[ed-logo id=’7324′]

Latest Posts

Le général Boulart en Russie

C’est à partir de là que commence notre misère [1]la neige a commencé de tomber à Dorogbouj, à partir du 6 ou 7 novembre , et cette misère devait croître tous les jours et durer encore six semaines Heureusement, cet avenir était pour nous un mystère ; le mal présent absorbait toutes nos facultés, nous n’étions occupés que des moyens de l’adoucir et nous songions peu au mal du lendemain ; à chaque jour suffisait sa peine.

La neige continua à tomber pendant plusieurs jours. Le vent la fouettait dans la figure avec violence ; les piétinements de ceux qui ouvraient la marche la durcissaient et la faisaient passer à l’état de glace. Que si imprudemment on s’engageait à droite ou à gauche de la route battue, on risquait d’enfoncer et de disparaître dans des trous ou fossés que la neige recouvrait, mort affreuse que subirent bien de nos malheureux soldats.

La retraite de Russie (Jeff Lawrence)
La retraite de Russie (Jeff Lawrence)

Cependant le froid devenait plus intense et ajoutait ses rigueurs aux difficultés déjà sans nombre de notre marche ; nos soldats, peu vêtus pour un climat aussi rigoureux, peu ou point nourris, affaiblis par le froid et la faim, se portaient avec peine sur ce sol glacé, tombaient lourdement et, une fois à terre, ne se relevaient plus.

Dans le commencement, ils trouvaient du secours, mais bientôt, la même chance menaçant tout le monde et les rechutes ayant constaté l’inutilité des secours, on passait à côté de ces malheureux, on les voyait couchés sur le ventre, faisant de vains efforts pour se relever, ou les bras étendus en avant, grattant la neige et luttant contre la mort, et l’on ne s’arrêtait pas. La pitié semblait éteinte dans tous les cœurs, on réunissait tout ce qu’on avait de facultés pour ne s’occuper que de soi et éloigner la dernière catastrophe. Affreux tableau ! dont les couleurs font mal ressortir notre pauvre humanité, et seraient propres à nous brouiller avec elle, si notre position n’eut pas été tout à fait exceptionnelle et aussi contre nature que l’insensibilité apparente qu’elle a fait naître.

J’ai décrit, une fois pour toutes, à l’occasion de la chute de la neige et de l’apparition du froid, une partie des misères qui en ont été la conséquence, non seulement dès le commencement, mais encore, à plus forte raison, dans la suite, à mesure que les rigueurs du climat augmentaient, et jusqu’à ce que nous ayons abordé le sol de la Prusse. Je ferai de même pour ce qui concerne les autres misères, auxquelles nous avons été en butte pendant cette longue et cruelle route, au moins celles qui étaient de tous les jours, de tous les instants, et dont l’uniformité dispense de toute répétition ; puis, je parlerai des divers incidents qui ont marqué certains jours et qui ont laissé des traces particulières dans ma mémoire.

Aussitôt que le jour paraissait, on se mettait en route ; si l’on tardait, les Cosaques étaient là qui vous harcelaient. Les jours étaient très courts et la route mauvaise, on faisait donc peu de chemin. On ne faisait point de halte, parce que les Cosaques, après deux heures de route, nous atteignaient, se répandaient sur notre flanc gauche et tombaient sur tout ce qui trainait ou marchait isolé. Pendant très longtemps un peu de biscuit et de sucre faisait mon déjeuner; à la fin, je n’avais plus ni l’un ni rautre ; je me nourrissais d’un peu de pain, quand à prix d’argent je pouvais en acheter près de quelque soldat maraudeur.

Le soir, on s’arrêtait, toujours près de quelque village ruiné ou encombré ; il fallait bivouaquer. Vite, les cavaliers allaient chercher du.chaume ou de la paille, du bois sec, des poutres, portes ou volets ; d’autres coupaient des arbres ; on allumait du féu sur la neige, on répandait tout autour un peu de paille, et on se formait par groupes de huit à dix autour de ce feu, formant un cercle resserré, pour perdre le moins de chalêur possible. Pendant ce temps, si l’on avait des matériaux pour faire des abris, on s’occupait de cette construction, chacun faisait son lit comme il l’entendait, c’est-à-dire mettait sous soi ce qu’il pouvait, pour n’être pas couché immédiatement sur la neige ; moi, je me servais, à cet effet, d’une grande couverture de cheval en cuir ; les cuisiniers remplissaient les marmites de neige et, quand elle était fondue, ils y démêlaient de la farine ou faisaient du thé ; ceux qui avaient du sucre en mettaient. Il était rare que ceux qui restaient à leur corps n’eussent pas de quoi faire cette mauvaise bouillie.

