Les Français à Salzbourg en 1800

 

Salzbourg vers 1800. Andreas Nesselthaler. Musée de SalzbourgLa conduite des Français à Salzbourg depuis leur entrée jusqu’à leur départ, d’après les procès-verbaux secrets (827 pages in-folio, 559 pièces) dressés au jour le jour par les autorités salzbourgeoises pendant l’occupation de la ville (extrait).

Le 14 décembre 1800, entre trois et quatre heures de relevée, la nouvelle courut à Salzbourg que les Français, après avoir opéré à Lauffen, avec une hardiesse hors ligne, le passage de la Salza et refoulé ainsi, sous les ordres du général Decaen, l’armée des Autrichiens, remontaient à marches forcées le cours de la Salza.

L’archiduc Jean, qui avait à Salzbourg son quartier général, recula vers Strasswalchen, où toute l’armée autrichienne se rangea dès le 14 en ligne de bataille pour empêcher les Français d’avancer vers l’intérieur de l’Autriche.

L’après-midi, des officiers autrichiens racontèrent que les Français seraient très probablement à Salzbourg le lendemain au plus tard, vers dix heures du matin.

Cela signifiait pour les habitants une nuit de panique épouvantable, d’autant plus que des soldats autrichiens en retraite par troupes isolées commirent pas mal de désordres, demandèrent à manger et à boire, pillèrent un peu et nous donnèrent ainsi un avant-goût de ce que l’ennemi serait capable de commettre en fait d’exactions.

Aussi procédâmes-nous séance tenante à l’organisation d’une garde civique composée de bourgeois bénévoles et, il faut le dire, un peu craintifs. Cette garde réussit en effet à empêcher un peu les excès. Encouragés par ce succès, nous redoublâmes de vigilance et attendîmes l’ennemi d’un pied ferme.

Le 15 décembre, à une heure du matin, passa sans être inquiété un régiment autrichien qui avait été séparé du gros de l’armée et avait hâte de la rejoindre. Il ne s’arrêta pas à Salzbourg, mais traversa la ville avec beaucoup de mystère, se dirigeant vers l’intérieur de l’Autriche.

Lorsqu’il fut passé, il ne restait plus aucun soldat autrichien dans notre ville.

Nos bourgeois passèrent cette nuit à cacher de leur mieux leur argenterie, leurs valeurs et leurs bijoux de famille. Tous les serruriers de la ville étaient occupés avec leurs ouvriers à réparer les portes cochères, tant nous craignions les rapines de la part des Français.

Disons en passant que ces travaux n’étaient pas encore terminés quand les premiers cavaliers français firent leur entrée dans la ville, de sorte qu’ils ont très bien pu s’apercevoir de la méfiance que nous avions à leur égard.

Vers quatre heures du matin, ordre fut donné à la garde civique, qui avait monté la garde aux portes de la ville, de rendre les honneurs aux troupes françaises quand celles-ci se présenteraient devant les remparts.

On envoya des trompettes en nombre suffisant à toutes ces portes, afin de pouvoir annoncer aux Français par des sonneries que la ville les attendait pacifiquement et ne leur opposerait aucune résistance.

A huit heures du matin, la municipalité nomma une délégation pour se rendre à la rencontre du général commandant les troupes françaises. Cette députation était chargée, pour le commandant en chef de l’armée du Rhin, d’une adresse dans laquelle la ville et les citoyens se recommandaient à sa magnanimité. Elle était signée de tous les conseillers municipaux et portait, en plus, la signature des hauts fonctionnaires du gouvernement du duché de Salzbourg, investis du pouvoir depuis la fuite, devant l’armée, de l’archevêque régnant.

Voici ce qu’elle contenait:

1° Prière aux Français de se charger du gouvernement et de ne pas entraver le libre exercice du culte catholique;

2° Prière de veiller à la sécurité de la propriété et d’organiser, aussitôt arrivés, une police dirigée par des officiers de l’état-major, de même qu’un service de sauvegarde;

3° Prière de permettre aux quelques soldats des troupes archiépiscopales restés à Salzbourg d’occuper les fonctions de sergents de ville;

4° Prière de ne charger du service des cantonnements et logis dans la ville qu’une commission se composant d’habitants du pays même, ceux-ci connaissant mieux la situation locale et pouvant mieux répartir les charges d’après la fortune des citoyens.

 

Malheureusement, cette députation, tout en pénétrant assez loin dans la colonne française qui se dirigeait sur Salzbourg, n’a pu réussir à rencontrer le général Decaen. Mais pendant son absence, un détachement de l’avant-garde commandé par Plauzonne, aide de camp de ce général opéra son entrée par une porte opposée à celle par laquelle ladite députation était sortie.

Il était neuf heures du matin et ce détachement avait à peine occupé ses cantonnements qu’on vit les premiers Français à celle des portes où on les attendait en effet. C’étaient d’abord deux chasseurs à cheval. Le factionnaire de la garde civique fit sonner le rappel, la garde présenta les armes et allait se rendre au-devant des deux cavaliers lorsque ceux-ci, après avoir atteint le milieu du pont-levis, tournèrent bride et partirent au galop comme pour prendre la fuite.

Une demi-heure après, deux autres chasseurs se présentèrent à la même porte; sur ces entrefaites, le commandant de la garde civique avait été averti et se trouvait déjà à son poste pour recevoir les Français. A peine les cavaliers étaient-ils en vue qu’il fit prendre les armes à ses hommes, plaça derrière lui trois gardes civiques et un soldat de l’ancienne armée salzbourgeoise, et devant lui un trompette et un vieillard en bourgeois, septuagénaire sachant à peine se tenir sur sa monture (cela fut fait pour indiquer de loin nos intentions pacifiques et les mettre le plus possible en évidence), puis il s’avança vers les deux soldats français jusqu’au pont-levis. Là, le cortège leur présenta les armes pendant que le clairon sonna le rappel. Cependant ces deux hommes, arrivés à une certaine distance, firent encore mine de rebrousser chemin. Le commandant fit alors sonner une charge redoublée. Ceci les rendit plus circonspects, ils s’arrêtèrent et, braquant leurs carabines sur le petit cortège, ils s’avancèrent jusqu’au pont-levis, en couchant en joue le capitaine de la garde civique.

