Les Français en Prusse – Chapitre 13
Le journal d’un habitant de Königsberg [1]Aujourd’hui Kaliningrad, imprimé en 1808 dans les Feuerschirme, nous offre un tableau naïf et vrai des suites d’une bataille meurtrière, livrée pendant un hiver rigoureux.
« Dans la journée du 8 février, dit le narrateur, c’est-à-dire pendant la bataille même, de sourdes rumeurs commentèrent à circuler en ville. On disait que Königsberg allait devenir le théâtre d’événements terribles; on parlait d’une lutte acharnée, engagée depuis deux jours vers Preussich-Eylau. Plusieurs personnes montèrent au donjon pour regarder dans cette direction ; d’autres coururent à la porte de Friedland, d’où l’on prétendait avoir entendu le canon. Mais on eut beau prêter de nouveau l’oreille, interroger l’horizon du regard; l’on ne vit, l’on n’entendit rien, bien que nous fussions à six lieues au plus du champ le bataille. L’atmosphère, chargée de brouillard et d’une neige épaisse, interceptait les lueurs et les détonations. »
Ce silence, cette incertitude sinistres se prolongèrent pendant toute la journée du 9. Le gouverneur Rüchel savait, disait-on, quelque chose, mais il se taisait avec tout le monde, même avec les personnes du sang royal, et l’on n’augurait rien de bon de cette attitude impénétrable. Il était déjà nuit close quand on acquit enfin la certitude qu’une grande bataille avait eu lieu en voyant arriver les premiers blessés russes.
On devine quel devait être l’état de ces malheureux, qui venaient de faire plusieurs, lieues à travers la neige, sans aucun pansement. Les moins robustes étaient tombés en chemin ; on en retrouva un grand nombre morts sur la route ou dans des chaumières abandonnées. Parmi ceux qui ne parvinrent à Königsberg que pour y mourir (et ce fut le plus grand nombre), beaucoup auraient pu être sauvés s’ils avaient été secourus aussitôt après le combat.
Ces premiers blessés s’arrêtèrent, ou plutôt s’abattirent sur la place du Château. Il n’y avait encore parmi eux aucun officier; bien peu savaient quelques mots d’allemand. Ils indiquaient par une pantomime expressive, qu’ils avaient été frappés en chargeant à la baïonnette. La plupart avaient été atteints aux extrémités inférieures, par des coups tirés de bas en haut. Quelle énergie il avait fallu à ces hommes, blessés aux jambes, aux pieds, pour accomplir un pareil trajet ! Un autre contemporain dit à ce sujet, et avec raison :
» Ce n’est pas le talent de Benningsen, c’est le mépris de ses soldats pour la mort et les souffrances, qui a balancé, cette fois la fortune de Napoléon. «
Les autorités prussiennes étaient totalement prises au dépourvu. On entassa ces blessés dans le premier local disponible, la maison de correction des femmes, située dans le Rossgarten. Là, pendant les premières heures, il n’y eut qu’un seul chirurgien pour plus de six cents malades; pour tout mobilier, quelques bottes de paille ! Peu ou pas de lumières; des salles entières, où il faisait aussi froid qu’au dehors, restaient dans une complète obscurité, pleines de gens qui se plaignaient douloureusement de leurs blessures ou de la faim.
L’auteur de ce récit, parcourant, un falot à la main, ce lieu de désolation, aperçut dans un coin un soldat russe et un Français prisonnier, étendus côte à côte sur les dalles nues. Tous deux étaient blessés, mais le premier moins grièvement que l’autre, qui semblait à l’agonie. Tout à coup on vit le Russe, se soulevant avec effort, détacher la couverture qu’il portait roulée autour de son corps, et la jeter sur son ennemi mourant, en lui disant : Da, Franzos ! (tiens, Français !) Voilà de ces traits qui consolent et reposent parmi tant d’horreurs.
Dans ces premiers moments, une femme, la princesse de Solms-Braunfels, sœur de la Reine, montra plus de présence d’esprit, d’activité, qu’aucun des administrateurs militaires ou civils. Avant qu’ils eussent rien organisé, elle avait fait porter à l’hôpital improvisé des jattes pleines d’une soupe réconfortante à la bière et au vin. Mais il y en avait au plus pour cent personnes.
La nuit fut pleine de tumulte. Il ne cessait d’arriver des blessés, si bien que la place manqua bientôt pour les recevoir; les derniers durent coucher en plein air. Quelques cavaliers survinrent, bientôt des fourgons, des canons roulèrent bruyamment sur le pavé. Le jour vint éclairer une nouvelle succession de tableaux lamentables. Des paysans apportaient sur des brancards les hommes ramassés encore vivants sur la route. Parmi ceux-là, on en voyait d’affreusement mutilés; s’ils respiraient encore, ils le devaient au froid qui avait arrêté l’hémorragie. La place du Château fut bientôt encombrée de nouveau. Plusieurs officiers russes étaient déjà en ville, aucun d’eux ne s’occupait des blessés.
