Cependant, ajoute avec raison le même écrivain, une bataille indécise était bien plus fâcheuse pour les Français que pour les Russes. Les Français avaient derrière eux des forteresses que nous occupions encore, des communications fatigantes, une province dévorée. Les difficultés de la saison, du terrain, étaient neuves pour leurs soldats. Les Russes, au contraire, étaient à la source de leurs moyens. Le climat était le leur. Ils avaient Königsberg, la mer, l’abondance, des retraites sûres si la fortune leur tournait le dos. La situation des Français aurait pu devenir difficile, s’il y avait eu entre les généraux en chef une moindre disproportion de talents, d’activité, d’audace [3]Matériaux pour servir à l’histoire des années 1805,1806 et 1807, page 196. Cet ouvrage publié en français, à Francfort et Leipzig en 1808, sous le voile de l’anonyme, était de … Continue reading. »

Napoléon lui-même en jugeait sans doute ainsi, quand, d’Eylau même, il envoyait l’un des futurs compagnons de son exil, le général Bertrand, proposer au roi de Prusse de signer immédiatement et directement un traité de paix qui lui aurait rendu ses États jusqu’à l’Elbe. Cette démarche « aigre et douce » suivant l’expression de Napoléon lui-même, est indiquée nettement dans la Correspondance, sous la date du 13 février (n° 11810), où l’on trouve les instructions remises au général Bertrand, et le projet, dicté par l’Empereur, du « discours de cet envoyé au roi de Prusse ». Il devait et a dû s’exprimer dans les termes suivants :

« Sire, l’empereur Napoléon m’envoie près de Votre Majesté pour lui offrir de la remettre en possession de ses États. Il veut avoir la gloire de finir les malheurs qui, pèsent sur huit millions d’hommes. Il veut que les enfants de Votre Majesté et son peuple reconnaissent qu’il s’est porté à cette démarche par esprit de véritable gloire, par souvenir de l’amitié que Votre Majesté lui a montrée en d’autres circonstances, et enfin il attache du prix à ce que ce rétablissement soit l’effet de sa politique et de son amitié ! Il croit ces sentiments propres à effacer dans l’esprit de votre maison et dans celui de vos peuples le souvenir des événements qui viennent de se passer, et à cimenter entre les deux nations une éternelle amitié, que veulent leur situation et les circonstances territoriales où elles se trouvent. « 

Le général Bertrand alla jusqu’à Memel, où le roi était alors réfugié avec sa famille.

« Mais il était trop tard pour s’entendre. Le Roi, entouré des armées russes et ne possédant plus dans sa monarchie qu’un coin de terre, eût en vain prêté l’oreille à ces offres. Son sort était dans les mains de son alliée, lui-même n’avait plus de résolutions à prendre. [4]Lombart, p.201 »

Ainsi s’exprime, à propos de cette démarche, le seul auteur qui en ait parlé avant la publication de la Correspondance, l’ancien conseiller intime du roi de Prusse. Il est probable aussi que la nouvelle du mouvement rétrograde de l’armée française ne fut pas étrangère à la détermination de ce souverain. Il n’en eût pas sans doute été de même, si l’occupation de Königsberg avait suivi immédiatement la bataille d’Eylau. Mais alors cette démarche aurait-elle été faite ? [5]Le roi de Prusse fit une réponse évasive dans laquelle il alléguait l’impossibilité de se séparer de ses alliés, et proposait un Congrès. Il a dû regretter amèrement, quelques mois … Continue reading


 

 

References

References
1La Correspondance, nous fournit encore un témoignage non équivoque de l’impression que ce spectacle avait produit sur Napoléon. C’est la note olographe (circonstance unique à cette époque) que l’on trouve reproduite à la date du 12 février (n° 11800). « Un père qui perd ses enfants ne goûte aucun charme de la victoire. Quand le cœur parle, la gloire n’a plus d’illusions.
2Les tristes annales de la guerre de 1870 fournissent un trait peut-être plus admirable encore : celui de cette pauvre femme, de cette mère qui, n’ayant plus de nouvelles de son fils depuis les premiers combats, partit d’un village des Pyrénées, s’en alla explorant les champs de bataille, les hôpitaux, les trop nombreux dépôts de prisonniers, et finit par retrouver sain et sauf sur les frontières de la Russie l’enfant qu’elle désespérait de revoir. Il est bon que de tels dévouements aient parfois leur récompense des ce monde.
3Matériaux pour servir à l’histoire des années 1805,1806 et 1807, page 196. Cet ouvrage publié en français, à Francfort et Leipzig en 1808, sous le voile de l’anonyme, était de Lombard, ci-devant conseiller privé du roi de Prusse. On sait que Lombard avait été jusqu’au bout partisan de l’alliance française
4Lombart, p.201
5Le roi de Prusse fit une réponse évasive dans laquelle il alléguait l’impossibilité de se séparer de ses alliés, et proposait un Congrès. Il a dû regretter amèrement, quelques mois plus tard, de n’avoir pu accepter la proposition de Napoléon.