Les Français en Prusse – Chapitre 12
L’Empereur avait châtié sévèrement les hésitations fallacieuses du prince hessois. Il s’empressa au contraire de pardonner à l’électeur de Saxe son hostilité loyale. Napoléon savait que la Prusse avait inutilement épuisé les voies de persuasion vis-à-vis de l’Électeur de Saxe ; qu’il lui avait fallu envahir le territoire de ce prince respectable pour l’entraîner dans cette guerre. Il était juste et en même temps d’une bonne politique, de se montrer généreux envers un tel ennemi.
Les plus grands égards furent donc recommandés pour les populations sédentaires, aussi bien que pour les soldats saxons qui rentraient dans leurs foyers. Les Français, à cette époque, furent généralement bien accueillis en Saxe. L’air engageant, la joyeuse désinvolture des vainqueurs d’Iéna et de Halle étaient un sujet d’étonnement profond dans un pays où la raideur prussienne avait été longtemps considérée comme l’idéal militaire. On ne saurait le nier, le premier mouvement fut sympathique.
Cette impression se trouve reproduite avec une grande vérité dans deux estampes populaires du temps, dessinées d’après nature par un artiste de Leipzig nommé Geisler. Après le début foudroyant de la campagne, le premier Corps de la Grande Armée était entré dans cette ville à l’époque de la foire Saint-Michel. L’une de ces gravures représente le défilé pittoresque d’un bataillon d’infanterie revenant de la distribution, et emportant sans façon les pains de munition et les quartiers de viande enfilés dans les baïonnettes, à la grande stupéfaction des Allemands. Au premier plan, quelques soldats fraternisent avec les habitants. Un sous-officier d’une figure ouverte et intelligente, une de ces physionomies joyeusement martiales qu’on retrouve dans les tableaux d’Horace Vernet, prend le menton d’un enfant qui promène curieusement les mains sur ses galons ; tous deux semblent déjà de vieilles connaissances. Près de lui, un voltigeur passe galamment son bras autour de la taille d’une jeune marchande à laquelle un autre troupier solde loyalement un petit verre. Çà et là, des poules, probablement acquises à meilleur marché, pendent attachées par les pattes aux bretelles des gibernes.
L’un des grands sujets d’étonnement des gens du pays était le goût que ces soldats si redoutés montraient pour les enfants, pour les animaux. L’artiste n’a pas oublié ce détail caractéristique. Au centre de l’autre gravure, on aperçoit le bout du-nez d’un tout petit cheval, enfoui sous une montagne de paquets. A la cime est perchée la cantinière du régiment, portant en travers devant elle le fusil du troupier, amant ou mari, qui d’une main tient la bride de la monture, de l’autre un enfant dont il a bien l’air d’être le père. Près de lui marche lestement un autre soldat, portant sur son épaule un écureuil dérobé aux forêts de la Thuringe, et qui intrigue fort le fidèle chien du régiment.
Cette seconde estampe se rapporte à un incident peu connu et assez curieux. Nous venons de dire que ces troupes arrivaient pendant une des principales foires de la grande cité marchande de l’Allemagne. Un grand nombre de soldats improvisèrent sur le champ un marché pour se défaire de leur butin. Dans les premiers moments, personne n’osait aborder ces nouveaux commerçants, sauf les Juifs, toujours intrépides en présence d’une éventualité de bénéfice. L’artiste a bien exprimé le contraste de ces physionomies rapaces avec les figures franches et joviales des vendeurs. Dans un des principaux groupes, une horrible vieille marchande une riche défroque d’officier prussien ; elle désigne du doigt quelques taches (de sang, selon toute apparence), qui, suivant elle, détériorent considérablement l’article. Pendant ce temps, un enchérisseur déguenillé, coiffé d’un reste lamentable de chapeau à cornes, enfonce, ses doigts crochus dans la nuque de la vieille, la tire violemment en arrière, et met dans la main du marchand-soldat le prix qu’elle hésitait à donner. Tous ces israélites portent la barbe longue, conformément à l’ordonnance de 1727.
