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Le Concile de 1811

UN ARCHEVÊQUE FRANÇAIS
AU CONCILE DE 1811

Revue d’histoire de l’Église de France. Tome 32. N°120, 1946. pp. 84-102

Le « Concile national » de 1811 a souvent retenu l’atten­tion des historiens[1]. Il est en effet une étape importante de la. longue lutte qui opposa Pie VII et Napoléon Ier, comme de celle qui déchira les évêques de l’Empire, partagés entre leur attachement au Saint-Siège, les volontés impatientes d’un maître qui tournait au despote et la crainte qu’inspirait aux âmes chrétiennes le nombre croissant de ces évêchés vacants dont le Pape, prisonnier à Savone, refusait d’instituer les titulaires nommés par le pouvoir civil.

On sait que le Concile se déroula en trois phases d’allure passablement chaotique et contradictoire. La première va du 17 juin au 10 juillet et s’achève sur une dissolution brusquée. Les Pères s’y efforcent en vain d’établir un impossible com­promis entre la thèse de Napoléon sur l’institution éventuelle des évêques par les métropolitains et la résistance que le Pape, fort des traditions, oppose aux désirs impériaux. Dans la deuxième phase (10 juillet-5 août), les ministres des cultes, Bigot de Préameneu pour la France et Bovara pour l’Italie, s’emploient de mille façons (c flatteries, promesses, persua­sion, crainte, menaces, artifices, ruses de tout genre », note le secrétaire d’État Consalvi)[2] à obtenir séparément de chaque

Bigot de Préameneu, ministre des cultes (Julien Leopold Boilly)
Bigot de Préameneu, ministre des cultes (Julien Leopold Boilly)

Père ce que le Concile n’a pas accordé à l’Empereur : le droit pour le métropolitain d’instituer tout évêque à qui le Pape n’aurait pas, dans les six mois, expédié ses bulles. La manœu­vre ayant abouti et le Concile rouvert ses portes, il ne resta plus qu’à entériner publiquement les concessions tardives d’un épiscopat qui s’était déjugé. La « congrégation > du 5 août (troisième étape) se chargea de cette tâche : à une grosse majorité, on y vota le décret voulu par Napoléon, décret qu’une députation épiscopale porterait pour approbation à Savone.

Malgré tant d’études pertinentes, tout n’a pas été dit sur ce Concile et notamment on n’a pas fait pleine lumière sur les circonstances qui présidèrent à l’évolution de la deuxième phase. Dans son livre le Vatican à Paris2 [3], M. l’abbé Bindel mettait récemment en vedette le rôle joué par Bovara et les évêques italiens dans la volte-face qui s’opéra au lendemain de la dissolution du Concile. Leur empressement à favoriser les vœux de l’Empereur contribua beaucoup au succès de la manœuvre — « une si grande scélératesse » dit encore Con- salvi — qui rallia l’épiscopat de 1811 à la formule que Napo­léon avait choisie pour enlever au Pape la seule arme qu’il gardait contre les abus de César : le refus de l’institution canonique. Mais il est, du côté français, un homme qui, au cours de cette période comme de celle qui l’avait immédiate­ment précédée, se dépensa singulièrement lui aussi. C’est le frère de l’archichancelier, le cardinal Cambacérès, archevêque de Rouen.

LE CARDINAL CAMBACÉRÈS.

Le cardinal Cambacérès portait un grand nom — un nom qui lui ouvrait de vastes possibilités. Mais, excellent adminis­trateur, farouchement préoccupé de ses droits comme de ses devoirs épiscopaux, il n’a pas tenu, dans l’histoire générale de l’Église de France sous l’Empire, une place de premier plan. C’est ce qu’une étude attentive de sa vie nous permettait naguère de constater[4]. Or voici que des lettres dernièrement venues à notre connaissance nous invitent à dire qu’en une circonstance du moins — précisément le Concile de 1811 —le rôle, sinon visible, en tout cas réel du cardinal fut loin d’être négligeable. Ces lettres, qui sont au nombre d’une dou­zaine[5], le cardinal les envoya de Paris, pendant le Concile, à l’un de ses vicaires généraux resté à Rouen, l’abbé Martin de Boisville, le futur évêque de Dijon. Elles ont le double mérite d’éclairer un point d’histoire et de nous initier à quelques- unes des inquiétudes dont furent alors travaillés les représen­tants officiels de l’Église.