Il faut savoir que, dans cette armée, le soldat n’avait d’autre médecin que lui-même. Les Russes n’avaient alors ni ambulances, ni chirurgiens militaires. On voyait encore régner parmi eux l’antipathie traditionnelle pour l’hôpital, que Souvarow réprouvait jadis comme une abomination d’origine française. Aucun de ces blessés d’Eylau n’avait été pansé, sauf ceux qui avaient eu la force de bander eux-mêmes leurs plaies avec quelques chiffons quêtés ou dérobés en chemin. Ils souffraient horriblement de la faim et surtout de la soif. A la honte de l’humanité, il se trouva là des marchands pour spéculer sur les besoins de ces malheureux, sur leur ignorance de la monnaie allemande. On leur vendit à des prix exorbitants quelques denrées, surtout des pommes, dans lesquelles ils mordaient avidement pour se désaltérer. Six ans après, en janvier 1813, cette ville revit des scènes semblables, et dans de plus vastes proportions. Mais alors les victimes n’étaient plus des Russes.
Les habitants de Königsberg n’avaient pu obtenir de ces premiers blessés aucun renseignement positif. Tous ces Russes ne savaient exprimer dans leur jargon qu’une chose. ; qu’ils avaient tué beaucoup de Français à Eylau ‘Eylau, Franzos nieder.’. Enfin, le 10 vers midi, on vit paraître une charrette rempli de blessés Prussiens, qui devinrent aussitôt le centre d’un rassemblement considérable. Mais ceux-là même n’étaient guère en état de satisfaire la curiosité de la foule. Ils avaient combattu du côté de Mehlsack, l’un des points extrêmes du champ de bataille. Cependant, le nombre des brancards, des fourgons, des véhicules de toute espèce augmentait toujours. Survint un jeune officier d’infanterie russe, à la tête d’une trentaine d’hommes qui avaient conservé leurs armes; c’était tout ce qui restait de son régiment. Les fuyards sans blessures affluaient à leur tour; on les rencontrait de toutes parts en quête d’un gîte pour la nuit. Les Cosaques, seuls fidèles à leurs habitudes de campagne, ne s’inquiétaient que de la nourriture, et revenaient dormir sous le ventre de leurs chevaux.
Les secours arrivaient enfin, mais non en proportion du nombre croissant des blessés. On en avait rempli toutes les églises (sauf l’ancienne cathédrale), la plupart des édifices publics, les appartements disponibles chez les particuliers, et il en venait toujours. On avait mis en réquisition les chirurgiens des villes et des bourgs voisins. Toutes les femmes confectionnaient de la charpie; chaque ménage prélevait sur son ordinaire la part des victimes de la guerre. Des récits plus ou moins exacts de la bataille commençaient à circuler. On parlait de dix mille blessés, nombre bien en deçà de la vérité; rien que dans Königsberg, il y en eut bientôt davantage. On annonçait que Bennigsen victorieux se dirigeait sur cette ville; il y arriva effectivement dans la soirée du 10. L’auteur du journal que nous suivons eut plus d’une occasion de voir et d’entendre le généralissime russe.

« C’était, dit-il, un homme d’une ligure respectable. Son regard était perçant, son parler doux et lent, sa contenance impassible. Il avouait que, sans l’intervention finale du corps prussien de Lestocq, il aurait eu quelque peine à se tirer d’affaire. »
Cependant l’armée russe se concentrait pour recevoir une nouvelle attaque sous les murs de la ville. On travaillait précipitamment à réparer les anciens ouvrages de défense, à installer des batteries entre les portes de Friedland et de Brandebourg; décidément cette victoire russe d’Eylau était des plus singulières ! Les Russes prétendaient que Benningsen avait reçu de son Empereur l’ordre de défendre Königsberg sous peine de mort, et les bourgeois commençaient à craindre d’être trop bien défendus. Leur inquiétude était d’autant plus légitime, que ce général avait, disait-on, déclaré de sa voix la plus douce qu’en cas d’échec il prendrait sa ligne principale de retraite par Königsberg pour repasser la Pregel, et qu’alors il ne répondrait plus de ses Cosaques. En attendant, les soldats campés aux alentours se conduisaient à peu près comme en pays ennemi. Ceux qui
venaient en ville y colportaient des objets pris en maraude. Pour entretenir les feux des bivouacs, ils empruntaient sans façon aux maisons de la banlieue des tables, des chaises, des armoires, sous prétexte que le bois à brûler n’était pas assez sec. Chose étrange ! les troupes réglées donnaient de plus grands sujets de plainte que les Cosaques. On citait même de ces derniers quelques traits d’humanité et de générosité. On racontait qu’un Cosaque des plus affamés, ayant découvert une petite réserve de pain et de lait chez un paysan, s’était laissé attendrir par les lamentations de ce pauvre diable et de ses trois enfants. Non seulement il s’était abstenu de toucher à ces dernières provisions, mais il avait aidé à les soustraire aux investigations de maraudeurs moins pitoyables, et avait laissé par dessus le marché une pièce d’or à la famille. Cette anecdote de Cosaque sensible fut le sujet d’une gravure coloriée, très répandue dans l’Allemagne du Nord en 1807-1808. On y trouve l’indication exacte du costume des Cosaques : houppelande bleue avec buffleteries, blanches, pistolet et cartouchière à la ceinture, bottines et bonnet d’astrakan avec pompon rouge.