Celui-ci, qui parlait supérieurement le français, leur demanda qui ils étaient. « Amis! » s’écrièrent-ils; à sa question relative à la nature de leur amitié ils répondirent: « Républicains! » Pendant ce temps, ils s’étaient entièrement rapprochés de la porte; le commandant leur expliqua qu’il avait une lettre à remettre au général Decaen. Il convient de faire remarquer que pendant toute cette conversation les canons de leurs carabines restaient braqués sur le commandant, à deux pouces de sa poitrine.

Un autre chasseur survint: c’était apparemment un officier supérieur. Il vint au galop, sabre au clair, et, quand il se fut approché du petit groupe, le commandant lui renouvela ses dires. L’officier, sur ce, partit au grand galop pour aller chercher le général Decaen.

Une demi-heure après, nous vîmes poindre au détour de la route un brillant corps d’officiers accompagné d’un fort détachement de cavalerie.

Lorsque ces militaires se trouvèrent en vue du rempart, ils dégainèrent tous et, en brandissant leurs sabres, leur masse passa le pont-levis comme un ouragan.

Ce cortège, en tête duquel on voyait le général Decaen, s’arrêta à la porte.

Alors notre commandant, s’approchant de lui, put lui remettre l’adresse dont il était porteur et dont nous avons parlé plus haut.

Le général lui demanda tout d’abord s’il n’y avait plus de soldats autrichiens dans la ville; à quoi il lui fut répondu négativement. Mais ayant aperçu le soldat en uniforme des troupes de Salzbourg, Decaen n’abandonna pas si vite ce sujet de conversation et nous posa encore quelques questions relativement à ce costume, de sorte que notre commandant, pour bien lui faire voir qu’il n’en était rien, fut obligé de prendre la casquette du soldat et de lui mettre sous les yeux les armes de la cocarde, qui étaient bien celles du duché de Salzbourg, et non pas celles de l’Autriche.

Pendant ce temps, par derrière, sur la chaussée, les troupes françaises arrivèrent par colonnes compactes. Il y avait là des détachements de toutes les armes. En passant devant les corps de garde des ponts, chaque détachement nous rendit le salut militaire en présentant les armes à notre garde civique.

Pendant la conversation de notre commandant avec le général Decaen, le conseil municipal avait été informé de son arrivée, et le syndic de la ville, accompagné de tous les conseillers et de hauts fonctionnaires en grand costume de fête, était accouru.

Le syndic prononça une courte allocution bien sentie et pleine de déférence pour l’officier supérieur français, puis les conseillers municipaux, précédés du syndic et formant cortège au général, le conduisirent au pas et cérémonieusement à l’hôtel de ville, où l’attendait son aide de camp Plauzonne, arrivé depuis quelques heures.

Le général Dessolle

La colonne de cavalerie de Decaen n’a, en somme, fait qu’entrer et sortir de la ville, car elle s’est immédiatement mise à la poursuite des Autrichiens. Après son départ, nous attendions l’arrivée du général Lecourbe et de son corps d’armée qui, après la bataille d’hier, s’était retiré à Teissendorf, c’est-à-dire à son point de départ avant l’affaire.

Or, après dix heures du matin, un officier français flanqué d’un trompette et suivi d’un détachement de cavalerie parut à l’une des portes conduisant vers la Bavière. La trompette de notre garde répondit aussitôt à la sonnerie du clairon français. Sur ce signe affirmatif, le détachement de cavalerie française, commandé par son officier, mit sabre au clair et passa le pont-levis et la porte ventre à terre et avec une violence extraordinaire; de ce train ces cavaliers traversèrent la ville en grands zigzags, fouillèrent toutes les rues pour voir s’il n’y était pas resté de soldats impériaux et ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils furent convaincus du départ définitif de l’armée autrichienne.

 

 

 

A onze heures, le général Lecourbe arriva, accompagné de son état-major. Le régent du duché et le syndic de la ville le reçurent avec un cérémonial identique à la réception faite au général Decaen. Lecourbe fut conduit par eux jusqu’au palais d’hiver des princes-archevêques de Salzbourg; on le conduisit même jusque dans la salle d’audience, où l’attendait une députation des habitants de la ville.

 

Le général Lecourbe

C’est à ce moment qu’on annonça que Moreau, général en chef de l’armée du Rhin, allait établir son quartier général à Salzbourg. Lecourbe dut donc déménager à peine entré et aller s’installer au château de Mirabelle.

Lorsque Lecourbe apprit qu’il n’était pas le premier général français arrivé à Salzbourg après la victoire, il entra dans une fureur indescriptible. Quelques officiers de son corps nous ont raconté dans la suite que c’était parce qu’il avait promis à ses troupes de leur donner la permission de piller la ville, si elles réussissaient à entrer les armes à la main.

A peine les deux généraux étaient-ils installés que le gros de l’armée afflua dans la ville par grandes masses. Nous vîmes ainsi arriver du train, du génie, de l’artillerie, des femmes, des enfants, des artisans, des ateliers, des forges, etc.

L’infanterie arriva en marchant à pas de loup, l’arme en arrêt, prête à fondre sur l’ennemi à chaque instant.

C’est avec beaucoup de peine que l’on réussit à loger tout ce monde.

Dès une heure, un capitaine vint demander au régent les clefs de la forteresse qui domine la ville[1]. On les lui délivra, et aussitôt il y monta avec 70 hommes et en prit possession.

Vers quatre heures de l’après-midi arriva Moreau, général en chef de l’armée du Rhin.

Après avoir assisté la veille, à Lauffen, au passage de la Salza, il était retourné, pour y coucher, à Teissondorf. C’est donc de là qu’il arrivait.

Il fit son entrée dans une voiture attelée de quatre chevaux allant au grand trot, entouré de ces beaux guides qui lui servaient de gardes du corps et d’un brillant état-major. Les honneurs lui furent rendus comme aux généraux qui l’avaient précédé, et il fut conduit au palais du prince-archevêque, qu’on avait préparé à son intention.

Aussitôt installé, il procéda à la nomination du général Durut aux fonctions de commandant de la place; un certain Arnaud fut nommé commandant d’armes, c’est-à-dire chef de la police.

Le général Lecourbe

A peine nommé, Arnaud vint informer la municipalité que le général en chef, désirant éviter tous les désordres et ayant appris que des abus avaient été commis par des commissaires de guerre français, priait les autorités de la ville, ainsi que celles de la régence du pays, de ne donner suite à aucune réquisition à moins qu’elle ne fut signée par lui et contresignée par le général Dessales, chef de l’état-major général.

Au courant de la journée, la municipalité se rendit auprès de Moreau et lui demanda de bien vouloir lui accorder des sauvegardes pour veiller à la sécurité de quelques établissements publics.

