L’empereur Alexandre Ier et la formation de la Troisième Coalition

Oleg Sokolov

(Conférence présentée lors du Colloque « La bataille d’Austerlitz et ses enjeux » – Slavkov ù Brno – 28-29 novembre 2003 – sous l’égide du Projet Austerlitz 2005)

Alexandre
Alexandre Ier de Russie

Malgré l’abondance des ouvrages consacrés à la guerre de l’empire napoléonien contre la Troisième coalition, les raisons qui ont provoqué ce conflit restent toujours, comme il nous semble, insuffisamment étudiées. Les historiens français recourent d’habitude à la simplification, que résume le mieux une phrase d’un spécialiste célèbre de l’époque napoléonienne, Jean Tulard :

« L’or anglais n’était pas resté inactif sur le continent. Il parvint à nouer une coalition, la troisième contre la France. La Russie se laissa convaincre sans difficulté … L’Angleterre promettait 1 250 000 livres par an pour chaque centaine de milliers d’hommes engagés dans le conflit par la Russie ». 

Un autre historien français célèbre, Lachouque, disait:

« L’esprit du Code civil, l’ambition du nouvel Empereur inquiètent les souverains de la vieille Europe ».

Autrement dit, la guerre commença parce que l’Angleterre a réussi avec l’aide de son or à unir autour d’elle l’Europe, déjà inquiétée par l’esprit révolutionnaire qui émanait de la France napoléonienne.

Quant aux historiens russes, ils décrivent d’habitude les raisons de ce conflit d’une façon encore plus concise. Pour ceux-ci la guerre de la Russie en 1805 n’est rien d’autre que la guerre préventive nécessaire pour prévenir l’inévitable, à leur opinion, agression de Napoléon contre la Russie. L’historien soviétique éminent Pavel Jiline écrivait :

« Le renforcement de la politique napoléonienne agressive aux Balkans, l’activité des diplomates français en Turquie, créèrent le danger réel de la pénétration des troupes françaises vers la Mer Noire et Dniestr, la mainmise sur les détroits, la création d’une place d’armes pour la guerre avec Russie (!) ». 

Pour l’historien soviétique tout est clair : si en 1812 Napoléon attaqua les Russes sur leur territoire, cela signifie que dans sa tête, dès le début, il n’y avaient que les plans de la conquête de la Russie et de l’asservissement du peuple russe.

Bonaparte
Bonaparte au pont d’Arcole . Gros

L’absurdité de ce dernier point de vue est évidente. Il suffit de dire, que à partir de son arrivée au pouvoir, Napoléon, pendant longtemps, non seulement ne pensait pas à attaquer la Russie, mais même ne concevait pas sa ligne politique européenne autrement qu’avec une alliance franco-russe capable d’arrêter les guerres incessantes sur le continent et d’obliger l’Angleterre à se mettre à la table des négociations. Le 2 janvier 1801, lors d’une séance du Conseil d’Etat, le Premier Consul proclamait :

« La France ne peut avoir que la Russie comme alliée. Cette puissance est la clé de l’Asie …  » 

Et même au cours de la guerre avec la Troisième coalition, après la bataille d’Austerlitz, Napoléon déclarera :

« La Russie, je l’aurai, non pas aujourd’hui, mais dans un an, dans deux, d’ici trois ans. Le temps passe l’éponge sur tous les souvenirs et ce serait peut-être de toutes les alliances celle qui me conviendrait le plus ».

Pourtant, devant les études approfondies, le point de vue classique français ne résiste pas non plus à la critique. Car ce point de vue ne prend pas du tout en considération le rôle fatal, que joua, dans le déclenchement de la guerre, l’empereur Alexandre Ier. C’est à ce sujet que je voudrais consacrer mon exposé.