Le cardinal Étienne-Hubert Cambacérès.
Le cardinal Étienne-Hubert Cambacérès.

Dans la première quinzaine de juin[6], Étienne-Hubert Cam­bacérès est arrivé à Paris. Un autre de ses vicaires généraux l’accompagne. C’est un prêtre fort distingué, l’abbé Baston, dont la science théologique ne laissera pas, dans les jours qui viennent, d’être utile à un archevêque plus actif sans doute que studieux. Mais c’est un théologien gallican. Baston nous permettra de nous en apercevoir avant qu’il ne trouve lui- même, dans une aventure pseudo-épiscopale pleine de traver­ses, la douteuse et provisoire récompense de ses doctrines accommodantes[7].

« « Mon voyage a été heureux et prompt. » Peu expansif de nature, le cardinal se borne,” dans sa lettre du 12 juin, à ce bref compte rendu. Et tout de suite, en deux phrases, il nous révèle son état d’âme et celui de ses prêtres : « Il est proba­ble, écrit-il, que lundi 17 le Concile national s’ouvrira. Je crois pouvoir vous assurer que nos travaux commenceront sous des auspices très heureux. Assurez tout mon clergé que les grandes difficultés ont déjà disparu et d’être calmes (sic).» Ces quelques mots nous apprennent qu’en Seine-Inférieure- comme en tant d’autres régions de France, la lutte du Sacer­doce et de l’Empire a provoqué une profonde angoisse parmi les ecclésiastiques. On est las, depuis Savone surtout, des mauvais traitements que l’Empereur inflige au chef de la Chrétienté et des conséquences qui découlent, pour les dio­cèses, de l’hostilité où s’attardent « les deux moitiés de Dieu. »

Mais comment les « difficultés » qu’on redoutait jusqu’a­lors ont-elles fini par s’évanouir ? Depuis quelques jours, les évêques que Napoléon avait dépêchés à Savone[8] sont rentrés à Paris. Et, prenant un projet d’accord pour un accord défi­nitif, ils se flattent, avec une bien curieuse assurance, de rap­porter une note « rédigée, disent-ils, dans le cabinet du Pape et acceptée par lui ». Aux termes de cette note, Pie VII con­sentait à instituer les évêques déjà nommés; il consentait en outre qu’une nouvelle clause fût insérée dans les Concor­dats : sauf cas d’indignité, les métropolitains accorderaient l’institution aux évêques nommés qui n’auraient pas, dans les six mois, reçu leurs bulles canoniques[9]. Voilà donc, pour le cardinal qui est au courant, le conflit apaisé et, comme il l’écrit lui-même, le Concile s’ouvre sous d’excellents auspices.

A vrai dire, les débuts sont lents. « Le Concile n’offre encore rien d’intéressant » remarque Cambacérès à la date du 22 juin et le 29 il ajoute : « Rien de nouveau. Les Pères jouis­sent de la meilleure santé. Je crois que demain ils seront ad­mis à l’audience de l’Empereur. L’adresse du Concile à Sa Majesté m’a paru bien. » Cette adresse, où Napoléon aurait voulu un exposé en forme des doctrines gallicanes et beau­coup de froideur à l’égard du Pape, avait, en congrégation particulière comme en congrégation générale, donné lieu, de la part de nombreux évêques, à des protestations symptoma­tiques. Et finalement elle avait été rédigée en des termes qui s’éloignaient beaucoup du projet initial accepté par l’Empe­reur. Le maître se montra fort irrité d’un texte qui, selon le mot de Consalvi, « rejetait toute rédaction qui fût contraire à l’autorité du Pape ou qui étendît l’autorité du Concile au delà des justes limites ou qui contînt des accusations et des reproches sur la conduite du Souverain Pontife ». Il aban­donna donc toute idée d’adresse et « à la surprise générale » décommanda au dernier moment la réception dont parle l’ar­chevêque.