Ces gravures se vendaient un demi-thaler avec figures noires, et un thaler avec figures coloriées ; elles se rencontreraient difficilement aujourd’hui en Allemagne, et n’ont jamais été connues en France. Peut-être ne seraient-elles pas indignes d’être reproduites dans quelque histoire française de l’Empire, en raison de l’exactitude minutieuse des types militaires. Les historiens parlent toujours trop des généraux, et pas assez des soldats.
On a peine à croire, toutefois, que le dessinateur n’ait pas exagéré un peu la laideur sordide, repoussante, des brocanteurs juifs. A cette époque, les préjugés du moyen âge contre les Israélites subsistaient encore en partie, et la conduite d’un grand nombre d’individus de cette race justifiait trop bien le mépris haineux dont ils étaient l’objet.
« C’est surtout dans les grandes catastrophes que ces Juifs sont un fléau de plus, écrivait un contemporain. Tandis que l’honnête homme accablé se tient à l’écart, gémit en silence ou perd absolument la tête, le juif, rayonnant d’audace, apparaît en premier plan. Exalté par le démon de la cupidité, il exploite sans vergogne les malheurs publics. Cet homme, qui d’habitude tremble à l’aspect d’une épée nue, devient intrépide par amour du gain. Les dernières fumées des champs de batailles, en s’évanouissant, laissent voir des Juifs dépouillant déjà les morts et les mourants. Il n’est pas de meilleur espion qu’un Juif ; il sait tous les chemins, devine les plus mystérieuses cachettes, sert indifféremment amis ou ennemis, moyennant finance. Nul ne sait mieux exploiter à son profit le système des réquisitions. Connaissant les mots essentiels de toutes les langues, il se fait agréer par les chefs ennemis en qualité de commissaire, requiert en leur nom plus qu’ils ne demandent, et bénéficie de l’excédant. Il se concerte avec les maraudeurs, leur indique les bons endroits, leur rachète à vil prix le, butin. Il ex- ploite impitoyablement les vainqieurs eux-
mêmes, dans le change des monnaies. »
Des faits authentiques justifiaient l’exactitude de ce tableau. On avait vu des Juifs entrer à la suite des Français dans les places conquises par capitulation, à Schweidaitz par exemple, et y vendre publiquement des objets provenant, de réquisitions ou du pillage; des draps, de la vaisselle, des chevaux, etc. [1]Ces instincts de rapacité éhontée persistent encore chez les Juifs des classes inférieures. Nous n’avons eu que trop d’occasions de nous en convaincre dans la dernière guerre. Les … Continue reading
Certains chrétiens ne dédaignaient pas non plus ce vil métier d’espion ou de réquisitionnaire, et les vainqueurs ne se gênaient guère pour cacher le mépris que leur inspiraient ces complaisances vénales. Un jour, un habitant de Postdam découvrit au commandant de place français une réserve considérable de bois de charpente appartenant à l’État.
« Laissons ce bois au roi de Prusse, dit dédaigneusement l’officier, il aura besoin de faire faire bien des potences, à son retour, pour les coquins qui l’ont trahi. »
On ne saurait trop le redire, l’opinion populaire faisait une grande différence entre ces lâches complices de l’invasion et la plupart des Français. Dans les écrits contemporains, les exemples de cruauté, de rapacité de la part des vainqueurs sont assez rares ; les traits de générosité abondent. Nous en avons déjà cité plusieurs ; en voici encore un attesté par une gravure du temps. Au moment où la Grande Armée marchait vers la Pologne, la femme d’un cantonnier de la route de Berlin à Posen, avait caché dans son jardin un sac renfermant une somme de 250 thalers. Une servante, dont elle se croyait sûre, l’avait aidée à enfouir ce petit trésor. Bientôt les Français paraissent ; un détachement s’arrête dans le bourg voisin, et un hussard alsacien, porteur d’un billet de logement, se présente chez le cantonnier. Le lendemain matin, il mène droit à la cachette son hôtesse consternée, lui fait déterrer l’argent… puis lui dit : votre servante est une drôlesse qui vous a trahie ; elle espérait que je partagerais avec elle. Reprenez votre magot, cachez-le ailleurs, et à vous toute seule, car vous allez avoir à loger bien des camarades. Dans le nombre, il pourrait s’en trouver de moins scrupuleux que moi. » Je crois qu’on aurait de la peine à trouver un trait semblable dans les fastes des armées allemandes de 1870.