Malheur aux isolés, ils ne trouvaient accès nulle part. Nous mangions donc avec un appétit dévorant de cette bouillie à l’aspect dégoûtant et encore n’en mangions-nous que la moitié de notre saoùl, car il fallait songer au lendemain. Cette nourriture, si mesquine qu’elle fùt, nous réchauffait, nous substantait et nous disposait au sommeil. Un homme était chargé, à tour de rôle, d’alimenter le feu et de l’éloigner de la paille, et nous nous endormions ainsi, malgré la souffrance que la chaleur développait aux pieds, pour recommencer le lendemain.

A propos de notre marche, je ne dois point oublier de parler de notre accoutrement, qui lui imprimait un caractère et lui donnait un aspect sauvage. A la première apparition du froid, chacun s’était vêtu de ce qu’il avait de plus chaud ; les officiers, surtout, avaient presque tous des manteaux, pelisses ou vitchouras, garnis de fourrures plus ou moins belles, faits pour des hommes ou pour des femmes et conséquemment mal ajustés à leur taille, de toutes couleurs et de toutes formes.

Les coiffures n’offraient pas moins de variété. Figurez-vous maintenant sous ces vêtements, sous ces coiffures sales ou demi-brùlées, des figures humaines, à l’œil sinistre et enfoncé, à barbe longue et épaisse, aux moustaches plus longues encore, à la peau recouverte d’un enduit de saleté et de fumée ; représentez-vous des glaçons suspendus à leur nez, recouvrant leurs moustaches et collant les favoris au collet du manteau ou de la fourrure ; du givre poudrant à blanc les cils et tous les poils de la figure ; voyez encore ces grotesques personnages, marchant péniblement avec des chaussures de toute espèce, dont beaucoup étaient formées de guenilles ou lambeaux de drap et de fourrures, attachés tant bien que mal avec des ficelles ; et vous aurez une idée imparfaite du spectacle que nous offrions. Les soldats présentaient encore des variétés plus dégoûtantes. Les mendiants les plus déguenillés font pitié ; nous, nous faisions horreur à voir !

J’ai déjà dit que nous étions à Dorogobouj, lorsque la première neige tomba. C’est donc à partir de là que je rapporterai les faits particuliers, méritant quelque souvenir, qui, pendant cette longue retraite, distinguaient un jour d’un autre.

L'incendie de Smolensk
L’incendie de Smolensk

A Smolensk, le 9 novembre, nous n’entrâmes pas dans la vieille ville. Mon artillerie passa entre les deux villes, en longeant le Dnieper, sous les murs de la vieille ville, puis elle tourna à gauche, gravit péniblement la hauteur, passa sous la citadelle et vint se placer près de la porte de Krasnoé, sur une espèce de promenade, dont les arbres nous servirent d’abri contre la neige, presque aussi utilement qu’ils en eussent servi, en été, contre le soleil. Nous reçûmes une distribution de pain, de biscuit et de viande, et j’eus la satisfaction de régaler quelques-uns de mes camarades d’une cuisine passable.

En quittant Smolensk, les difficultés d’un terrain très accidenté, que les piétinements de ceux qui nous précédaient avaient fait passer à l’état de glace, ralentirent la marche de l’artillerie et fatiguèrent beaucoup mes chevaux. J ‘augurai mal des suites de cette marche. J’arrivai avec peine à Korithnia. Mes provisions alimentaires se trouvaient épuisées ; la journée du 15 fut moins pénible pour la marche, mais plus dangereuse à cause du voisinage de l’ennemi qui, se dirigeant sur Krasnoé par une route très rapprochée de notre flanc gauche, nous fit harceler tout le jour par les Cosaques. A une lieue et demie de Krasnoé, une batterie de l’artillerie à cheval de la Garde, qui me précédait, fut obligée de tirer quelques coups de canon. Le fourgon du général Desvaux fut enlevé.