DE L’INSTITUTION CANONIQUE.

Cambacérès disait encore le 29 juin : « Il est probable que, la semaine prochaine, le Concile commencera à s’occuper de la grande question. » La grande question, c’est comme il convient, celle de l’institution canonique des évêques. Le 25, une commission a été nommée qui doit, sur ce point, préparer la réponse des Pères au « message » de l’Empereur. De quoi s’agit-il ? 1° de décider si le Concile est compétent pour légi­férer, sans l’aveu du Pape, sur l’institution canonique. 2° de demander à l’Empereur le rétablissement du Concordat que dans sa colère il a dénoncé, étant admis qu’une clause y figu­rera, prévenant « tout refus arbitraire » d’institution de la part du Pontife romain..

Après bien , des débats, des protestations, des subtilités, des votes où la grande majorité de la commission se prononça pour le Pape persécuté contre l’Empereur, il fut résolu, le 5 juillet, qu’avant de répondre sur le fond des problèmes qui lui étaient soumis, le Concile solliciterait de Sa Majesté la permission de députer quelques-uns de ses membres auprès de Pie VII : ils lui exposeraient « l’état déplorable des Églises de l’Empire français et du royaume d’Italie > et conféreraient avec lui sur les moyens d’y remédier. De nouveau l’Empe­reur s’irrita d’une telle décision. Pensant jouer les évêques, il dicta à l’intention de la commission conciliaire un projet de rapport et de décret qui, à défaut du Pape, attribuait l’ins­titution canonique aux métropolitains, en se fondant sur le fait que « daignant entrer dans les besoins de l’Église et dans les circonstances > Pie VII avait, au mois de mai, formelle­ment accepté cette solution devant les quatre prélats qui lui étaient envoyés.

Le pape Pie VII
Le pape Pie VII

Pareil témoignage — si solennellement appuyé — troubla la commission[10] : le 7 juillet, elle accordait sa majorité au projet impérial — « cette inspiration de Dieu >, disait Fesch, naturellement enthousiaste. Or, le lendemain, les évêques, ayant réfléchi, trouvaient la circonstance trop belle : ils reve­naient sur leur vote et, légitimement inquiets, décidaient que le Concile ne pourrait rien faire avant d’avoir une déclaration écrite du Pape sur les concessions qu’on lui prêtait. Tel fut le sens du rapport rédigé par l’évêque de Tournai et que la commission transmit au Concile.

Les Pères se réunirent le 10 juillet en congrégation géné­rale. Le soir du même jour, le cardinal Cambacérès écrivait à M. de Boisville :

« Cette séance aurait pu être orageuse et funeste, si Sa Majesté, toujours animée de la paix et du bon­heur de ses sujets, n’avait fait remettre au Concile, par l’in­termédiaire de cette commission, le projet de décret qu’elle désire que le Concile rende et dont je vous envoie copie. Dans la séance de demain, l’adoption de ce décret sera discutée. Il paraît que s’il y a des difficultés et de la divergence dans les opinions, ce ne sera que pour savoir si l’on présentera, par une députation au Pape, ce décret, pour être par lui approuvé, ou bien si le Concile prononcera sans l’approbation de Sa Sainteté. Cette question me paraît décidée par le rapport des évêques députés à Savone pour le mois de mai et dont je vous envoie copie. »

