Le général Freytag durant la retraite de Russie

Halte de nuit durant la campagne de RussieHalte de nuit durant la campagne de Russie
Ney à Krasnoie
Ney à Krasnoie

Lorsque, dans la retraite de Moskou, l’armée Française quitta Smolensk , le commandement de l’extrême arrière – garde, dont je faisais partie , fut confié au maréchal Ney. Il était minuit lorsque nous sortîmes de cette ville. L’incendie était si violent, que la clarté des flammes, au milieu d’une nuit très- obscure nous éclaira , pendant l’espace de quatre lieues jusqu’à mi-chemin dè Krasnoë , où nous fîmes une halte pour attendre le jour.

Pendant ce bivouac momentané nous vîmes accourir vers nous un homme dépouillé de tous ses vêtemens, n’ayant absolument que sa chemise (c’était un sergent-major, qui était à l’hôpital de Smolensk). Au plus fort de l’incendie , cet infortuné, oubliant sa maladie et le froid horrible qui règnait alors, se précipita à travers les flammes et les décombres , et après avoir fait quatre lieues toujours en courant, il arriva auprès de nous. Malheureusement , il nous fut impossible de lui prêter le moindre vêtement , nous n’en avions pas pour nous – mêmes ; et , après avoir échappé à l’ennemi , aux flammes et à la fatigue d’une route faite avec tant de célérité, il expira de froid au milieu des siens.

Cependant , nous étions observés de très près par un corps d’ennemis ; mais il n’osa point nous attaquer. Dès Ic point du jour, nous entendîvnes unc vive canonnade ; c’était le prince d’Eckmiilh qui , pour forcer le passage de Krasnoë , en était venu aux mains avec l’armée Russe.

De l’endroit où nous avions assis notre bivouac, jusqu’au champ de bataille, il y avait un intervalle de quatre lieues. Pendant cette marche , le colonel de génie, Bouvier, me saisit par le bras, en me disant : « Mon ami, nous sommes perdus, nous sommes trop éloignés de notre patrie , nous manquons absolument de tout ; et si nous échappons au fer de l’ennemi, nous ne pouvons manquer devenir les victimes de l’excessive rigueur du climat. Colonel, lui répondis-je , je ne conçois que trop toute l’horreur de notre situation présente ; mais quelque critique qu’elle soit, pourquoi ainsi désespérer ? le courage et la persévérance nous tireront peut- être de ce mauvais pas.

Les funestes pressentimens du colonel Bouvier ne se justifièrent malheureusement que trop du moins à son égard. Il me fit ses adieux en me serrant dans ses bras : « Adieu ! me cria- t-il , c’est pour la dernière fois. »

Enfin , nous arrivàmes devant Krasnoë. L’ennemi nous attendait sur les hauteurs pour nous couper la retraite. Aussitôt nous nous rangeâmes en ordre dc bataille dans la plaine. Notre corps d’armée s’élevait tout au plus à six mille hommes, y compris deux escadrons de lanciers Polonais : la moitié de ces soldats était sans armes.

On rassembla tous les sapeurs , et on y joignit cent hommes des plus déterminés , dont le commandement fut confié au colonel Bouvier. Soutenu par quelques pièces d’artillerie et par le reste de notre arrière-garde, il devait attaquer et faire une trouée ; mais, au fort de l’action , ce brave officier fut emporté par un boulet de canon, et sa troupe fut repoussée par un feu croisé de l’ennemi qui était d’ailleurs inflniment supérieur en nombre.

La sort du colonel Bouvier fut une grande perte pour l’armée. Cet estimable officier joignait aux talens militaires, el à la grande instruclion qu’exige l’arme dans laquelle il servait ( le génie) une extrême activité et une bravoure à toute épreuve.

Cosaque
Cosaque

Pendant que nous étions en bataille dans la plaine , soutenant toujours un feu terrible et continuel, nos équipages, nos chevaux, une partie de l’artillerie, tous les hommes sans armes, les traînards et les malades restés sur la route, tombèrent au pouvoir d’un houra de Cosaques : tous les vivres el le peu de ressources qui nous restaient encore furent perdus pour nous.

Le maréchal Ney ordonna de soutenir le combat, si cela se pouvait, jusqu’à la chute du jour, afin de pouvoir opérer notre retraite sur le Dniéper. Vers les quatre heures du soir, nous effectuâmes ce mouvement ; nous marchions dans les terres labourées , et nous souffrions horriblement de la faim. J’étais à pied comme un simple soldat ; au commencement de l’attaque de Krasnoë , j’avais eu mon cheval tué sous moi, et il m’était de toute impossibilité de m’en procurer un autre.