Les mouvements de l’armée russe s’accordaient de moins en moins avec la première version qui avait couru. On commençait à dire que cette victoire était dans le genre de celle de Pultusk, annoncée naguère par les bruyantes fanfares de seize postillons arrivant en ville au galop. Tout le monde était en joie; le Roi, la Reine avaient été acclamés avec enthousiasme, à leur balcon; et…., deux jours après, ils s’embarquaient en toute hâte, craignant de tomber entre les mains des vaincus [2]Un incident assez curieux avait signalé ce brusque départ. Au moment de l’arrivée du Roi, le palais, depuis longtemps inhabité, avait été garni d’urgence avec différents meubles … Continue reading
Dans la nuit du 10 février 1807 et les suivantes, à plus d’une lieue à la ronde on y voyait comme en plein jour, à la lueur des bivouacs de l’armée russe. Du haut des remparts, où cette clarté faisait ressortir les noires silhouettes des canons, cette illumination offrait un coup d’œil dont les habitants de la ville goûtaient peu le charme pittoresque. On ne doutait plus d’une prochaine attaque et d’un nouveau succès de l’ennemi. Ce fut bien pis encore le 11 au matin, quand on apprit que les éclaireurs français n’étaient plus qu’à deux lieues de Königsberg !
Toute cette journée et la nuit se passèrent dans des transes continuelles. Les uns étaient toujours en quête de nouvelles et n’osaient rester en place; d’autres au contraire demeuraient immobiles, tressaillant au moindre bruit. Des officiers russes se faisaient un malin plaisir d’augmenter cette panique par les propos les plus alarmants. On disait aussi que tous les riches quittaient la ville à petit bruit. La princesse de Solms elle- même, qui avait promis de rester, demanda des chevaux de poste ; mais elle s’empressa de donner contre-ordre, voyant l’impression que produisait son départ. Beaucoup de gens, considérant comme prochaines l’attaque et l’invasion des troupes françaises, avaient commencé à se barricader chez eux …..
« Nos soldats, disaient quelques officiers prisonniers, ne s’arrêteront pas dans leur élan pour enfoncer des portes; Il sera temps de leur ouvrir quand le premier emportement sera passé. »
Néanmoins la nuit suivante fut calme, et, le 12 au matin, on commença à respirer plus librement. Bientôt on sut positivement que l’armée française rétrogradait. La plupart des historiens ont loué, dans cette occasion, la prudence de Napoléon. Mieux renseigné sur la situation des Russes, il eût peut-être agi autrement. Tous les documents de source allemande s’accordent sur ces deux points : que le moral des Russes était profondément ébranlé, et que les munitions leur manquaient. L’occupation de Königsberg, opérée après la bataille d’Eylau, aurait pu déterminer la conclusion de la paix quatre ou cinq mois plus tôt, et sans doute avec des conditions moins défavorables à la Prusse. Ce fut la retraite de Napoléon qui fit revivre les prétentions de ses adversaires à la victoire [3]Voir ci-après quelques détails sur la curieuse démarche de Napoléon auprès du roi de Prusse après la bataille d’Eylau, démarche que presque tous les historiens français ont passée sous … Continue reading.
Pendant les jours de calme relatif qui suivirent, des améliorations importantes furent introduites dans le régime des blessés. L’histoire, si prodigue d’éloges pour les grands destructeurs d’hommes, oublie trop souvent les noms de ceux qui se dévouent pour arracher à la guerre des victimes. Le nom de Larrey se rencontre rarement dans. les livres allemands, et je ne pense pas qu’aucun écrivain français ait nommé jusqu’ici le chirurgien en chef prussien Goerke. Mandé en toute hâte de Berlin, cet homme de bien arriva le 11, et prit aussitôt la direction supérieure du service de santé. C’était, dit-on, le seul homme capable de prendre et de faire exécuter des mesures salutaires, d’établir quelque ordre dans ce chaos. Grâce à ses démarches, les Russes se décidèrent à prendre la charge de leurs malades, qu’ils avaient paru oublier jusque-là ; et encore ils les laissèrent jeûner plus d’une fois. Les gens de la ville continuèrent à s’occuper de leurs nationaux et des prisonniers français. Comme tous les édifices publics étaient combles et qu’il arrivait toujours des blessés, on construisit pour ceux-là de grandes baraques vitrées sur le Haberberg ; les derniers venus se trouvèrent les mieux installés. Chaque malade avait sa couchette, sa paillasse, une couverture de laine : c’était du luxe, en comparaison des premiers jours.