Les deux pièces que le cardinal joint à sa lettre (conclusion du rapport des évêques et texte de Napoléon) ne nous four­nissent pas de documents nouveaux[11]. Mais il est curieux de voir que, contrairement à d’autres, l’archevêque de Rouen n’entretient pas le moindre doute sur la nature comme sur l’authenticité des concessions que le Pontife aurait faites à ses interlocuteurs de Savone. Selon le rapport même qui a été suggéré à la commission du message, il croit qu’après examen de la situation, Pie VII a positivement accepté de se dessaisir dans un délai de six mois de son droit d’institution canonique. Il ne sait pas que la note dont se prévaut l’Empereur est, non une déclaration précise, qui, selon le mot de Talleyrand. « ferme à l’avenir tout débat entre le gouvernement français et la Cour de Rome »[12] [13] [14] [15], mais un simple projet, non signé, de discussion, que les évêques ont emporté sans avoir revu le Pape. Il ne sait pas que le Pape a regretté, dans une scène douloureuse, d’avoir amorcé un tel recul et que, même, il a fait expédier, derrière les évêques, un courrier qui désavouait leur texte18. Pas davantage il ne connaît la lettre dont Consalvi parle dans son Mémoire sur le Concile de 1811 et que le Pontife romain écrivit alors au cardinal Fesch : le prisonnier de Savone y « regrettait » de nouveau les concessions, d’ail­leurs conditionnelles, auxquelles il s’était abandonné et il déclarait que (même toutes conditions remplies) « il ne sau­rait se décider à les réaliser ni à les revêtir des formes obli­gées, sans avoir au moins auprès de lui son Conseil avec qui il pourrait les examiner et en conférer. »

Si l’archevêque de Rouen croit aux concessions du Pape et donc au succès de l’opération tentée par l’Empereur auprès du Concile, il semble qu’il croie aussi fermement à la menace qui a pesé sur l’Église et qui pèserait encore sur elle si les Pères ne votaient pas le décret impérial. Le 29 juin, dans son rapport au Corps législatif, le ministre de l’Intérieur, parlant au nom de son maître, avait déclaré abrogés les Concordats de 1802 et de 1516 et à- plusieurs reprises, en des conversa­tions privées ou plus solennellement encore, Napoléon avait dit que le dernier Concordat n’existait plus, puisque le Pape refusait de rappliquer, et qu’on en revenait au régime de la Pragmatique Sanction de 1438. C’est même à cause de cela que l’Empereur avait convoqué le Concile16.

Pour le cardinal Cambacérès, on en revenait surtout à une situation analogue à celle que la Constitution civile du clergé avait si tristement marquée de son sceau.

L’archevêque avait-il tellement tort de craindre le pire ? Parmi les trop rares documents que la Correspondance im­primée de Napoléon garde sur la période conciliaire, il en est un qui ne laisse pas de rendre un son fort alarmant. Il s’agit d’une note que l’Empereur dicta à Saint-Cloud au Conseil des ministres et qui porte la date du 4 juillet 1811. D’après cette note, une commission formée des ministres des cultes de l’Empire et du royaume d’Italie et des conseillers d’État Regnault, Boulay et Merlin se réunirait chez le Grand juge Régnier pour mettre au point un projet de décret sur les bases suivantes :

1° C’est le métropolitain ou, s’il s’agit d’un métropolitain, le plus ancien suffragant qui donnera l’institution canonique à l’évê­que nommé par l’Empereur.

2° L’institution sera donnée à la requête des procureurs géné­raux près des Cours d’appel.

3° Si le métropolitain ou le suffragant refusent d’instituer, la Cour prendra un arrêt pour déclarer le siège vacant.

4° L’évêque, nommé par l’Empereur, reçu par le clergé, régira le diocèse.

5° Le temporel des sièges déclarés vacants sera saisi et admi­nistré par la régie des domaines impériaux.

6° Les séminaires des diocèses déclarés vacants seront fermés et leurs élèves envoyés dans les séminaires voisins.

7° Dans les diocèses où il n’y aura pas d’évêque, les curés seront nommés par le préfet à mesure des vacances.