Un peu plus loin, était un ravin qu’il fallait traverser sur un pont, et au-delà duquel se trouvait immédiatement une ligne de hauteurs à gravir. Ce défilé fut l’occasion d’un encombrement prodigieux de voitures de toute espèce. Arrivé là, à la chute du jour, je reconnus bientôt l’impossibilité de passer avant plusieurs heures ; je prends aussitôt le parti de parquer et de faire manger hommes et chevaux.

Francois-Joseph Kirgener
Francois-Joseph Kirgener

Le général Kirgener (du génie de la Garde) commandait mon escorte. Après trois heures de halte, on me rapporte que tout mouvement de voitures, tout passage sur le pont a cessé ; que l’encombrement est impénétrable. Cependant, jugeant avec raison que le voisinage des Cosaques sur ma gauche, par où j’étais même déjà débordé, rendait ma position critique, je me décide à me mettre en route et à me faire jour par la force à travers ce ramassis désordonné de voitures ; je donne ordre que toutes mes voitures se suivent, de très près et sans interruption, pour éviter d’être coupées, et je me mets à la tête de la colonne.

Avec force bras d’hommes, je fais ranger les voitures qui s’opposent à mon passage, ou je les culbute ; mes voitures s’engagent, achèvent le jour qui vient de leur être fait, et cheminant lentement ou brisant et écrasant tout ce qu’elles rencontrent, sans que les cris, les vociférations, les pleurs et les gémissements en arrêtent un instant la marche ; enfin, après mille maux, la tête arrive au pont, qu’il faut encore déblayer, et pénètre jusqu’à la tête de l’encombrement.

Le chemin est libre, il est vrai, mais il va de suite en montant rapidement et le sol est de glace. Je fais piquer la glace; prendre de la terre sur les escarpements latéraux du chemin qui est creusé dans la colline ; jeter cette terre sur le milieu de la route; pousser aux roues, en donnant moi-même l’exemple; et porter en quelque sorte les voitures, une à une, jusqu’au-dessus de la montée. Vingt fois j’ai fait de lourdes chutes, soit en montant, soit en redescendant cette colline, mais soutenu que j’étais par la volonté d’arriver à mes fins, je n’en ai point été arrêté.

Une heure avant le jour, toute mon artillerie était en haut. Je la mis en route, sans perdre de temps, et sans escorte, (celle-ci avait déjà gagné Krasnoë). Dès qu’il commença à faire jour, j’aperçus sur ma gauche, à 800 où 1,000 mètres, de nombreux éclaireurs cosaques, mais déjà j’approchais de Krasnoé, et j’avais de l’avance sur eux. En allongeant un peu le pas, je fus bientôt hors de leur portée et j’arrivai, sans autre perte que celle de quelques chevaux qui sont tombés et restés dans la montée que je venais de gravir.

Mon arrivée a fait grand plaisir au général Sorbier qui me regardait comme compromis.

J’ai rapporté avec quelques détails cette circonstance de ma vie, parce qu’elle était difficile et qu’il a fallu de l’énergie et une volonté forte pour me tirer d’embarras. Effectivement, dans les circonstances ordinaires,. lorsqu’on s’arrête à nuit close, par un empêchement quelconque, après avoir marché toute la journée, il est d’usage de reposer jusqu’au point du jour au moins, et de ne se mettre en route que lorsqu’on y voit pour se conduire.

Mais j’avais jugé ma position ; et mes prévisions étaient fondées, puisque, après moi, (je veux dire après mon artillerie), plus rien n’arriva du défilé, au moins librement ; les Russes s’étant établis sur la hauteur, cette masse de voitures de toute espèce, cet encombrement que j’avais traversés, avec tant d’efforts, de peines et si peu de commisération pour ceux dont je troublais le sommeil ou je brisais les voitures, tout fut pris. Et cependant le maréchal Davout, le prince Eugène et le maréchal Ney étaient encore en arrière et devaient aussi avoir cet obstacle à surmonter.