Vers les neuf heures du soir, nous arrivâmes à un village, sur le bord du Dniéper, on n’y trouva, pour toute nourriture , qu’une boisson faite avec des betteraves.

Le Maréchal Ney était dans l’intention d’attendre le petit jour pour passer la rivière qui , malgré le froid excessif, n’était pas entièrement prise ; par conséquent , il était indispensable d’y voir clair pour sonder Ies endroits où la glace avait une épaisseur assez forte pour supporter les hommes et les chevaux ; mais, à minuit, on vint nous avertir que l’ennemi approchait, qu’on avait même aperçu des Cosaques dans le village.

Le maréchal Ney donna aussitôt l’ordre du passage ; les pièces de canon et leurs caissons furent abandonnés; le désordre, la confusion étaient au comble ; c’était à qui passerait le premier, nous glissions bien doucement les uns derrière les autres , dans la crainte d’être engloutis sous la glace, qui craquait à chaque pas que nous faisions : nous étions sans cesse entre la vie et la mort. Mais , outre le danger qui nous menaçait personnellement , nous étions obligés d’être les témoins du plus triste spectacle.

Tout autour de nous, on voyait des malheureux, enfoncés avec leurs chevaux dans la glace , jusque par-dessus les épaules , réclamant de leurs camarades des secours qu’ils ne pouvaient leur donner, sans s’exposer à partager leur triste sort ; leurs cris et leurs plaintes venaient déchirer nos âmes déjà assez fortement ébranlées par nos propres périls.

Arrivés sur l’autre rive, il fallait gravir une hauteur de douze pieds, d’une pente très-rapide c’était de la terre glaise qui , déjà foulée par ceux qui y avaient passé avant nous, rendait le chemin impraticable. Trois fois j’étais parvenu jusqu’au sommet, et trois fois je retombai dans la rivière. Les forces commençaient à me manquer , lorsque j’entendis la voix du Maréchal Ney qui me disait de me hâter de monter.

« Il m’est impossible , lui répondis-je , si je ne suis aidé. »

Aussitôt le Maréchal coupa, avec son sabre , une branche d’arbre , me la tendit et me tira ainsi à lui sur la hauteur ; sans son secours, j’eusse infailliblement péri.

Au milieu d’un tel désordre et d’une si grande confusion, il était bien difficile de rallier des troupes éparses , découragées ct succombant presque sous la rigueur du froid. La cavalerie ,  surtout , nous occasionna beaucoup de retard ; il était impossible qu ‘elle passât sur le même point que nous ; elle fut donc obligée d’aller au loin chercher un passage qui eut plus de solidité. Elle nous rejoignit enfin , et nous nous mîmes en route.

Ce jour-là, l’ennemi ne parut point ; mais , la nuit suivante, il nous poursuivit vigoureusement ; il était même si près de nous, que, malgré l’obscurité , las boulets et la mitraille arrivaient dans nos rangs et y faisaient de grands ravages. Enfin , les Russes nous avaient presque atteints , lorsque nous nous jetâmes, pêle-mêle avec la cavalerie, dans une mare où l’on s’enfonçait jusqu’à mi-jambe. A mesure qu’on en retirait un pied, l’autre vous y reportait à l’instant. J’élais au milieu des chevaux et enfoncé dans cette vase dont jamais je ne serais sorti si je n’eusse pris la précaution de m’attacher à la queue d’un cheval qui , après de pénibles efforts, parvint cependant à me tirer de peine.

La nuit était des plus obscures, néanmoins on se rallia et on se mit en ordre de bataille. Un officier supérieur russe s*approcha de nous à une assez petite distance pour nous crier :

« Rendez-vous, rendez-vous , toute résistance est inutile. — Les Français combattent mais ne se rendent pas, »

lui répondit le Général Ledru des Essarts, et il fit faire un feu de peloton. Il s’était partagé les cartouches qui nous restaient encore de la bataille de Krasnoë.

Nous continuâmes notre marche , toujours harcelés par l’ennemi. Le troisième jour, vers les trois heures après midi, le Maréchal Ney nous fit prendre position , adossés à une forêt. Nous eûmes beaucoup de peine à rassembler quinze cents hommes en état de tenir leurs armes ; mais le froid épouvantable qu’il faisait alors , les rendait incapables de s’en servir.

Nous les formâmes en bataille sur deux rangs, afin de présenter un front plus imposant ; tous ceux qui avaient jeté ou perdu leurs armes au passage du Dniéper furent mis derrière eux.