La note ajoutait :

« Le considérant de ce projet sera sim­ple. Il sera motivé sur ce que, le concordat fait avec Fran­çois Ier étant abrogé, l’institution canonique doit avoir lieu selon les privilèges et les canons de l’Église gallicane. On devra y rappeler les maximes que les Parlements ont cons­tamment soutenues en faveur de l’Église française[16]. »

 

« UNE CONVERSATION DE TROIS HEURES »

Voilà donc, si le Pape ne cède pas, le schisme en perspec­tive sous la piperie des mots. Voilà, au moins, le désordre qui continue dans l’administration diocésaine, outre que se­ront perdus les avantages de tout ordre acquis par le Con­cordat. Le 8 juillet, Cambacérès a écrit à l’abbé de Boisville : « Je n’aime pas à laisser les succursales vacantes. » A com­bien plus forte raison redoute-t-il de voir tant de sièges épis­copaux non pourvus. D’autant que cette fois, contrairement -à ce que la papauté avait admis lors de sa querelle avec Louis XIV, Pie VII ne permet pas aux évêques nommés, mais non institués, de jouer dans les diocèses le rôle de vicaires capitulaires[17].

Aussi, escomptant le succès que la nouvelle proposition impériale doit, selon lui, connaître au Concile, Cambacérès annonce-t-il victorieusement dans sa lettre du 10 juillet

« Nous avons obtenu la conservation du Concordat et je crois pouvoir vous dire confidentiellement que la mesure prise par l’Empereur est le résultat d’une conversation de trois heures que Sa Majesté a bien voulu avoir avec moi dimanche dernier à Saint-Cloud. Mais je ne parle à personne de cet entretien : je n’aime point à me mettre sur le chandelier et je jouis en secret des bontés de mon souverain. »

La « confidence » du cardinal jette quelques clartés pré­cieuses sur l’histoire du Concile. On fait généralement hon­neur à Napoléon lui-même du texte qu’il improvisa devant Fesch et l’archevêque de Tours à l’intention de la commission du message. C’est là qu’après s’être écrié dans sa fureur : « Je casserai le Concile, tout est fini », il s’était repris et avait déclaré aux deux prélats : « Vous ne connaissez pas votre position, vous ne savez pas en profiter, ce sera donc moi qui vous tirerai d’affaire, je vais tout arranger. » Si l’on en croit le cardinal Cambacérès, l’Empereur ne fit alors que traduire en articles de projet la suggestion que lui-même — sans doute soutenu par son vicaire général — lui avait apportée dans un entretien préalable. Il est vrai qu’il y a une difficulté chrono­logique à prendre au pied de la lettre le récit de l’archevêque de Rouen. D’après les déclarations de Fesch, c’est le samedi 6 juillet[18] que l’Empereur qui se trouvait à Saint-Cloud reçut le primat des Gaules et lui remit son décret. Or c’est le diman­che seulement que Cambacérès aurait eu sa longue conversa­tion avec Napoléon. Mais il faut observer que la correspon­dance de Cambacérès abonde en erreurs de dates. D’ailleurs pour qui l’a un peu pratiqué, le témoignage d’un tel homme a presque valeur de preuve : jamais il ne se décerne un brevet immérité, jamais il ne se flatte d’une œuvre qui n’est pas. sienne. En tout état de cause et même s’il n’a pas été seul à agir, il n’est pas douteux qu’il ne soit vigoureusement intervenu auprès de Napoléon pour éviter, avec une rupture défi­nitive, la dénonciation du Concordat.

On est surpris de constater que l’archevêque n’ait pas vu, d’après l’attitude hostile de la commission du message, que le Concile s’acheminait vers une impasse. « Si le Concile termine cette grande affaire dans la congrégation de demain… » écrit- il dans sa lettre du 10 juillet. L’assemblée aurait si peu à la terminer, que l’Empereur, excédé des résistances qu’il ren­contrait dès maintenant à la commission et qu’il rencontre­rait sans doute bientôt en assemblée générale, dissolvait le Concile à cette même date du 10.