Il faut noter qu’à partir de l’arrivée au pouvoir, en mars 1801 et jusqu’à 1802, le jeune tsar russe ne s’occupa guère de politique extérieure. Ilse plongea dans des rêves de réformes, qui devaient transformer le bâtiment informe de son empire. Cependant, à la première collision avec les réalités politiques, Alexandre, qui ne supportait pas le travail long et suivi , fut désappointé dans ses rêves. Il comprit que l’obstacle principal au développement de la Russie, le servage, ne pouvait être éliminé sans rencontrer la résistance acharnée, impitoyable, des puissants seigneurs, et que son pouvoir, apparemment absolu, était en fait est très faible, en comparaison de leur influence. Mais puisque tous les autres problèmes découlaient de cette source principale, faire quoi que ce soit de sérieux, sans risquer sa tête, apparaissait impossible. Tout ce qu’Alexandre réussit à faire, c’est une série de réformes insignifiantes, qui ne changeaient presque rien à la vie intérieure de la Russie. Alors le jeune tsar transféra complètement son attention de la politique intérieure sur la politique extérieure. A partir de 1802 il dirige tout l’activité des affaires étrangères de l’empire russe.

Il faut dire, qu’en ce temps-là, la Russie se trouvait dans une position extraordinairement avantageuse. En 1801, on a signé deux traité d’une importance primordiale: le 17 juin 1801, à Saint-Pétersbourg, la convention maritime avec l’Angleterre, et le 10 octobre à Paris, le traité de paix avec la France. En même temps l’alliance avec la Turquie était scellé par le traité, signé encore sous le règne de Paul Ier. Ainsi, en gardant les bonnes relations avec les puissances ayant l’importance de premier ordre pour la Russie, elle pouvait non seulement être tranquille pour ses frontières, mais encore s’assurait la liberté complète des actions pour le renforcement de ses positions dans la politique internationale et le renforcement à l’intérieur.

Le rêve de Pierre le Grand était réalisé : l’entente maritime avec l’Angleterre, l’entente continentale avec la France et l’alliance étroite avec l’empire Ottoman. Le barrage de l’Est retourné ainsi face à l’Ouest. Les deux empires orientaux pouvaient désormais observer tranquillement les péripéties de la haute lutte de la France contre l’Angleterre, d’un éléphant avec une baleine. Il faut remarquer, que cette situation répondait parfaitement aux voeux de l’oligarchie russe gouvernante. Les historiens français remarquent souvent l’hostilité de l’aristocratie russe vis-à-vis de la France révolutionnaire. Et c’est assez juste. Plusieurs aristocrates gardèrent cette hostilité après l’arrivée au pouvoir de Napoléon Bonaparte. Il suffit de noter la position irréconciliable des anglophiles et, en particulier, du célèbre clan Vorontsov, auquel appartenaient l’ambassadeur à Londres, le comte Semion Vorontsov et son frère Alexandre Vorontsov (de septembre 1802 jusqu’au décembre 1805, chancelier d’Etat de la Russie), ainsi que l’ambassadeur à Vienne, le comte André Razoumovski.

Vorontsov
L’ambassadeur Vorontsov

Cependant ce serait une simplification inadmissible de généraliser leur position à toute l’aristocratie russe influente. Dans son milieu se distinguait le parti soi-disant russe, qui se prononçait pour une politique extérieure indépendante dont la conduite devait être dictée non par l’anglophilie, mais par les intérêts de la Russie. A ces cercles influents appartenait entre autres le membre du conseil d’Etat et le vice-chancelier comte Nicolas Roumiantsev, ainsi que le célèbre général Koutouzov. Ce dernier déclarait ouvertement que la Russie devait :

« conserver Napoléon pour l’Europe ». 

C’est dans cette direction qu’était orientée la politique extérieure de la Russie avant qu’Alexandre Ier prenne celle-ci en mains.

Le plus souvent on dit que l’Angleterre fit tout pour entraîner la Russie dans la coalition antifrançaise. En réalité c’est la Russie, et plus exactement l’empereur Alexandre Ier, qui s’adressa le premier aux Anglais.

A la fin de 1803, le tsar propose au gouvernement britannique d’agir de concert dans le cas où Bonaparte attaquerait l’Egypte. Il proposait aussi sans plus attendre de faire des préparatifs communs à Corfou. Les Anglais montrèrent peu d’enthousiasme, peu confiant dans les Moscovites malins, craignant leurs appétits en Méditerranée et leur habituel retournement. Mais cet échec ne découragea pas Alexandre. Il se comporta de telle manière dans la question sur le statut de l’île la Malte, que le gouvernement anglais manifesta finalement une obstination absolue et toute la mauvaise volonté dans ses pourparlers avec les Français. Le cabinet anglais refusa catégoriquement de remettre cette île à qui que ce soit. Comme on le sait, cette question devint le prétexte principal au conflit franco-anglais.