Celui-ci accéda de fort bonne grâce à ce désir, mais non sans ajouter cette phrase: « d’ailleurs, chaque homme de mon armée est une sauvegarde ». Les réquisitions ne tardèrent pas à pleuvoir sur la population; le terrible commissaire de guerre qui était chargé de les inventer s’appelait Maljean.

Nous apprîmes que Moreau allait repartir, l’armée française continuant sa marche vers Vienne. Pour son entretien pendant le voyage, son secrétaire, Fresnières, réquisitionna 60 livres de viande bœuf, un veau, un mouton, le lard d’un porc, 12 poules, 4 jambons, 6 livres de beurre frais, 30 livres de pâtisserie, 18 bouteilles de kirsch, 8 livres de café, 200 petits pains blancs, 40 bouteilles d’eau-de-vie, 20 bouteilles de vin du Rhin, 20 bouteilles d’eau de Volney, 10 bouteilles de vin blanc et autant de rouge, puis une voiture pour faire emmener toutes ces provisions.

Lecourbe, qui devait également partir, fît faire une réquisition à peu près analogue.

En ce qui concernait la troupe, les réquisitions ne se firent pas non plus attendre.

Mais ce que les officiers demandèrent avec plus d’instance encore que des vivres pour les troupes, c’étaient des cartes géographiques du duché de Salzbourg et de l’Autriche en général. On en chercha un peu partout et on saccagea les archives et les bibliothèques afin d’en découvrir.

Aussi le chef de l’état-major général, M. Dessoles, à peine arrivé, se rendit-il à la bibliothèque de la cour pour y retirer les cartes et plans déposés. Comme il n’en trouva point, il entra dans une rage insensée; le personnel de la bibliothèque en prît peur et n’arriva à le calmer qu’en lui démontrant, preuves en main, que les Autrichiens avaient eu soin de tout emporter avec eux.

Lecourbe fit à son tour une autre tentative pour en obtenir; il opéra une descente chez notre plus important libraire. Comme la boutique était fermée il alla au domicile de ce commerçant, qui du reste était absent, et menaça le premier vendeur qui le reçut de faire fouiller le magasin et de sévir très sévèrement si la moindre carte y était découverte. Le commis affirma sous serment que les Autrichiens avaient emporté toutes les cartes, sans en laisser une seule.

Durut et Arnaud, responsables du maintien de l’ordre dans la ville, malgré tous leurs efforts et malgré leur bonne volonté, n’arrivèrent pas toujours à éviter des actes de pillage, surtout au commencement de l’occupation.

Dans la nuit du 15 au 16 décembre, 70,000 hommes avaient dû camper en plein champ faute de place; 12,000 seulement avaient pu être logés à l’intérieur de la ville. Pendant les premières heures après leur arrivée, la population avait regardé sans étonnement ni terreur ce flot d’hommes armés, et les badauds qui encombraient les rues, voyant qu’ils n’avaient pas été malmenés tout de suite par eux, ne s’attendaient plus à un traitement hostile. Mais lorsque la terrible nuit d’hiver arriva et que toutes les maisons furent remplies de généraux, de domestiques et de chevaux, les besoins de cette armée victorieuse, qui depuis quatre ou cinq jours se battait sans abri, sans tentes et presque sans nourriture, se firent impérieusement sentir, et c’est à Moreau et à Durut seuls que les Salzbourgeois doivent de ne pas avoir été pillés en masse.

Il y eut donc de graves désordres. Ainsi à M. Michel Haydn, frère du grand compositeur Joseph Haydn, qui habite Salzbourg, on vola toute son argenterie et toutes ses valeurs.

16 décembre. C’est cet après-midi que Moreau a arrêté le chiffre de la contribution de guerre dont seront frappées les populations de Salzbourg.

Le décret relatif à celle affaire a été remis à la municipalité par le commissaire de guerre Mathieu Faviers.

De toute la journée, le passage des troupes n’a pas cessé. Elles prenaient toutes le chemin de l’intérieur de l’Autriche.

Dans les cantonnements, les hussards surtout ont été brusques et arrogants.

En dehors des troupes ordinaires formant la garnison de Salzbourg, cette ville, après le passage de l’armée, est devenue la résidence d’un nombre infini d’employés, d’attachés, de secrétaires, de commissaires, d’inspecteurs, de gardes magasins, de vivandiers, de valets de chambre, de domestiques, de palefreniers, de tailleurs, de selliers, de culottiers, de cordonniers, de cuisiniers, à la suite desquels s’est abattue sur nous une armée d’intrus et de parasites se composant de femmes et surtout de juifs alsaciens et autres spéculateurs de tout acabit.

17 décembre. – Moreau est parti ce matin avec toute sa suite, non sans avoir préalablement adressé à l’armée un ordre du jour très énergique au sujet des pillages et des désordres d’hier.

En même temps, le général Durut nous a donné avis qu’avec l’autorisation du général en chef il cédait le commandement de la ville au général Fririon, attendu qu’il comptait partir le lendemain pour rejoindre ses troupes en Autriche. Voici en quels termes il s’exprima:

« Il est heureux, dit-il, d’avoir eu la satisfaction d’avoir pu, pendant ce court espace de temps, travailler en faveur de la ville. »

18 décembre. – Fririon adresse à la municipalité une lettre très polie dans laquelle il lui notifie sa nomination et son entrée en fonction, et où il promet de faire son possible pour ménager la ville. Il faut dire qu’il a tenu, dans la suite, sa promesse; car ayant, entre autres, remarqué que les bulletins de logis faits en allemand donnaient constamment lieu à des querelles entre Français et Salzbourgeois, les uns et les autres ne comprenant qu’une seule langue, il fit numéroter toutes les maisons et simplifia ainsi considérablement le service[2] (1.).

L’église des Franciscains ayant été transformée en une vaste prison destinée à recevoir les prisonniers de guerre autrichiens, on y enfermait ces malheureux en les forçant à coucher sur les dalles, sans paille et en plein hiver. Lorsque Fririon eut appris ce fait, il réclama aussitôt de la paille à la municipalité. Celle-ci s’empressa, bien entendu, de s’exécuter, et dès ce jour les prisonniers purent même s’allumer de grands feux sous la nef. Ils brûlèrent ainsi, pour se chauffer, les chaises, les prie-dieu et les banquettes, et auraient certainement mis le feu si les patrouilles françaises n’avaient pas fait bonne garde; l’autre jour, j’ai compté jusqu’à vingt et un feux à l’intérieur de cette église.