« Lorsque je dictai la lettre qui vous a été remise ce matin, écrit Cambacérès le 12 juillet, j’ignorais le décret impérial qui prononce la séparation des Pères du Concile, en déclarant le Concile national dissous. »

Et il ajoute, sans prévoir davantage ce qui va suivre :

« Au retour de la Cour qui a été passer quelques jours à Trianon, je m’occuperai de mon retour à Rouen. » 

Aussi bien ne laisse-t-il pas d’être inquiet sur l’état d’esprit qui règne dans sa ville épiscopale. A plusieurs reprises — presque dans chaque lettre — il se préoccupe de tran­quilliser ses curés.

Or comment la situation se présente-t-elle ? Pour rendre la paix à l’Église de France, plusieurs solutions — d’inégale qualité — s’offraient à l’Empereur. Deux sont désormais écar­tées : le Pape, le Concile. Il en reste une, mais qui ajouterait au désordre, au lieu de le supprimer.: ce serait que Napoléon décidât finalement par lui-même le mode d’institution des évêques. Y était-il vraiment résolu ? L’archevêque de Rouen le croit. Plus sceptique, Consalvi pense que l’Empereur fei­gnit ici, pour effrayer les âmes candides, une rigueur de détermination à laquelle il était loin d’être acquis[19]. Une commis­sion, on l’a vu, n’en a pas moins été désignée qui, sous la direction du Grand juge Régnier, cherchera le moyen de dé­nouer laïquement le problème de l’institution épiscopale. Le concile dissous et les évêques de Troyes, de Gand et de Tour­nai arrêtés, l’Empereur a excité le zèle du Grand juge et de ses collaborateurs et ceux-ci vont se hâter d’envoyer à Napo­léon le projet qu’il attendait de leur déférence docile.

Selon le cardinal, le souverain… résiste toujours « à l’im­portunité de nommer » cette commission de conseillers d’État qui aurait pour tâche de régler la grande affaire. L’Empereur résiste, croit à tort l’archevêque, mais il se demande avec angoisse combien de temps l’Empereur résistera. Et après, qu’arrivera-t-il ?

 

LA SUGGESTION DE L’ARCHEVÊQUE.

C’est au milieu d’une telle perplexité que, pour la seconde fois, le cardinal décida d’intervenir :

« Instruit à temps, assure-t-il le 19 juillet, d’une mesure périlleuse au Pape et à l’Église de France, j’ai usé de mes moyens de correspondance intime avec Sa Majesté, pour lui persuader que d’insinuer aux évêques d’adhérer individuellement et par écrit au projet de décret présenté au Concile dans sa dernière congrégation et dont je vous ai déjà envoyé copie, serait peut-être le moyen le plus sage à employer pour terminer cette affaire. L’Empe­reur y a consenti. Je lui ai fait présenter de suite ma déclara­tion et mon acte d’adhésion que Sa Majesté a reçus avec un extrême contentement et dont je vous remets la copie. J’ai concerté avec M. Baston cet acte. Les évêques du royaume d’Italie ont tous adhéré au décret et un grand nombre d’évê­ques français. J’ignore encore si tous y ont adhéré. »