Presque toutes les sources russes notent unanimement qu’Alexandre Ier éprouvait vis à vis du Premier Consul une aversion et une jalousie presque pathologique. Les succès extraordinaires et la popularité gigantesque de Bonaparte, même parmi la noblesse russe, l’irritaient au dernier point. Cette jalousie se transforma en haine implacable après l’exécution du duc d’Enghien. Le texte initial de la protestation, par laquelle Alexandre voulait s’adresser à la France était si brutal, que même les politiciens bien éloignés des sentiments profrançais l’imploraient au moins de changer la forme du message, où figurait la phrase suivante :

« Sa Majesté répugne à conserver plus longtemps des rapports avec un gouvernement qui ne connaît ni frein ni devoir d’aucun genre, et qui, entaché d’un assassinat atroce, ne peut plus être considéré que comme un repaire de brigand ». 

La forme de ce message fut changée, mais l’essentiel resta : la Russie non seulement réprimanda rudement le Premier consul, mais encore s’adressa à toutes les puissances de l’Europe avec les missives remplies de la haine non dissimulée envers Bonaparte. Il est intéressant de citer quelques passages de la lettre adressée au sultan turc:

« L’événement incroyable qui vient d’arriver sur le territoire de l’Empire d’Allemagne dans les Etats de l’électeur de Bade, où le duc d’Enghien a été enlevé à main armé par les Français pour être mené au supplice, aura pénétré la Porte d’un sentiment d’étonnement et d’une douleur pareil à celui qu’il a fait éprouvé partout ailleurs ». 

Dans cette même lettre Alexandre parlait avec une sollicitude bien tendre au sultan, qui devait certainement éprouver l’horreur devant la violation si terrible des « droits de l’homme ».

Comme on le sait, Bonaparte, par l’intermédiaire de son ministre des Affaires étrangères Talleyrand, répondit à Alexandre d’un ton bien résolu :

« La plainte qu’elle (la Russie) élève aujourd’hui conduit à demander, si, lorsque l’Angleterre méditât l’assassinat de Paul Ier, on eut eu connaissance que les auteurs des complots se trouvaient à une lieue des frontières, n’eut-on pas empressé de les faire saisir ? »

Cette lettre devint pour Alexandre Ier la gifle suprême. Premièrement, contrairement à la version officielle acceptée alors en Russie,  on disait ici ouvertement que l’empereur Paul Ier avait été tué. Deuxièmement, on soulignait que les Anglais étaient impliqués dans ce meurtre. Et enfin, on faisait comprendre qu’Alexandre Ier n’était pas étranger au meurtre de son père, et que par conséquent ce n’était pas à lui à prêcher la morale aux gouvernements des autres pays. Alexandre Ier n’oubliera jamais cette lettre.

Désormais le renversement de Napoléon devient l’affaire de toute de sa vie et pendant plus de 10 ans son but essentiel. Il déclarera à sa soeur un peu plus tard :

« En Europe, il n’a y pas suffisamment de place pour nous deux. Tôt ou tard, l’un de nous doit disparaître ». 

Et au colonel Michaud il dira :

« Ce sera soit Napoléon, soit moi, mais nous ne pouvons pas régner ensemble ». 

Sous cette éclairage,  l’opinion des historiens qui imaginent qu’Alexandre s’occupait de la formation des coalitions antifrançaises à cause des impulsions réactionnaires et le désir de restaurer en France la monarchie des Bourbons, nous semble très curieuse   Plus tard, en 1814, il choqua les royalistes français, en déclarant que, sur le principe, il n’était pas contre la république. Au général Toll il expliquera :

« Il ne s’agit pas des Bourbons mais du renversement de Napoléon ».