Je fis parquer mon artillerie près du reste de l’artillerie de la Garde, qui m’avait précédé, en dehors de la ville, à droite de la route d’Orcha, et sur les bords d’un petit lac. J’avais besoin de repos, la nuit passée m’avait tué et je commencais déjà à boiter, par l’effort du froid continu que j’avais éprouvé aux pieds.

Le 17, à la pointe du jour, on annonça que l’Empereur, à la tête de la Garde, allait se porter vers le défilé dont il a été question, afin d’en débusquer les Russes, et d’ouvrir le passage aux corps d’armée qui y étaient arrêtés et en fâcheuse position. On demanda quatre batteries de la Garde ; les miennes ne furent pas désignées, et ce fut Drouot qui commanda. Peut-être fut-ce parce que j’étais rentré le dernier au parc du corps, que je fus dispensé de ce détachement.

Pendant trois ou quatre heures que dura l’affaire, je fus loin de rester au repos et désoeuvré. La retraite était prévue ; il fallait se débarrasser de tout ce qu’on ne pouvait emmener ; car le nombre de mes chevaux, déjà diminué de beaucoup, venait encore de subir des pertes par l’obligation de compléter l’attelage des batteries qui allaient combattre, et force était de faire le sacrifice d’une partie du matériel. Le lac, près duquel nous étions parqués, m’offrait une précieuse ressource ; j’en profitai pour y faire jeter bon nombre de munitions et quelques canons ; quant aux affûts, caissons et autres voitures, je les fis réunir et brùler.

Cependant le canon tonnait d’une manière effroyable à peu de distance de nous. L’intensité du bruit, favorisée par un beau temps de gelée, fut longtemps la même, ce qui indiquait une grande ténacité de résistance ; mais, en même temps, des tiraillements se faisaient entendre sur notre gauche et annoncaient que nous étions débordés de ce côté. Nous étions tous dans la plus grande anxiété, qu’augmentait encore le mouvement désordonné de troupes et de voitures qui couvraient la route et filaient sur les derrières ; c’était un véritable spectacle de désolation et une scène des plus affligeantes.

Eugène de Beauharnais
Eugène de Beauharnais

Enfin, la tête de colonne de la Garde parut, débouchant de la ville, et continuant sans s’arrêter sa marche dans la direction de Lyady ; les corps d’armée du maréchal Davout et du prince Eugène avaient été dégagés du fatal défilé ; celui du maréchal Ney était encore resté en arrière et on n’en avait même pas de nouvelles ; le but de l’Empereur était donc atteint, au moins en ce qui concernait les deux premiers corps ; il lui avait été impossible de faire plus.

Je suivis le mouvement de la Garde, dès qu’elle se fut écoulée, mais déjà les Cosaques apparaissaient sur notre flanc gauche, à une faible distance, et nous inquiétaient rien que par leur présence, car nous n’avions ni un cavalier, ni un fantassin à leur opposer. A une lieue de Krasnoé, nouveau ravin, nouvel encombrement. Ma première pièce s’y engage, je ne puis l’en tirer. De suite je mesure l’impossibilité de franchir ce mauvais pas, et, par une inspiration subite, je dirige le reste de ma colonne un peu plus à gauche, quoique cela me rapprochât des Cosaques. Pour éviter de trop défoncer le sol, je recommande qu’aucune voiture ne suive l’arrière de celle qui la précède, et, au moyen de cette précaution, qui me réussit à merveille, j’ai le bonheur de rentrer dans ma route, sans aucun temps d’arrêt, et laissant derrière moi tout cet encombrement sur lequel déjà les Russes tiraient le canon.

Cependant j’éprouvais un gand regret de laisser là une de mes pièces ; avant d’y renoncer définitivement, je voulus m’assurer encore une fois s’il y avait moyen de la sauver, et à cet effet je rétrogradai jusqu’au lieu où elle se trouvait ; mais déjà les boulets portaient le désordre au milieu de cette masse de gens et de voitures ; il n’y avait rien à tirer de cette confusion.

Pendant que j’étais dans cette position, une scène pénible vint frapper mes yeux ; une jeune femme, fugitive de Moscou, de bonne mise, ayant l’air intéressant, venait de sortir de cette bagarre, montée sur un âne, et s’acheminant péniblement avec sa monture peu docile, lorsqu’un boulet de canon vint fracasser la mâchoire du pauvre animal. Je ne puis dire le sentiment de peine que j’emportai en laissant là cette infortunée qui allait tout à l’heure être la proie et probablement la victime des Cosaques. Mais mon artillerie commençait à s’éloigner, je n’avais à ma disposition aucun moyen de salut pour cette malheureuse femme.