On rencontre, dans quelques ouvrages du temps, des détails curieux, mais pas toujours édifiants, à propos de l’influence de l’occupation française sur les habitudes allemandes, et en particulier sur la moralité des femmes. Suivant l’un des écrivains qui ont le plus approfondi ce sujet délicat, les belles Prussiennes qui avaient entendu vanter par leurs aïeules les officiers français, du temps de la guerre de Sept Ans, comme des modèles parfaits d’éléganc6 et de galanterie, trouvèrent que la plupart des vainqueurs d’Iéna ne répondaient qu’imparfaitement à cet idéal. Il prétend même que le dépit qu’elles en ressentirent détermina chez plusieurs d’entre elles une vive recrudescence de patriotisme.
« Au fait, dit-il, n’ont-elles pas le droit d’en vouloir à ces conquérants distraits, qui leur ont tué ou estropié bon nombre d’adorateurs, en ont pris ou fait fuir beaucoup d’autres, et qui, par-dessus le marché, les remplacent si mal ?
Toutefois il n’est pas de règle sans exception, et celle-là en comportait d’assez nombreuses.
Le même écrivain ajoute qu’à Berlin et dans bien d’autres villes, le contact des étrangers ne pouvait plus exercer d’influence fâcheuse sur les femmes, qu’elles n’avaient pas attendu l’invasion pour mordre à belles dents aux fruits savoureux et dangereux de l’arbre de science.
« Du temps de Féédéric, dit-il, le séjour des armées françaises a pu donner en Allemagne une certaine impulsion progressive, ouvrir au beau sexe des horizons nouveaux. Il y avait surtout beaucoup à faire sous ce rapport dans la Basse-Saxe, dans la Hesse et la Westphalie ! Les femmes y étaient alors singulièrement arriérées. Presque toutes, mêmes dans les classes supérieures, ne parlaient encore que ce dialecte bas-allemand, disgracieux dans les plus jolies bouches. Les Westphaliennes étaient en général de grandes et belles personnes, mais d’une beauté lourde et hommasse. La danse n’avait pas encore assoupli leurs mouvements; elles faisaient d’excellentes mères, de robustes et habiles cuisinières, mais c’était tout (c’était bien quelque chose), il n’en était déjà plus de même dès lors, dans les provinces situées entre l’Elbe et l’Oder. Mais c’est surtout depuis une dizaine d’années que le progrès y est devenu sensible [2]Écrit en 1807.
Le beau sexe de ces contrées n’a plus rien à apprendre des Français. Aujourd’hui, la fille du moindre bourgeois s’entend moins aux vulgaires détails du ménage, qu’à danser I’Écossaise ou à pincer de la guitare dans des poses langoureuses. (Le piano était encore un instrument de grand luxe dans ces temps primitifs.) Jusque dans les campagnes les plus reculées, vous trouvez des filles de ministres évangéliques, même de gardes forestiers, qui délaissent la cuisine et la lessive pour la culture des beaux arts et de la langue française. Dans les grandes villes comme Berlin, Breilau, Francfort, les belle dames s’occupent fort peu de leurs enfants; cela ne les amuse pas. Beaucoup de jeunes femmes, et même de jeunes: filles se conduisent plus que légèrement » …… L’auteur entre à ce sujet dans des détails d’une précision singulière, que nous nous garderons bien de reproduire.
Il y a sans doute de l’exagération dans ces tableaux, fort semblables aux scènes de la Régence et du Directoire. Mais tous les contemporains sont d’accord pour signaler le progrès. de la corruption des mœurs en Prusse, sous le règne scandaleux de Frédéric-Guillaume II, et pour affirmer que cette dépravation générale eût grande part aux défaillances honteuses de 1806.
References[+]
↑1 | Ces instincts de rapacité éhontée persistent encore chez les Juifs des classes inférieures. Nous n’avons eu que trop d’occasions de nous en convaincre dans la dernière guerre. Les officiers prussiens s’étonnaient aussi que nous n’eussions pas su tirer parti des aptitudes merveilleuses des Juifs pour l’espionnage. » |
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↑2 | Écrit en 1807 |