Les exigences des soldats envers les habitants ayant pris, malgré l’ordre du jour de Moreau, des proportions exorbitantes, Fririon lança la proclamation que voici :

« Le général de brigade commandant supérieur à Salzbourg, instruit que, malgré la défense faite et communiquée à la garnison par voie de l’ordre du jour, quelques militaires et employés élèvent encore des prétentions exagérées pour leur nourriture chez l’habitant prescrit les dispositions suivantes:

Il sera fourni à chaque soldat logé en ville chez l’habitant une ration de pain du poids de 2 livres, une demi-livre de viande, de la soupe, des légumes et une pinte de bière pour ses repas de la journée.

Le vin n’étant pas une production du pays, celui qui y a été importé sera spécialement conservé pour les blessés et les malades. Il est en conséquence défendu d’en faire une consommation journalière.

Les militaires et employés logés chez les habitants de la campagne devront se borner à la nourriture habituelle de ces mêmes habitants, qui n’ont pas les mêmes ressources et les mêmes facultés que ceux de la ville.

L’intention du général en chef est que les officiers supérieurs et commandants de détachement forcent à la modération ceux de leurs subordonnés qui voudraient s’en écarter, ces derniers ne devant prétendre qu’une place à la table de leur hôte sans exiger aucun extraordinaire».

La régence a beaucoup de difficultés pour payer la contribution de guerre. Une députation part pour rejoindre le général en chef Moreau afin de lui demander une réduction.

24 décembre. Le commissaire pour les lettres et les arts, le citoyen Neveu, demande au nom de la République française deux collections complètes de tous les minéraux du pays de Salzbourg, et finit sa lettre au directeur du cabinet d’histoire naturelle, le baron de Moll, par ce mots: « Les soins qu’il voudra bien prendre à cet égard (le baron) lui mériteront la reconnaissance des sociétés savantes auxquelles ces collections sont destinées et qui ont l’honneur de connaître et d’apprécier ses talents.»

25 décembre. – On a enterré aujourd’hui l’aide de camp commandant Mangin. La pierre tombale érigée par ses camarades porte cette épitaphe:

Érigé par l’amitié au nom de son épouse et de sa famille à Ferdinand-Jules Mangin adjudant commandant à l’armée française âgé de 31 ans blessé d’un boulet à l’affaire du 23 frimaire an IX de la République française une et indivisible mort de sa blessure le 3 nivôse suivant.

26 décembre. – L’adjudant Abancourt, directeur du bureau topographique de l’armée, a fait demander hier verbalement par un secrétaire toutes les cartes et plans faisant partie de nos collections. On lui a répondu qu’on allait en dresser une liste sur laquelle il n’aurait qu’à choisir. Malade et de mauvaise humeur il s’est mis, à cette réponse, dans des fureurs indescriptibles et a accablé la régence de plaintes et de réclamations. On lui a donc fait porter dans sa chambre toutes les cartes que nous possédions ; cela l’a calmé.

27 décembre. On a appris qu’un armistice avait été signé le 25 dans la ville de Steyer et que, en attendant la conclusion définitive de la paix, Moreau rentrerait chez nous et transporterait son quartier général à Salzbourg.

28 décembre. – La députation partie à la recherche de Moreau, afin de le prier de nous accorder une diminution sur le chiffre de la contribution de guerre, est revenue. Après de nombreux périls et des détours sans nombre à travers le pays, elle avait trouvé le général en chef à Steyer, et c’est là qu’elle lui fut présentée le jour même de la conclusion de l’armistice.

Moreau, paraît-il, a reçu ces messieurs avec son amabilité habituelle et leur a fait délivrer un reçu de l’adresse qu’ils lui ont remise. Il a promis d’examiner très sérieusement notre réclamation et de réduire, le cas échéant, le chiffre de la contribution de guerre dans les proportions que les besoins de son armée le lui permettraient, mais il a ajouté qu’il ne pouvait rien faire avant de s’être renseigné de la façon la plus certaine sur les richesses, les ressources et la fortune du pays.

Le commissaire pour les lettres et les arts a déposé aujourd’hui au bureau de régence une liste d’ouvrages et de manuscrits que la Bibliothèque nationale de Paris ne possède pas et qui se trouvent dans les collections de Salzbourg. Il a déclaré réquisitionner ces objets au nom de la République française et par droit de victoire. Ces objets doivent lui être livrés sur-le-champ, emballés et prêts à être expédiés à Paris.

Le soir, Lecourbe et son état-major sont revenus et se sont installés dans le château de Mirabelle, résidence d’été des princes-archevêques. Les autorités locales ont appris que ce seront les troupes du général Gudin qui iront occuper les cantonnements dans une grande partie de l’intérieur de notre pays.

Ce général ayant fait preuve, pendant son séjour parmi nous, d’une excessive bonté de cœur d’un tact parfait, la régence, par une lettre officielle, félicite le commandant en chef de l’armée du Rhin d’avoir pris cette disposition, dont les populations des campagnes n’auront qu’à se louer.

Le quartier général est revenu de Steyer. A six heures du soir est arrivé Moreau avec Dessoles, dans un carrosse attelé de deux chevaux et accompagné de quatre gardes du corps à cheval.

Moreau avec tout l’état-major général s’est réinstallé dans le grand palais d’hiver du prince-archevêque.

Afin de se montrer à la population et de se rapprocher des habitants, en même temps aussi pour conserver les relations avec ses compagnons d’armes, Moreau, dès son retour de Steyer, recevra à dîner tous les jours vers cinq heures; ces dîners sont absolument publics. Tout le monde peut y venir, s’asseoir et manger, après s’être fait présenter au général en chef par quelqu’un de sa suite. En dehors des vrais dîneurs, il y a dans la salle, à laquelle tout le monde peut accéder, toujours une haie de gens de toute espèce qui ne viennent là que par curiosité. Le nombre de ces badauds, qui appartiennent à toutes les classes de la population indigène et qu’amène le seul désir de voir de près le chef de ces Français dont on parle tant, augmente tous les jours et finit par encombrer tellement la salle à manger, si vaste qu’elle soit, que Moreau est forcé de restreindre aussitôt quelque peu cette hospitalité par trop large, d’autant plus que, parmi les dîneurs, il s’en trouve aussi toujours qui en abusent.