Cosaque
Cosaque

A nuit close, nous arrivons sur les bords d’une petite rivière qui nous sépare de Lyady. Il y a un pont à passer, et conséquemment de l’encombrement ; mais il y a de l’ordre, les voitures s’écoulent, il ne faut qu’attendre. Pendant que je suis ainsi stationnaire, grelottant et impatient de voir arriver mon tour, on vient me dire qu’un général me demande : je cours, c’était le maréchal Davout qui me dit :

« Mon corps d’armée fait l’arrière-garde, il est ici près et suivi par les Cosaques ; il est écrasé de fatigue et va passer la rivière sans s’arrêter, prenez vos mesures pour vous couvrir. »

Vite, je fais serrer mes voitures sur la tête, en formant autant de lignes que possible, je mets deux pièces de la batterie du capitaine Couin en batterie sur mon flanc gauche, et mon bataillon d’escorte prend position en arrière de ma colonne. A peine ces dispositions étaient-elles arrêtées, que les Russes se présentent ; la fusillade leur répondit pendant quelques minutes, et ils se retirèrent. Cette bagatelle coûta la vie à un officier d’infanterie de l’escorte.

Il faisait nuit depuis quatre heures quand nous traversâmes Lyady; l’Empereur y couchait avec sa Garde. A la lumière qu’on voyait paraître à travers les fenêtres, on pouvait juger que les maisons étaient remplies; et le calme profond qui régnait partout indiquait assez que la population passagère qui les occupait se reposait, dans le sommeil, des fatigues de cette rude journée. Et moi, qui n’avais qu’un bivouac froid en perspective, je me mis à envier le sort de tant de braves gens, et je regrettai un moment de n’être pas fantassin, le métier d’artilleur étant généralement dur et fatigant à l’excès.

Enfin arriva aussi pour moi le moment du repos ; le ciel était beau et le froid piquant, mais le bois ne manquait pas, on pouvait se chauffer : c’était beaucoup. Malheureusement je n’avais à manger que du biscuit dur et du sucre, non moins dur que la pierre, nourriture sèche qui m’abimait les dents et me mettait les gencives à nu.

Le 18, marche tranquille jusqu’à Orcha, où nous repassons le Dnieper pour la dernière fois. Je vais prendre les ordres du duc de Dantzig, pendant la nuit; il me fait coucher dans sa chambre sur une peau d’ours, ce qui ne m’empêcha pas d’avoir froid et les reins brisés.

Le 19, on se repose, on distribue des vivres, un peu de viande, car Orcha était une place de dépôt. Mon bivouac est établi, à gauche en entrant, dans une vaste cour d’un bâtiment immense. Je suis sur la neige, mais deux murs m’abritent, je ne me trouve pas trop mal. On reçoit aussi des détachements venant de France, un équipage de ponts et des chevaux, et, parmi les nouveaux venus, j’ai le plaisir de retrouver le lieutenant Lyautey ; notre position enfin paraìt s’améliorer ; mais on est vivement inquiet du sort du maréchal Ney et de son corps d’armée, on les croit prisonniers.

Le 20 au matin, grand sujet de satisfaction pour l’armée; on annonce l’arrivée du maréchal ; à travers des prodiges inouïs d’audace et de dévouement, il a échappé au fameux défilé de Krasnoé, en se jetant à droite et traversant le Dniepre, sur une glace qui portait à peine ; et il est parvenu miraculeusement à ramener son corps à Orcha, en descendant par la rive droite du fleuve. Action vraiment héroïque !!!