A partir d’avril, juin 1804, Alexandre développa une activité diplomatique fébrile. Des lettres d’offres d’alliance offensive contre la France volent dans toutes les capitales de l’Europe. Mais les démarches les plus importantes furent entreprises envers l’Angleterre. En automne 1804, Alexandre fait partir à Londres son envoyé personnel Nicolas Novosütsev. Le tsar lui donnait des instructions confidentielles, dans lesquelles, noir sur blanc, il recommandait d’entreprendre tous les efforts pour la création de l’alliance offensive anglo-russe. Dans les instructions datant du 23 septembre 1804 il dit qu’il est nécessaire aux membres de la coalition future de proclamer comme objectif le renversement de Napoléon, mais en ce qui concerne la nation française il est nécessaire d’annoncer :

« que ce n’est pas à elle que l’on en veut, mais uniquement à son gouvernement, aussi tyrannique pour la France que pour le reste de l’Europe » 

et que les membres de la coalition

« ne désirent rien d’autre que d’affranchir la France du despotisme sous lequel elle gémit, de lui laisser le libre choix du gouvernement qu’elle voudra elle-même se donner ». 

On y donnait les caractéristiques les plus épouvantables de Bonaparte et de son gouvernement :

« un gouvernement scandaleux, qui pour ses fins se sert alternativement du despotisme et de l’anarchie ». 

Mais, quant à l’organisation future de la France vaincue, Alexandre ne soufflait pas un mot sur les Bourbons :

« l’ordre social intérieur sera fondé sur une liberté sage … » 

Le tsar autocrate de la Russie notait aussi :

« la Russie et l’Angleterre répandraient de plus en plus cet esprit de sagesse et de justice ». 

D’ailleurs l’esprit de sagesse et justice était compris d’une façon assez originale. Par exemple, on disait :

« Il est évident aussi que l’existence de trop petits Etats ne serait pas en accord avec le but qu’on se propose, puisque n’ayant aucune force … ils ne servent … d’aucune utilité pour le bien général ». 

On remarquait aussi, qu’il était nécessaire :

« que les deux puissances protectrices conservent une certaine degré de prépondérance dans les affaires de l’Europe, car elles sont les seules qui par leurs positions sont invariablement intéressées à ce que l’ordre et la justice y règne… « 

Les propositions de l’alliance étaient a tel point avantageuses pour l’Angleterre, la Russie n’ayant demandé aucune contrepartie, que les Anglais furent d’abord très méfiants. Cependant la situation était pour eux si dangereuse, que en peu de temps le ministère de Pitt oeuvra activement dans le but du rapprochement. Et le 11 avril 1805 à Saint-Pétersbourg les deux gouvernements signèrent le traité anglo-russe (dit Convention de Pétersbourg)

Sans attendre la signature de ce traité, Alexandre entrepris les démarches les plus actives, y compris un vrai chantage politique, pour que l’Autriche et la Prusse entrent aussi dans la coalition. Le 7 mai 1804, par l’intermédiaire de l’ambassadeur à Vienne, Razoumovski, Alexandre s’adressa à l’empereur François :

« Malgré que, par la position de mes Etats, j’aie peu à redouter de la part des Français, j’ai cru néanmoins ne pouvoir rester indifférent aux dangers dont ils menaçaient d’autres Etats de l’Europe … il faut des remèdes plus violents que ne l’est en politique un simple traité défensif qui tout au plus peut préserver un équilibre existant, mais non le rétablir, quand il est aussi complètement détruit. … de quelle manière que commence la guerre sur le continent, elle doit toujours être regardée comme défensive, le gouvernement français étant depuis longtemps en agression directe contre tous les Etats de l’Europe ».

L’Autriche et la Prusse étaient prêtes à signer avec plaisir l’alliance défensive, mais ni l’une ni l’autre puissance ne voulaient se jeter tête basse dans une guerre aux buts douteux et à l’issue non moins douteuse. C’est pourquoi, simultanément aux offres faites aux cours de Vienne et de Berlin, on laissait entendre qu’en cas de leur refus, les conséquences pouvaient être imprévisibles. Dans le message au comte Razournovsky du ministère des Affaires étrangères on précisa:

« Que si … ces mêmes puissances ne voulussent pas s’opposer efficacement aux entreprises funestes qui les regardent de plus près et contribuer à sauver l’Europe de l’abîme ouvert pour l’engloutir, l’empereur (de Russie) alors les verra avec douleur courir à leur perte, et libre de tout reproche vis-à-vis d’elles ne sera pas embarrassé d’aviser aux mesures que lui dicterait la sûreté et l’avantage de ses propres Etats, en les séparant entièrement des intérêts de ses voisins ».