30 décembre. – Neveu, commissaire pour les lettres et les arts, se plaint amèrement des lenteurs que le directeur des collections scientifiques, galeries et bibliothèques de Salzbourg apporte à lui remettre les livres et manuscrits qu’il a réquisitionnés l’autre jour. Il l’accuse d’éprouver des regrets de s’en séparer, et il termine sa lettre par cette phrase typique et qui dépeint bien le savant honnête agissant à contre-cœur: « Et si je devais attribuer à ces regrets la lenteur qu’il met à s’acquitter de sa mission, je trouverais injuste de l’en blâmer, et je conviens que son zèle est estimable, quoique ce zèle doive me nuire ».

31 décembre. – Le soir est arrivé de Vienne un courrier du cabinet impérial; malgré l’heure avancée, Moreau l’a reçu et a conféré fort longtemps avec lui, après quoi le courrier est reparti la nuit même à destination de Lunéville.

Le bruit court dans la ville que la conclusion de la paix est proche, et que c’est à Lunéville qu’elle sera scellée.

3 janvier. Le commandant d’armes Arnaud, en récompense de sa bonne conduite envers la population urbaine, a reçu de la municipalité un cadeau consistant en un magnifique cheval de selle. Il a répondu par une lettre de remerciements rédigée en termes fort polis.

4 janvier. Le commandant en chef de l’artillerie, le général Éblé, logé chez le premier prêtre de la cathédrale, le comte Daun, dans une lettre aussi amère que spirituelle adressée à nos autorités, se plaint de la mauvaise qualité de la nourriture qu’on lui sert chez le prélat, et dit entre autres ceci: « Je ne vous demande pas, Messieurs, des mets recherchés; mon grade correspond à celui d’archevêque et je me contenterais d’être traité comme un prélat, quoique je n’aie fait vœu ni de pauvreté ni d’humilité… »

6 janvier. Entre dix et onze heures du matin le canon tonne, les officiers et généraux paraissent en grande tenue et l’âme en fête, la troupe se promène endimanchée et inonde les endroits publics. On tire sur les bastions une salve de trente-six coups de canon qui met la population dans la consternation. Voici l’explication de tout ce bruit inaccoutumé. Une proclamation affichée en français et en allemand nous la donne;

Armée du Rhin, etc., etc.

« Le général en chef s’empresse d’annoncer à l’armée du Rhin que l’armée d’Italie a passé le Mincio le 4 et le 5 à minuit et a complètement battu l’armée autrichienne, à laquelle elle a enlevé trente-deux pièces de canon, cinq drapeaux, huit mille prisonniers et tués et blessé un pareil nombre d’hommes.

« Ainsi les armées de la République se couvrent partout d’une gloire égale, se répondent par des victoires et forcent l’ennemi à ne plus repousser la paix. Le général en chef ordonne qu’il soit fait, dans toutes les divisions, des salves d’artillerie, et que cet ordre du jour soit imprimé en français et en allemand.

« Signé: MOREAU. »

9 janvier. Une lettre de M. Neveu, commissaire pour les lettres et les arts, en date du 8 janvier, est arrivée à la régence. Il nous remercie de lui avoir fait livrer les manuscrits et livres qu’il avait demandés, et annonce qu’il va partir, en nous faisant observer que personne, à l’armée, n’a le droit de faire des réquisitions de ce genre au nom de la République.

Cette observation n’a pas servi à grand-chose dans la suite, car voici ce qui s’est passé quelques semaines après:

Le général Lecourbe, paraît-il, est un bibliophile enragé. Depuis qu’il est à Salzbourg, il n’a fait que lire des ouvrages sur ce pays, en partie pour le connaître, en partie pour savoir s’il ne se trouvait pas cachés dans quelques couvents de vieux parchemins, des incunables ou d’autres vieux bouquins.

Un jour il releva dans la Géographie de Hubner (tome II, p. 663) un renseignement d’après lequel la bibliothèque du couvent de Saint-Pierre, à Salzbourg, possédait six bibles imprimées en 1462, dont une de Mayence et deux autres éditées à Augsbourg.

Par une lettre autographe adressée au supérieur du couvent, il réclama aussitôt une de ces bibles, celle de Mayence, et quelques incunables de moindre importance. Comme il ne recevait pas de réponse, immédiatement il envoyait au couvent M. Bottin, son secrétaire. Nous tenions trop à nous conserver les bonnes grâces du puissant général pour ne pas satisfaire avec tout l’empressement possible à ses goûts de bibliophile, mais le bibliothécaire du couvent lui assura qu’il n’existait pas de bibles de cette date, ni au couvent ni ailleurs, attendu qu’il n’en avait pas encore été imprimé à cette époque. Les catalogues de vieux livres que nous avons ensuite consultés à ce sujet nous ont confirmé ces dires. Mais pour être agréable au général on lui envoya un fonds de vieux livres fort précieux dont voici la liste:

Pomponius Mela, De situ orbis. Venetiis, 1478; Horatii Flacci carmina. Ibid.,1.483;

AEneœ Silvii Epistolœ, sans date ni lieu d’impression;

Kalendarium Magistri Joannis de Montereqis.

Aug. Vind.) 1489.

Abumasoles flores Astrologiœ. ibid., 1489;

Porphyrii Isagoge, sans lieu ni date.

Prœdicamenta Aristotelis, sans lieu ni date.

Jesuitarum causa in Sinis, impr. sur papier chinois, à Pékin, 1717.

 

Manuscrits:

Liber Georgii Unsterburger Archiepiscopo Leonardo sacra tus (sur parchemin);

Panegyricus Johannis episcopi ad Guarinum Veronensem (parchemin).

 

Lorsqu’on fit observer à Lecourbe que le commissaire Neveu, avant de partir, avait déclaré que personne, sauf lui, n’avait le droit de faire de pareilles réquisitions au nom de la République, il répondit tout simplement que ce n’était nullement pour la République qu’il la faisait, mais pour lui-même et afin d’avoir un souvenir personnel.

Ce bibliophile enragé fit ensuite, le 19 mars, une visite au couvent des Capucins de Salzbourg. Les bons moines craignaient déjà qu’il ne s’agît encore là d’une terrible réquisition de livres anciens. Naturellement, Lecourbe demanda à voir la bibliothèque. Il se fit tout expliquer, engagea, avec les pères, des conversations interminables de bibliophile, se montra connaisseur délicat, mais, au lieu de leur demander quelque chose, il leur fit cadeau d’un merveilleux manuscrit, un missel écrit sur parchemin (dont on peut trouver la description (en allemand) dans Vierthalers Literatur Zeitung, année 1800,75° pièce, page 176). (A la bibliothèque de Salzbourg.)