Ney à Krasnoie
Ney à Krasnoie

Le 30, dans l’après midi, l’armée quitte Orcha et se dirige sur Borisow. Le temps était plus doux, les Russes n’avaient point troublé notre temps de repos à Orcha, on renaissait l’espoir de meilleurs jours, et puis notre entrée en Lithuanie semblait devoir nous sortir de la misère. Quel leurre était le nôtre, grand Dieu! En approchant de Borisow, nous apprenons que l’armée du général russe Tormasow, qui venait des frontières de la Turquie, s’est emparée de cette place, située au milieu des marais et dont l’occupation lui a été vivement. contestée par le maréchal Oudinot ; que le passage de la Bérésina se trouve fermé; et, pour comble de malheur, que l’armée russe de Witgenstein, à laquelle est opposé le corps Oudinot, n’est plus qu’à quelques lieues sur notre droite. Nous sommes donc cernés, notre position devient affreuse, partout règne la consternation, et pourtant on ne désespère pas, tant est prodigieuse la confiance dexl’armée dans l’Empereur.

Le 25 au soir, nous arrivons devant Borisow, et, par un brusque changement de direction à droite, nous remontons la rive gauche de la Bérésina. Pendant cette nuit, un major de cuirassiers m’aborde, c’était Planson, de Nancrav que je ne connaissais pas encore. Le moment était fort peu opportun pour faire connaissance, néanmoins je le vis avec plaisir : parIer de Nancray, de Besançon, à la distance où nous en étions, et surtout dans une situation si critique, m’offrait un intérêt particulier, et m’arrachait pour un moment à de tristes réflexions.

Le 27, de grand matin, j’arrivai à Studzianka [2]Studianka , village 4 lieues au-dessus de Borisow; on travaillait à la construction de deux ponts de chevalet. Déjà quelques, troupes avaient passé la rivière. Le passage s’exécute lentement, parce que les ponts sont peu solides et exigent de fréquentes réparations. Les pontonniers à cette occasion ne craignent pas de se mettre à l’eau et d’y travailler malgré le froid ; ils se conduisent admirablement.

Sur le soir, mon tour de passer arriva ; j’allai parquer sur la droite du fleuve, sur un terrain marécageux, mais gelé. On manquait de bois; la nuit fut froide et dure.

Dès le matin du 28, je me tire de là ; je traverse avec de la peine ce vaste marais, dont toutes les parties ne sont pas également gelées, et j’arrive sur les hauteurs voisines, où l’on me met en batterie, au débouché d’un bois, sur la route qui venait de Borisow. Dépuis le matin, on se battait avec acharnement de l’autre côté de ce bois et aussi à Studzianka, dont Witgenstein voulait prendre les ponts : les affaires allaient mal et tout indiquait que je serais appelé à faire feu.

Je remis au capitaine Maillard 2,000 francs’ en billets de banque, que je le priai de faire tenir à ma femme, dans le cas où il m’arriverait malheur, et je fus prêt à tout événement, non sans rouler dans mon esprit de tristes pensées.

L’Empereur se tint près de mon artillerie pendant presque tout le jour; il paraissait abattu. Il arriva sous ses yeux un petit incident qui pouvait provoquer de sa part un mouvement de mauvaise humeur contre moi ; il le vit avec calme. Voici ce dont il s’agit: une de mes pièces était chargée et on l’ignorait; en y passant l’écouvillon pour la nettover on crut que c’étaient des pierres qui étaient au fond de l’àme; j’ordonnai qu’on la flambât, en y introduisant de la poudre par la lumière, mais une violente détonation et le sifflement du boulet indiquèrent qu’on s’était trompé. L’Empereur se borna à me dire, avec un air de bonté : « C’est fâcheux ; cela peut donner l’alarme là où l’on se bat, et surtout devant nous. » Le général polonais Zajoncheff est apporté blessé et déposé près de nous. Un chirurgien de la Garde l’ampute d’une cuisse.

Les suites du combat, sur la rive droite, nous sont favorables. L’attaque de l’ennemi échoue; il est arrêté et nous laisse plus de mille prisonniers qui défilent devant nous.

Nous passâmes la nuit au bivouac sur ces hauteurs. J’appris qu’il régnait un désordre effroyable parmi les équipages encombrant les ponts et qu’un grand nombre d.e voitures étaient abandonnées avec leurs chevaux; je fis aussitôt partir un officier dn train avec quelques soldats pour y aller prendre ce qu’il pourrait de chevaux. Il m’en ramena une douzaine qui me furent d’un renfort précieux.