Les efforts d’Alexandre Ier sont couronné du succès. Le 16 juin 1805, Autriche se joint à l’alliance anglo-russe, et le 10 septembre 1805 est signé le traité entre la Russie et le Royaume des Deux Siciles. Le 1er mars 1805 à Saint- Pétersbourg était conclu le traité russo-suédois et le 3 octobre 1805 le traité anglo-suédois à Beckaskog. La troisième coalition était créée.

On peut remarquer, qu’en signant tous ces traités, Alexandre se souciait peu des intérêts de son pays et de son peuple. Par exemple, en signant le traité avec le cabinet de Londres, Alexandre ne demandait aux Anglais aucune contrepartie. Et tout cela tandis que ce traité sauvait l’Angleterre du débarquement de l’armée française. Le tsar russe, au contraire, se mettait en position du solliciteur. Il ne craignait qu’une seule chose : que les Anglais ne veuille pas s’allier avec lui pour la guerre contre Napoléon. C’est pourquoi il n’avait pas même demandé la remise de l’île de Malte à l’Ordre de Malte. Ce dernier était officiellement sous la protection russe.

En somme, dans les actions d’Alexandre, on n’observe aucune ligne directrice liée aux intérêts géopolitiques de Russie et même aux profits de son groupe dirigeant. Si, après les défaites de 1805-1807, en Russie, dans la noblesse et notamment parmi les officiers, apparaîtront des sentiments antifrançais, on ne voit rien de semblable jusqu’au début de la guerre de 1805. Nous avons noté déjà les sentiments pro anglais de certains aristocrates russes, notamment ceux dont les intérêts matériels étaient liés à la vente du blé russe à l’Angleterre. Il ne faut pas oublier, cependant, les nombreux liens qui attachaient l’aristocratie russe à la France. Déjà toute la noblesse de Saint-Pétersbourg parlait, lisait et écrivait seulement en français. Certains des aristocrates, tels que le célèbre comte Stroganov, avaient été élevés en France. Ce jeune comte devint même le témoin de la Révolution française, qu’il admira. En 1802, à Saint-Pétersbourg parut un ouvrage « L’histoire du Premier consul Bonaparte du temps de sa naissance jusqu’à la paix de Lunéville ». Dans la préface l’auteur parlait du Premier consul dans les termes suivantes :

« Ce génie énergique brille de tout son éclat non seulement au milieu des troupes, mais en temps de paix naissent en lui de nouvelles forces, et il entreprend et réalise des grandes actions, qui doivent rendre les peuples heureux ». 

Dans le célèbre journal russe « Vestnik Evropy » on pouvait lire sur Bonaparte :

 » … il a mérité la reconnaissance éternelle de la France et même de l’Europe, avant tué le monstre de la Révolution « . 

Plusieurs officiers russes admiraient sincèrement Napoléon, qui deviendra pour eux le symbole du héros romantique. L’historien célèbre Mikhailovski-Danilevski, à cette époque-là un jeune homme, écrivait :

« qui ne vivait pas à l’époque de Napoléon, ne peut imaginer à quel point par sa puissance morale il agissait sur les esprits des contemporains ». 

Et Serguei Glinka, un autre officier, le futur héros de la guerre de 1812 et l’auteur des ouvrages ultra patriotiques et antifrançais, reconnut que pendant sa jeunesse (coïncidant chronologiquement avec notre période), il rêvait de faire la guerre sous les drapeaux de Bonaparte.

Quant aux marchands russes, beaucoup moins enthousiastes, mais plus pratiques, ils s’intéressaient comme nous le montrent les documents, pas seulement au commerce avec Angleterre. Notamment, à cette époque, le commerce par les mers du sud se développait activement. En profitant de la paix avec la Turquie les marchands russes faisaient le commerce de plus en plus avec l’Italie, l’Espagne et la France, en passant par la Mer Noire et la Méditerranée. Si, en 1802, 706 bateaux marchands vinrent aux ports russes de la Mer Noire, en 1805 il y en avait déjà 1251. L’expérience montra, que dans cette direction l’exportation du blé était très avantageuse, et la vente du fer russe de l’Oural faisait concurrence, avec succès, à celui d’Angleterre. Dès 1805 l’exportation du blé par les ports de la Mer Noire surpassa considérablement celle par les ports de la Baltique. Un certain nombre d’hommes d’état à l’esprit pratique pensaient que la Russie devait redouter non la France, mais plutôt l’Angleterre. Voilà ce qu’écrivait Rostoptchine à Vorontsov dans une lettre du 23 août 1803 :