10 janvier. Les grenadiers qui sont chargés du service d’ordre dans la ville ont été transférés des logements qu’ils occupaient chez l’habitant, dans les casernes. Ils sont fort mécontents de cette mesure et refusent d’obéir. Ils sont d’ailleurs encouragés dans leur obstination par le général Lecourbe lui-même, qui nous fait dire que si la ville ne fournissait pas à ses troupes le nombre nécessaire de matelas, d’édredons et de couvertures, il leur ferait réintégrer leurs cantonnements précédents.

La ville, qui a déjà monté plusieurs hôpitaux dont les besoins de ce genre se sont élevés jusqu’à cinq cents lits, ne pouvait s’exécuter sur-le-champ; sur quoi les grenadiers de Lecourbe, par ordre de leur général, ont en effet quitté la caserne et sont revenus loger chez les habitants en racontant à ceux-ci que les casernes n’étaient point suffisamment meublées.

La municipalité s’empressa de mettre tout en œuvre pour satisfaire aux exigences de ces messieurs et faire meubler la caserne à leur goût; après quoi ils consentirent à la réintégrer, mais non sans quelque hésitation.

16 janvier. – A onze heures du soir est arrivé, venant de Lunéville, le courrier de cabinet qui avait passé l’autre jour; il a remis une dépêche à Moreau, puis est reparti pour Vienne.

23 janvier. – Cet après-midi ont eu lieu les brillantes obsèques du Dr Joseph-Adam Lorenz, médecin en chef de l’armée, décédé dans notre ville hier, après avoir reçu, sur sa demande, les saints sacrements de l’Église. Il avait soixante-six ans.

Un ordre du jour affiché sur les murs portait ceci:

« Le général en chef annonce avec peine à l’armée la perte qu’elle vient de faire dans la personne du citoyen Lorenz, médecin en chef, mort le 2 de ce mois à Salzbourg. Il avait été employé comme médecin aux armées dans les guerres de Hanovre, ensuite dans les hôpitaux militaires et comme médecin en chef depuis le commencement de cette guerre. Le citoyen Lorenz, recommandable d’ailleurs dans la vie domestique par toutes les vertus privées, fut remarquable dans sa profession par des connaissances profondes qu’une expérience de quarante ans rendait précieuse à la société. A un grand mérite il joignit jusqu’au dernier moment ce zèle et cette humanité attentive qui font seuls de l’art de guérir une mission de bienfaisance.

« Signé: Lahorie. »

 

On l’a inhumé au cimetière Saint-Sébastien, en rendant à son corps les honneurs militaires et civils.

Sur sa tombe, le chirurgien en chef de l’armée, le citoyen Percy, a prononcé un discours dont maints troupiers dans l’assistance ont été touchés jusqu’aux larmes[3].

Lorenz jouissait, d’ailleurs, de l’estime de toute l’armée, il était surtout aimé de son digne général en chef.

L’armée lui a érigé un monument funéraire dont l’inscription est en latin. Le lendemain des funérailles, le commandant supérieur de Salzbourg, le général Nicolas Fririon, gendre du docteur Lorenz, est parti pour Strasbourg afin de régler la succession de son beau-père, qui était domicilié dans cette ville. Il a adressé aux autorités indigènes une lettre dans laquelle il annonce que l’adjudant commandant Bertrand[4], un homme digne de toute confiance, – c’est ainsi qu’il s’exprime, – sera nommé à sa place et « fera les mêmes efforts que lui-même pour maintenir l’ordre ».

Depuis longtemps on avait parlé au général en chef des œuvres musicales de l’un de nos meilleurs compositeurs de musique, M. Joseph Haydn. Moreau était devenu fort curieux de les connaître et désirait en entendre une composition. Donc, sur la demande de tous les officiers supérieurs français on organisa dans la grande salle de l’Université un concert où fut exécuté pour la première fois le grand oratorio du citoyen Haydn, intitulé la Création. Il y a eu plus de cent exécutants.

Les officiers français ont paru au grand complet. L’un d’entre eux, pour rendre la merveilleuse composition intelligible à ceux de ses compatriotes qui ignoraient l’allemand, en avait traduit les paroles en français et fait faire une petite brochure intitulée: la Création, oratorio mis en musique par J. Haydn, traduit de l’allemand et mis en vers par un officier de l’armée du Rhin (Salzbourg, an IX, 21 pages in-8a) qu’on a distribuée dans la salle à tous les militaires.

28 janvier. – Un certain nombre d’ennemis du général Lecourbe ou de mauvais plaisants avaient fait courir le bruit, depuis quelque temps, que ce général allait faire piller la ville par les troupes placées sous ses ordres. Les calomniateurs ont été arrêtés et sévèrement punis par la police, qui a fait insérer dans les journaux un avis invitant la population à se méfier de pareils bruits.

Vers midi est arrivé de Vienne le courrier de cabinet chargé du transport des pièces pour Lunéville, où ont été engagés les pourparlers en vue de la conclusion de la paix définitive. Il était porteur aussi de dépêches pour Moreau, qu’il lui a remises, et après avoir passé la nuit à Salzbourg, il est reparti à destination de Lunéville, le ledemain

29 janvier. – Arnaud, commandant d’armes, est venu voir le rédacteur en chef de notre journal officiel et l’a prié d’insérer dans le numéro de demain la lettre ou plutôt les lettres que voici et qui ont en effet paru: .

« Armée du Rhin. Quartier général de Passau le 2 pluviôse an IX de la République française une et indivisible.

«Le chef d’escadron et aide de camp du général de brigade Daultanne, chef de l’état-major de l’aile gauche, au commandant de la place de Salzbourg:

Le général Grenier me charge, citoyen commandant, de vous transmettre la note que voici, en vous priant de la faire traduire en allemand et de la faire insérer dans le Journal de Salzbourg.

« Que cet exemple invite les hommes de lettres sans foi ni conviction à respecter la vérité d’abord, et surtout à ne pas se permettre d’offenser une nation qui, quelquefois du moins, sait se servir des moyens de vengeance dont elle dispose».

 

Voici la note annexée à la lettre:

« Je soussigné, journaliste français, rédacteur en chef du journal le Mercure universel, paraissant à Ratisbonne, déclare avoir reçu cinquante coups de bâtons à titre de punition bien méritée pour avoir calomnié les Français dans les numéros de mon journal parus du 1er au 17 décembre 1800.

cc Signé : Paoli

« Pour copie conforme:

« Le chef d’escadron et adjudant, etc.