Le 29, de grand matin, nous nous mîmes en route dans la direction de Vilna, en passant par Zembin et, traversant des terrains marécageux sur une longue chaussée en rondins de sapin jointifs, heureux d’avoir échappé miraculeusement à deux armées russes qui nous acculaient à Ja Bérésina et à une troisième qui nous en barrait le passage. Très certainement si l’armée russe avait été à notre place et nous à la sienne, pas un Russe n’eùt échappé. Effet prodigieux de la confiance que tous avaient dans le chef.

Le 3 décembre, on couche à Malodeczeno ; l’Empereur fait partir un courrier pour Paris ; j’en profite pour écrire à ma femme.

3 décembre 1812 - A Smorgoni - Faber du Faur
3 décembre 1812 – A Smorgoni – Faber du Faur

Le 4, mon fourgon est pris par les Cosaques. C’est pour moi une vraie catastrophe. Le froid s’élève à 26 degrés. Nous couchons à Bienitza. Le feu prend à une maison voisine de celle où j’étais. Obligation de fuir en hâte pendant la nuit, le portemanteau sous le bras.

Le 5, arrivée à Smorgoni : on y trouve quelques chevaux venus de France, dont on fait la répartition entre les diflérentes batteries de la Garde. On ne m’en donne pas, parce que j’étais encore le mieux monté. C’est de là que l’Empereur part, le 6, pour retourner en France.

Le 8, l’intensité du froid est augmentée. Je couche dans une église, sur un banc et près d’un bon feu qui développe dans mes pieds les douleurs les plus aiguës. La nef était encombrée; beaucoup d’hommes y meurent; des cris effrayants : « Fuyez, fuyez, tout le monde meurt ici » viennent me réveiller, je suis dans un fâcheux état d’abattement.

Le 9, le froid est à 28 degrés ; je souffre tant aux pieds, que je fais route, ce jour-là, dans une voiture de vivandier de mon artillerie. Quoique enfoncé dans la paille, j’y éprouve un froid cruel. Je couche à 2 lieues de Vilna, dans une mauvaise boutique de maréchal, sans porte, ni fenêtres, ouverte à tous les vents.

Nous étions sept à huit, autour d’un très petit feu, accroupis, serrés, le bout des pieds presque au milieu de la flamme. Quatorze heures de position semblable et rien à mettre sous la dent ! Besoin impérieux de dormir et presque impossibilité de le satisfaire ! Mon camarade Lefrançais me fut d’un grand secours en cette circonstance ; il se prêta obligeamment à ce que ma tête reposât de temps en temps sur ses genoux.

Le maréchal Louis Nicolas Davout, prince d'Eckmüh
Louis Nicolas Davout, duc d’Auerstaedt, prince d’Eckmühl,, maréchal d’empire.. Tito Marzocchi de Belluci d’après Claude Gautherot, vers 1852, château de Versailles.

A la pointe du jour (le 10), je mis en route pour Vilna les trois pièces qui me restaient. Le général Davout se trouva là, à pied, formant l’arrière-garde, lui tout seul, et cherchant en vain à réunir quelques hommes armés.

Dans le trajet jusqu’à Vilna, rencontrai quelques postes de troupes françaises (division Heudelet), nouvellement arrivées de Prusse ; troupes fraîches et belles, mais, hélas ! trop légèrement vêtues, et que quelques jours suffirent pour détruire.

A l’entrée de Vilna, l’encombrement des voitures était tel que je fus obligé d’y laisser ce que j’amenais d’artillerie.

Mon premier soin, en arrivant en ville, fut de chercher à me substanter; le défaut d’aliments avait tout à fait épuisé mes forces, je n’en avais plus que pour manger. Nous fùmes assez heureux, mon camarade Cottin et moi, pour nous satisfaire sous ce rapport, quoique la foule des affamés rendit la chose difficile. Mais ce repas m’engourdit tellement et provoqua en moi un besoin si pressant de sommeil, qu’oubliant de rallier et mes domestiques et mes chevaux, je ne songeai qu’à aller prendre possession du logement qu’on m’avait fait et me coucher.