Lisons attentivement les lignes qu’on vient de reproduire. Le texte proposé par l’Empereur et dicté au secrétaire d’État italien Aldini avait paru au cardinal le seul moyen d’éviter l’irréparable. L’irréparable accompli, il n’a plus qu’une pen­sée : réparer. La crainte qui le hante, c’est — insistons là- dessus — qu’une solution laïque, schismatique ne soit donnée au différend qui oppose Napoléon et Pie VII. Et donc il écrit à l’Empereur, sans doute par l’entremise de son frère; pour lui suggérer l’idée du ralliement individuel des évêques au décret dont l’assemblée conciliaire ne voulait pas. Lui-même, prêchant d’exemple, se hâte de rédiger, ou plus exactement de faire rédiger par son vicaire général, sa propre adhésion. De cette adhésion il existe un exemplaire aux Archives natio­nales[20]. Mais cet exemplaire ne porte aucune indication pré­cise d’origine, et Welschinger, se fiant à une identité trom­peuse de prénom, a cru pourvoir l’attribuer à de Boulogne, l’é­vêque de Troyes[21]. Le texte n’est pas de Boulogne. Il est du cardinal Cambacérès. La copie qui se trouve jointe à sa lettre du 19 juillet l’établit définitivement, en même temps qu’elle nous offre, dans son intégrité, la formule d’adhésion de l’archevêque de Rouen que l’abbé Baston avait résumée en une page de ses Mémoires[22]. Sans doute estimera-t-on qu’il convient de publier ici cette formule. Elle est en effet la traduction syn­thétique des doctrines et des sentiments, d’origine gallicane, qui inspirèrent bon nombre d’évêques, non seulement au Con­cile de 1811, mais pendant toute la lutte du Pape et de l’Em­pereur.

Le cardinal Cambacérès s’exprimait ainsi :

« Nous, Étienne, etc.

« N’ayant pu déclarer, dans le Concile, nos véritables senti­ments sur la question qui a pour objet l’institution canonique des évêques ;

« Saisissant avec empressement cette occasion de témoigner à Sa Majesté l’Empereur et Roi une soumission contre laquelle ne réclament ni les principes, ni notre conscience et que sollicitent le bien de l’Église de France et le salut des fidèles qui la compo­sent;

« Croyant qu’il est de notre devoir de tenir aux opinions de . l’Église gallicane, et d’en défendre les vraies et précieuses libertés;

« Résolu néanmoins de ne nous écarter en rien du respect et de la vénération dus au Saint-Siège, ni de blesser aucune des pré­rogatives que le divin Auteur de la religion chrétienne a données à saint Pierre et à ses successeurs quant à l’honneur et à la juri­diction,

« Nous estimons :

« 1° Que l’institution canonique des évêques dans la longue durée de l’Église, a été sujette à trop de variations, pour qu’on puisse regarder le droit de l’accorder comme inhérent au Saint- Siège, en vertu d’une concession qui lui aurait été faite par J.-C.

« 2° Qu’ainsi le droit d’instituer canoniquement les évêques, exercé à différentes époques dans l’Église de France par les Sou­verains Pontifes, n’est le fruit que d’une réserve, ou légitime dans son origine, ou légitimée par l’adoption tacite que l’Église en a faite.

« 3° Que cette réserve, tout importante et toute respectable qu’elle est, se trouve, comme toutes les autres, soumise, par sa nature, à l’empire des circonstances et de la nécessité : c’est-à- dire qu’elle est suspendue de droit, lorsque l’exercice en est em­pêché ou refusé au détriment notable de l’Église ou des fidèles.

« 4° Que la suspension de la réserve étant effectuée de la ma­nière qu’on vient de dire, on supplée à son exercice par les moyens en usage immédiatement avant que la réserve eût été faite.

« 5° Que, dans un évêque, l’acte d’énoncer que la réserve est suspendue, n’est point un jugement qui atteigne son supérieur, mais une simple déclaration de la nécessité qu’il connaît et du besoin qu’il sent.

«6° Que s’il restait quelques difficultés sur ces principes (ce que nous ne présumons pas), elles seraient toutes levées dans l’es­pèce actuelle par la déclaration que Sa Sainteté a daigné faire aux quatre évêques députés, le témoignage de ces évêques élevant le fait de cette déclaration au plus haut degré de la certitude morale et la teneur de Cette déclaration suffisant évidemment à tous les intérêts et à toutes les opinions, même à celles que comme Fran­çais nous ne pourrions embrasser.