« … quel qu’il soit (le premier ministre anglais), il aura toujours en vue la destruction de l’adversaire unique, de la France, en vue de la domination despotique sur l’univers. Le ministère anglais admit Bonaparte à agir pour avoir le prétexte de recommencer la guerre contre lui. Il veut retenir Malte et la retiendra, ensuite en cas de la chute de l’empire Ottoman, s’emparera de l’Egypte; alors le temps viendra où il faudra solliciter des passeports chez les fonctionnaires britanniques, pour recevoir la permission de naviguer sur les mers »

En somme, il est difficile de définir un vecteur univoque dans les sentiments de l’élite gouvernante de la Russie. Les sentiments pro-anglais se mêlaient d’une manière bizarre aux sentiments pro-français, tandis que les intérêts économiques dictaient la nécessité du commerce avec plusieurs pays de la Europe. Dans les salons de Pétersbourg on pouvait rencontrer aussi bien les émigrés français appelant à la croisade contre Bonaparte, l’engeance de la Révolution française, et les jeunes aristocrates russes cultivés admirateurs du génie de Napoléon. Une partie des officiers vivant selon le principe de Portos « je me bats, parce que je me bats » vit avec  transport la possibilité de se battre contre l’armée de Napoléon sur le champs d’honneur; les autres prévoyaient les dangers d’une telle guerre; et certains disaient qu’ils vaincraient avec plus de plaisir les Anglais. Dans le roman « La Guerre et la Paix » Léon Tolstoï, par la bouche d’une vieille dame noble, exprime assez bien cet état d’esprit vague et prudent de la classe russe gouvernante. En répondant à la réplique d’un jeune officier, qui voyait avec l’enthousiasme la guerre future, cette dame âgée répondit avec un sourire amer, en s’adressant à tout le monde :

« Erema, Erema, il vaut mieux que tu reste chez toi à la maison, aiguisant tes propres fuseaux! » 

Enfin, l’historien Karamzine se souvenait de cette époque:

« Je n’oublierai jamais mes pressentiments amères quand , soufrant de maladie, j’appris la nouvelle du départ de nos troupes… La Russie mit en mouvement ses forces pour aider Angleterre et Vienne, c’est-à-dire pour servir comme instrument de leur haine contre la France et tout cela sans aucun avantage pour elle-même ».

Ainsi, rien n’obligeait la Russie à entrer dans la lutte contre la France napoléonienne : ni ses intérêts géopolitiques, ni ses intérêts économiques, ni même l’opinion générale de l’élite russe, ni surtout les intérêts du peuple russe, pour lequel cette guerre et ses raisons étaient tout a fait incompréhensibles. L’historien russe travaillant en émigration, Boris Mouraviev, a bien noté en parlant de ce dernier point. A propos de la réaction d’Alexandre à l’exécution du duc d’Enghien, il a écrit :

« Evidemment, le moins intéressé dans ces démarches était le peuple russe pour lequel le duc d’Enghien fusillé dans les fossés de Vincennes, ne présentait pas plus d’intérêt qu’un mandarin empalé sur l’ordre de Bogdo-Khan ».

Toute la responsabilité du déclenchement de ce conflit du côté russe appartient uniquement à l’empereur Alexandre Ier. Qui plus est, il n’y a aucun doute que sans son effort actif, pour ne pas dire fébrile, de créer la coalition, il est bien possible que cette guerre n’aurait jamais eu lieu. Non, ce n’est pas l’argent anglais qui séduit la Russie. Ces 1 250 000 livres, promis pour le sang de 100 000 soldats russes étaient la somme absolument dérisoires par rapport à la richesse de l’immense empire . Cela peut paraître paradoxal et même si cela sonne assez bizarre, dans notre siècle aspirant à trouver à toute chose une explication uniquement dans la sphère des intérêts économiques et matériels : la raison principale de la formation de la Troisième coalition, et donc de la guerre, qui l’a suivie, ce fut la jalousie et la haine d’une seule personne : le tsar russe Alexandre Ier.