Je m’abandonnais délicieusement à la jouissance de reposer dans un bon lit, quand on vint me prévenir qu’on évacuait Vilna et qu’il fallait partir. Je ne dirai pas combien je fus contrarié. J’étais si bien ! Longtemps j’hésitai s’il ne fallait pas rester jusqu’au lendemain matin et je fus près de céder à cette inspiration ; mais enfin je fis acte de courage et, à minuit, je me rendis chez le général Sorbier, où je montai dans la calèche du colonel Lallemand, côte à côte avec le capitaine Evain qui, ayant été brûlé àKrasnoé par l’explosion d’un coffret, avait, depuis plusieurs jours, été placé dans cette voiture.

Le 11, à la pointe du jour, nous gravîmes, avec une peine extrême, une hauteur où se trouvait arrêté et où demeura à peu près le reste du matériel de l’armée. Je vis en passant quelques-unes de mes pièces qui, ayant pris les devants avant l’encombrement de Vilna, avaient pu arriver jusque-là ; j’essayai en vain de les faire aller plus loin, les chevaux ne pouvaient tenir pied et d’ailleurs la manière dont elles étaient engagées dans les  autres voitures ne permettait pas de les en tirer. Je vis aussi dans cette montée plusieurs fourgons du trésor arrêtés et livrés au pillage ; les passants pouvaient y prendre autant d’argent qu’ils voulaient et beaucoup ne s’en sont pas fait faute ; mais l’argent ne pouvait pas sauver du froid, de la faim, de la fatigue et de la mort [3]Cet épisode a marqué beaucoup d’esprits et est rapporté dans de nombreux Souvenirs ou Mémoires . Nous couchâmes, ce jour-là, dans une vaste grange, où la calèche entra. Nous restâmes dans la voiture ; nous n’avions rien à ce fut une nuit pénible.

Le lendemain, je trouve abri et souper chez le général Sorbier, ce qui me rend à la vie.

Le 13, je suis incommodé par le froid ; je descends de voiture, je marche pour réchauffer mes pieds où j’éprouve les douleurs les plus aiguës, et cela ne me sert à rien. J’arrive à Kowno, à nuit noire ; toutes les maisons sont pleines, j’ai peur de ne point trouver asile ; je parviens pourtant à me loger dans une maison, où se trouve déjà une escouade de grenadiers de la Garde. Ces braves gens me traitent avec égards, et me font même participer à leur souper. Me voilà donc sauvé encore une fois. Il n’est point de petit bienfait, en certaines circonstances, et celui-là, ainsi que le souper du jour précédent, je me le rappelle toujours avec reconnaissance.

Je laisse là mes bottes qui ne peuvent plus contenir mes pieds et je me chausse avec de gros souliers de soldat, où j’ai les pieds à l’aise.

Le 14 au matin, je repasse le Niémen sur le pont de Kowno, et, chemin faisant, je vois nombre de soldats français gisant sur la neige ou sur la glace. Les malheureux avaient trouvé un magasin d’eau-de-vie, et, pour en avoir bu immodérément, avaient échoué en touchant presque au port !

La montée qu’il faut gravir, aussitôt après avoir passé le pont, est encore encombrée de voitures et entre autres de fourgons du trésor qui sont au pillage. Là, nous sommes sur le sol prussien ; un grand fleuve nous sépare des Russes ; nous nous croyons désormais à l’abri de leur poursuite ; point du tout, à peine arrivés sar la hauteur, nous voyons s’approcher, sur notre gauche, de nombreux Cosaques, dont quelques tirailleurs et deux canons en batterie en avant de nous ralentissent un peu, mais ne suspendent pas la marche.

Déjà, ils ne sont plus qu’à deux ou trois cents pas de la calèche ; mon nouveau compagnon de route, M. Marguerie, officier des marins de la Garde, préfère courir la chance d’être pris et rester en arrière, mais moi, j’aime mieux descendre et gagner des jambes. Mais, grand Dieu I quel désappointement ! je crois pouvoir courir, et je ne puisque sautiller, allure qu’onprend forcément, en marchant sur la glace. Heureusement les Cosaques étaient làs de ramasser des hommes ; c’était aux voitures qu’ils en voulaient.


 

References

References
1 la neige a commencé de tomber à Dorogbouj, à partir du 6 ou 7 novembre
2 Studianka
3 Cet épisode a marqué beaucoup d’esprits et est rapporté dans de nombreux Souvenirs ou Mémoires