« Signé : Lefèvre. »

 

Moreau était aussi passionné pour la chasse que Lecourbe l’était pour les vieux parchemins.

Par une lettre en date du 2 février, signée Bertrand, commandant supérieur, il nous est dit ceci:

« Le général en chef désirant, Messieurs, chasser demain, je vous invite à faire commander vingt paysans qui seront rendus à neuf heures du matin à Gretich, où nous les prendrons en passant. »

Dans les écuries du prince-archevêque, Moreau fait entretenir une meute de vingt chiens qu’il a ramenés de Munich.

C’est d’ailleurs là que la passion de la chasse l’a pris.

Défense a été faite de sa part à tous les officiers et soldats français de chasser sans être munis d’un permis signé par lui, et les sentinelles, aux portes de la ville, ont été chargées d’arrêter quiconque passerait porteur d’un fusil de chasse.

7 février. A midi, Moreau et quelques généraux sont partis pour Hallein afin de visiter les fameuses mines de sel qui se trouvent à proximité de cet endroit et qui sont en exploitation depuis onze cents ans. Ces messieurs ne sont rentrés que pour dîner.

8 février. Vers dix heures du matin, Moreau est parti pour Berchtesgaden, afin de rendre visite au prince Joseph Conrad, qui, pendant le séjour des Français, n’a pas quitté son pays, et que les Français, soit par considération pour lui, soit par pitié pour ses sujets, tous encore de malheureux serfs, ont toujours traité avec des égards exceptionnels en épargnant aux populations de ce petit pays tous les maux de la guerre et toutes les contributions.

Moreau est rentré pour dîner. Quelques jours après, le prince Joseph Conrad de Berchtesgaden est venu lui rendre sa visite et a dîné avec lui au château.

13 février. Le courrier du cabinet impérial que nous avons vu passer plusieurs fois est revenu aujourd’hui à quatre heures de l’après-midi, venant de Lunéville, et a assuré à Moreau que la paix était signée. Elle aurait été conclue à Lunéville le 9. Il déclare avoir dans sa poche le traité avec toutes les clauses additionnelles. Il est parti aussitôt pour Vienne; notons que ce courrier avait parfaitement raison, car le traité de la paix de Lunéville a été publié à Vienne dans le Journal officiel en date du 16, et nous est parvenu depuis.

16 février, veille du mardi gras. C’est aujourd’hui qu’a eu lieu le grand bal offert à la population et aux officiers de la garnison par Moreau, l’état-major général et l’état-major du général Lecourbe. On a, pour cette circonstance, transformé en salle de bal la grande salle des fêtes du palais du prince-archevêque, qu’habite Moreau.

Avaient été invités: tous les officiers supérieurs de l’armée française, tous les officiers subalternes en garnison à Salzbourg, et les notables habitants de la ville avec leurs familles. Les invitations étaient coquettement imprimées en français.

Pendant le bal, on a admiré le bon ordre, la gaîté franche et l’hospitalité charmante des amphytrions.

C’est pour cela que nous avons eu peine à nous expliquer pourquoi Moreau a choisi justement le lendemain de cette fête pour nous faire remettre par son secrétaire, M. de Fresnières la réponse négative à notre demande de diminution du chiffre de la contribution de guerre.

Cette réponse était même rédigée en termes assez énergiques; c’était probablement parce qu’il allait partir pour Strasbourg à la rencontre de la jeune Mme Moreau et qu’il voulait qu’elle nous fût remise pendant sa présence à Salzbourg.

En même temps, M. de Fresnières nous a demandé la note des frais du bal. Nos autorités municipales, hésitant quelque peu à répondre à cette demande, déclarèrent que la ville serait trop heureuse de se charger des frais d’une fête qui avait si puissamment contribué à rapprocher les Français de la population et à établir un sympathique accord entre eux et nous; mais de Fresnières insista en disant qu’il avait l’ordre formel de payer tous les frais et qu’il lui fallait la note absolument et sans retard.

17 février. A sept heures du matin, Moreau part pour Strasbourg dans une voiture à quatre chevaux. Il fera le voyage par Munich et Augsbourg. Le soir, la ville, en échange de la fête de l’autre jour, offre aux officiers un grand bal, où il y a foule et où l’on est très gai. Les convenances les plus strictes ont été observées pendant toute la soirée.

Le général Lahorie a été nommé général en chef par intérim. Jusqu’à son départ, Moreau n’avait reçu de la part de son gouvernement aucun avis officiel relatif au traité de paix de Lunéville. Ce n’est qu’en route pour Strasbourg qu’il a trouvé, paraît-il, le courrier que lui avait envoyé le ministre de la guerre Berthier. Il a transmis aussitôt toutes les pièces au général Lahorie.

Le lendemain, nous avons appris, par des officiers français qui ont eu occasion de voir le texte du traité de Lunéville, que notre petit pays avait cessé d’appartenir à un archevêque et qu’il était échu, en vertu de ce traité, au grand-duc de Toscane, comme indemnité pleine et entière des États toscans dont il avait été dépossédé.

Des Français qui avaient été en Italie nous ont raconté également que notre nouveau prince était un homme de bien dans toute l’acception du mot.

Moreau ayant répondu négativement à notre demande au sujet de la diminution de la contribution de guerre, la régence a fait faire des remontrances à Lahorie, en lui démontrant, pièces à l’appui, que les Français sont dans l’erreur la plus complète en ce qui concerne les véritables ressources de notre pays.

Plusieurs jours se passent ainsi en discussions, très désagréables d’ailleurs.

Depuis l’armistice de Steyer, beaucoup de militaires français, se trouvant désœuvrés, se sont adonnés au jeu. Lahorie, en date du 22, a édicté des peines sévères contre les joueurs.

Une lettre de Lahorie est parvenue à la régence accordant enfin une diminution de 1,400,000 livres sur la contribution de guerre imposée au Salzbourg après la victoire du 14 décembre; mais elle renferme en échange des conditions bien dures et même des menaces pour le cas où nous tarderions à payer ce qui nous incombe sur le reste.

28 février. Le chirurgien en chef de l’armée, le docteur Percy, ayant mérité la reconnaissance des autorités indigènes en sauvegardant leurs intérêts dans l’organisation des hôpitaux, la régence lui avait offert, à titre de remerciement un cadeau consistant en une bague et un magnifique carrosse. C’est notre professeur en chirurgie, M. Hartenkeil, qui avait été chargé de lui remettre ces objets. Dans une lettre de remerciement que Percy adresse aujourd’hui à Hartenkeil, il dit entre autres:

« Je vous prie, Monsieur et cher confrère, de vouloir bien être l’interprète de mes sentiments de reconnaissance auprès de Messieurs de la régence pour la bague en brillants et la voiture qu’ils ont eu la bonté de me donner en témoignage de satisfaction du dévouement que je leur ai montré.»