Les prisonniers français appartenaient presque tous au corps d’Augereau. On leur avait affecté spécialement l’église française protestante, qui était pour eux un souvenir de la patrie. La princesse de Solms et d’autres personnes riches pourvoyaient à leurs besoins avec un zèle dont la charité n’était peut-être pas l’unique mobile. Toutes les fois qu’un détachement de ces prisonniers entrait en ville, la foule se pressait sur leur passage.
« Quelques-uns pestaient contre leur mauvais sort, contre les Allemands, contre le pain, qui véritablement n’était pas de première qualité. Mais la plupart avaient conservé leur sang-froid, leur gaieté, criaient : Vive I’Empereur …. . quand même ! et se montraient fiers, dans leur malheur, d’appartenir à la grande nation. «
Cette fierté allait chez plusieurs jusqu’à refuser l’argent qu’on leur offrait surtout quand la somme n’était pas honorable.
Les Russes, qui prétendaient plus que jamais avoir vaincu à Eylau, ne négligèrent pas d’exhiber, à l’appui de leur version, deux aigles du corps d’Augereau. Leur apparition fut un véritable événement; une curiosité émue, voisine du respect, faisait à ces aigles captives une entrée presque triomphale.
Malgré l’éloignement momentané des armées belligérantes et le retour du Roi, Königsberg conservait un aspect tout guerrier. On y organisait, aux frais des habitants, un corps franc, qui n’eut pas le temps d’entrer en campagne. Il y avait aussi en ville un grand nombre d’officiers russes convalescents ou en permission. Ils montraient beaucoup de jactance, se posaient en sauveurs de Frédéric-Guillaume, et vivaient en fort mauvaise intelligence avec les Prussiens, qu’ils accusaient d’ingratitude. Ceux-ci les payaient de retour, et, dans ces derniers temps, cette phrase: « Lieber Franzosen als Russen », plutôt les Français que les Russes était devenu un dicton populaire dans les contrées où ces premiers avaient passé. Ceci est attesté dans des écrits postérieurs à la paix de Tilsitt, et par conséquent fort hostiles à la France. La population de Königsberg était révoltée de l’insolence, de la mal-propreté de ces alliés, de leur avidité. Les églises qui leur servaient d’hôpitaux furent horriblement dégradées, et faillirent brûler plusieurs fois. Ils y entretenaient de grands feux avec les bancs, qu’ils brisaient pour en retirer et vendre les ferrures. Bientôt les miasmes s’exhalant de ces tas de malades immondes engendrèrent le typhus, qui emporta plus de dix mille de ces malheureux, des centaines de chirurgiens et d’infirmiers. L’épidémie s’étendit à la ville entière, et chaque famille eut son deuil.
Parfois tout un quartier était envahi par une fumée noire, infecte. Elle provenait de la combustion des vêtements de soldats morts dans les hôpitaux. Il était expressément défendu de se servir de ces défroques ; on les portait hors de la ville et on y mettait le feu. Pendant plusieurs mois on put voir, non loin de la porte de Gumbinnen, un de ces hideux monceaux de dépouilles qui se consumait lentement…
Telles sont les réalités de la guerre !
References[+]
↑1 | Aujourd’hui Kaliningrad |
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↑2 | Un incident assez curieux avait signalé ce brusque départ. Au moment de l’arrivée du Roi, le palais, depuis longtemps inhabité, avait été garni d’urgence avec différents meubles empruntés aux plus riches maisons de la ville. Aussitôt qu’on commença à parler du départ de la famille royale, de l’arrivée probable et prochaine des Français, les habitants qui avaient prêté des meubles s’empressèrent de venir les réclamer, craignant que le palais ne fût mis au pillage par les vainqueurs. Des gens chargés de faire ce déménagement étaient si pressés, qu’ils pénétrèrent jusque dans le cabinet du roi, tandis que ce prince y était encore !… Après Pultusk comme après Eylau , les Königsbergeois en furent quittes pour la peur. |
↑3 | Voir ci-après quelques détails sur la curieuse démarche de Napoléon auprès du roi de Prusse après la bataille d’Eylau, démarche que presque tous les historiens français ont passée sous silence. |