Devant nous on apercevait une nuée de. Cosaques, dont les tirailleurs s’approchaient jusqu’à portée de pistolet. Néanmoins nos troupes demeuraient toujours l’arme au bras et, à défaut de cartouches , on ne faisait le simulacre de faire feu que lorsque les Cosaques s’avançaient par pelotons. Alors ils se retiraient et se contentaient de manœuvrer devant nous. C’est dans cet instant que le Maréchal Ney s’approcha de moi et me dit :

« Eh bien ! Freytag , que pensez -vous de cela ? — Que notre position n’est pas brillante , Maréchal , mais cela ne serait encore qu’un demi-mal, si nous avions des cartouches. — C’est vrai ; mais c est ici qu ‘il faut savoir vendre chèrement sa vie. »

A la chute du jour , le maréchal fit allumer des feux de distance en distance, pour donner à croire à l’ennemi que nous allions passer la nuit dans la forêt. Il nous avertit en même tems ( les chefs de corps) d’empêcher nos troupes de se livrer au sommeil , attendu qu’à neuf heures on Ièverait Ie camp.

Dans cet intervalle, le Général en chef russe envoya un officier en parlementaire pour sommer le Maréchal Ney de se rendre, avec son faible corps d’armée qui , disait-il, ne pouvait lutter contre cent mille Russes, par lesquels il était cerné. J*étais présent à l’entrevue et voici la réponse que Ney fit au parlementaire .

« Allez dire à votre général qu ‘un  maréchal de France ne se rend jamais. »

Une heure après arriva un second parlemen taire pour le même objet.

« Pour vous, monsieur, vous resterez avec nous, lui dil le maréchal : je suis bien aise que vous puissiez voir par vous-même de quelle manière se rendent des soldats Français. »

A neuf heures moins un quart , un troisième parlementaire survint pour réclamer son prédécesseur et faire au Maréchal la même proposition.

« Vous ne serez pas trop de deux, dit-il encore , pour être témoins de la façon dont je vais me rendre aux Russes.»

Les protestations de ces officiers furent inutiles. Il était cependant vrai que les Russes nous entouraient de toutes parts.

A neuf heures précises, le Maréchal donna ordre de se réunir sans faire le moindre bruit ; il nous recommanda de faire marcher nos troupes très-serrées et sans proférer une seule parole. Nous nous mìmes en marche et traversàmes le camp des Russes avec le plus grand sang-froid el le plus profond silence.

Cependant les ennemis s’en aperçurent; mais , avant qu’ils eussent jeté leurs cris de houra, nous étions hors de leur camp. Ils ne purent nous atteindre à cause de l’obscurité de la nuit et de notre marche forcée. Néanmoins ils nous envoyèrent de nombreux coups de canon et nous prirent quelques traînards, si l’on peut donner ce nom à des malheureux auxquels il eût fallu une force surnaturelle pour échapper à leur destinée.

Enfin , malgré tous les obstacles, nous arrivàmes à Orcha, vers les quatre heures du matin. L’armée était campée dans la neige, devant la ville où était le quartier général de Napoléon. On nous avait tous cru perdus. Aussi l’Empereur, à l’aspect du maréchal Ney , lui dit en l’embrassant :

« Je ne comptais plus sur vous. »

Pour toute nourriture on nous envoya , vers les huit  heures du matin , un peu de farine et du mauvais schnaps. Les Russes étaient concentrés à Orcha et, vers Ies neuf heures du matin , il fallut de nouveau battre en retraite. Notre armée était dans un état si déplorable que, si les Russes avaient élé entreprenants ils nous auraient tous faits prisonniers,

J’ai promis de ne citer qu’un seul trait de cette campagne mémorable ; je ne parlerai donc point du passage de la Bérézina. Je me suis tiré de ce mauvais pas comme les autres, gràce à mes forces physiques et morales. L’idée de revoir ma femme et mes enfans soutenait mon courage chancelant el j’eusse tout entrepris pour ne point tomber entre les mains des Russes, dans la crainte de faire le voyage de la Sibérie.

Voilà l’esquisse rapide du passage du Dniéper, par l’extrémcearrière-garde, que commandait Ie Maréchal Ney. C’est un fait d’armes qui occupera une des belles pages des annales militaires. Tous ceux qui, comme moi , ont supporté les peines et les souffrances de cette malheureuse retraite , pourront attester la véracité de ce récit simple , mais exact ; récit que je n’ai tracé , comme je l’ai dil plus haut , qu’en raison de l’inexatitude avec laquelle il a presque toujours été fait.