2 mars. On découvre une supercherie bien amusante:

Notre prince-archevêque possède dans ses remises une magnifique voiture de voyage, équipée et pourvue de tout ce qui peut rendre un long parcours supportable et même agréable. Cette voiture de luxe a coûté 500 ducats. Il y a quelques jours, il nous est parvenu une lettre du commandant supérieur Bertrand réclamant cette voiture pour une mission extraordinaire dont serait chargé l’adjudant commandant Lemarois. Donc, hier, un individu se disant le cocher du commandant supérieur Bertrand s’est présenté dans les remises de la cour pour prendre livraison du véhicule, qu’il a en effet emmené. Aujourd’hui, Lemarois voulant partir, une lettre de Bertrand réclame de nouveau la voiture. On va aux renseignements, et l’on apprend que ni Bertrand ni l’adjudant Lemarois ne l’ont reçue; l’individu qui l’a emmenée ne venait pas de leur part.

Une enquête a été immédiatement ouverte et nous avons appris que c’était un simple économe des hôpitaux, du nom de Chanterelle, qui, ayant résolu de faire sa rentrée triomphale en France dans cette magnifique voiture, s’était servi du nom du commandant Bertrand pour se l’approprier, sans savoir cependant que sa fausse demande coïncidait avec celle des autorités militaires.

7 mars. La contribution de guerre a été payée aujourd’hui. Déduction faite des 1,400,000 livres, montant de la diminution; elle s’élevait encore à 4,000,000 de livres.

On a appris que les troupes françaises allaient rentrer en France. Lahorie a fait encore quelques concessions sur les réquisitions ordonnées.

11 mars. Lecourbe a fait réquisitionner par son secrétaire, M. Bottin, 8 aunes de toile d’emballage, 4 aunes de toile cirée, 2 livres de clous et deux pelotes de ficelle. C’est pour emballer les bouquins et les manuscrits qu’il avait acquis de la façon que l’on sait.

A neuf heures du soir sont arrivés Moreau et sa jeune femme, venant de Strasbourg, par Munich. Les jeunes époux étaient accompagnés d’un innombrable cortège de voitures, de femmes de chambre, de domestiques, de cavaliers et de bagages.

Au palais de la résidence, une réception brillante leur fut faite: la musique de l’état-major général les reçut à la porte, et, au son des instruments exécutant des morceaux français, entouré de tout le corps d’officiers de la suite, Moreau s’est rendu avec sa jeune femme dans la chambre qui leur avait été préparée, et à la porte de laquelle le cortège les quitta.

19 mars. Le général Porson, commandant de toutes les garnisons dans le pays de Salzbourg, a quitté son poste et notifié son départ à la régence par une lettre charmante dont voici le principal passage:

« Je n’ai qu’un regret, dit-il, en partant de Salzbourg, c’est de n’avoir pu prévenir tous les abus qu’entraînent à leur suite la guerre et les nombreux corps de troupes. »

Le soir, un trompette des dragons de Lecourbe et un gendarme se sont battus en duel non loin de la ville. Le trompette est resté mort sur le terrain.

Il est à noter que parmi les militaires français on trouve cela très naturel et l’on ne fait aucun cas des duels.

26 mars. – Moreau reçut hier un courrier de Paris et aussitôt il adonné ordre de partir pour la France. Il est en effet parti ce matin entre trois et quatre heures, non sans laisser une gratification de 200 écus aux domestiques indigènes du château.

Le général Decaen a été nommé général en chef de l’armée du Rhin.

Le général Lahorie part également. Bertrand a de même notifié son départ avec une partie du quartier général et demande la permission de se servir de nos voitures jusqu’à Augsbourg, d’où il les renverra (il les a en effet renvoyées).

Depuis quelques jours l’armée française venant de l’intérieur passe par corps d’armée.

Le commandant Arnaud nous quitte également, au grand regret de la régence et des populations. Aussi la municipalité et la régence lui envoient de riches cadeaux pour lui, ses aides de camp et ses secrétaires, en témoignage de sa sollicitude pour le maintien de l’ordre dans la ville.

Le 5 avril, entre une et deux heures de l’après-midi, Decaen et le reste du quartier général nous quittent en nous recommandant quatre soldats français et le capitaine Larcher, dont les blessures sont trop graves pour permettre leur transport.

Enfin une lettre du commandant en chef adressée à la régence porte ceci:

« Tout Français qui sera resté après le 7 avril dans votre pays doit être considéré par vous comme maraudeur et arrêté comme tel pour être reconduit sous escorte aux colonnes françaises. »

 

NOTES

[1] La forteresse de Hohensalzbourg, qui domine la ville à pic, entourée de murailles et d’un système de fossés fort compliqué, d’ailleurs construite sur un rocher escarpé et complètement inaccessible, était réputée imprenable. Les Français y entrèrent sans coup férir et y trouvèrent un matériel de guerre considérable qui, pendant l’occupation française, fut vendu aux enchères publiques au profit de la caisse de l’armée. La garde civique réclama à Moreau deux canons pour orner la cour de sa caserne: c’étaient deux pièces de campagne en très bon état. Moreau les lui accorda en témoignage de la grande confiance qu’il avait dans l’esprit de la population locale; elles se trouvent aujourd’hui au musée de Salzbourg. Chacune porte, sur une plaque de cuivre,l’ordre du jour par lequel elles furent restituées.

[2] Le premier numérotage des maisons à Salzbourg est, selon l’aveu des historiens locaux, dû aux Français. Plusieurs autres institutions concernant la police et les services publics introduits par l’armée du Rhin ont été également adoptées depuis, de sorte que tout le monde vous dira à Salzbourg que le séjour des Français, tout en ayant été fort coûteux, n’a pas été sans utilité et a laissé de profondes traces dans l’administration locale.

[3] On trouve une description détaillée de ses funérailles et une reproduction du discours de Percy dans le Moniteur universel, n° 141, 21 pluviôse an IX, p. 88. Sur les travaux de Lorenz, voir Tissot, Journal de Paris, an IX, n° 140. ,

[4] Plus tard, le célèbre général, qui fut le compagnon d’exil de Napoléon.