«7° Qu’en conséquence on peut dès à présent, si Sa Majesté l’Empereur et Roi y consent, regarder comme l’ouvrage des deux puissances l’article à ajouter au Concordat dans la forme proposée au Concile par un projet de décret en cinq articles auquel nous adhérons. »

Il est à noter que le cardinal et son frère l’archichancelier qui, après de longs et gros débats, vivent alors en bons termes, ont étroitement collaboré pour éviter la rupture avec Pie VII et le schisme qui en eût été la conséquence. L’archichancelier en effet a été consulté par l’Empereur sur le projet qu’avait établi la commission de légistes du Grand juge Régnier. Cette commission s’était prononcée pour une loi aux termes de la­quelle les Cours impériales, en cas de refus du Pape, consta­teraient « l’abus » et ordonneraient aux évêques nommés de se faire instituer par le métropolitain ou le plus ancien suffragant de la province. Or qu’a répondu le frère de l’archevê­que ? Après un examen minutieux du projet de loi auquel il substitue un projet de décret, il a conseillé à l’Empereur d’ajourner toute exécution. « Ne serait-il pas mieux, a-t-il écrit, de différer la mesure de quelque temps et d’attendre que l’affaire de l’institution canonique soit terminée ? Elle le sera aussitôt que la déclaration faite par plusieurs archevê­ques et évêques aura été suivie de l’institution donnée par le métropolitain si le Pape persiste dans son refus28. »

Le système préconisé par le cardinal réussit d’ailleurs au delà de tout espoir. Un à un, la plupart des évêques se ral­lient au texte de Napoléon. Fébrilement, Bigot de Préameneu dresse chaque jour pour son maître la statistique croissante des adhésions[23] [24]. L’heure vient où Étienne-Hubert va recevoir sa récompense.  .

Le 24 juillet, il confie à l’abbé de Boisville :

« L’Empereur -est de retour à Saint-Cloud. J’irai demain à son lever. Je ne ‘veux point vous laisser ignorer et à vos confrères le témoi­gnage public de bonté que Sa Majesté a bien voulu me donner publiquement (sic) à Trianon. Elle a bien voulu dire que j’avais rallié tout le clergé et que j’avais sauvé l’Église de France et que je lui avais rendu personnellement un service qu’elle n’oublierait jamais. Sa Majesté a chargé le ministre de la police de venir exprimer ses sentiments à M. l’archi­chancelier et à moi. La commission a été exécutée samedi dernier. Vous comprendrez aisément que je regarde l’époque de cet événement comme la plus heureuse et la plus honora­ble de ma vie. Je ne puis pas encore parler de mon retour. »

Après cette lettre qui établit le grand rôle que le cardinal a joué, par son intervention propre, dans la seconde phase du Concile, on n’en trouve pas où soit racontée la séance du 5 août au cours de laquelle l’assemblée adopta le décret impérial et se mit en mesure d’acheminer vers le Pape les décisions qu’elle venait de prendre. Mais, toujours plein d’espoir, l’ar­chevêque mandait à son correspondant le 21 du même mois :

« J’ai appris avec plaisir… que le diocèse de Rouen est par­faitement tranquille. Cette tranquillité sera consolidée par la conclusion de l’affaire qui nous retient à Paris. Cette conclu­sion ne peut être qu’heureuse. Nous connaissons les disposi­tions pacifiques du Pape. Les cardinaux, au nombre de sept, partis hier pour Savone consolideront Sa Sainteté dans ses dispositions. Les huit évêques députés sont partis ce matin. Le nouvel archevêque de Malines est membre de la députa­tion ainsi que les évêques d’Évreux, de Trêves, de Nantes, l’archevêque de Tours, etc. L’Empereur a pensé que les car­dinaux membres du Concile ne devaient pas être au nombre des conseillers du Pape dans cette affaire[25]. Nos députés ne pourront être de retour qu’à la fin de septembre, époque à laquelle le Concile terminera ses travaux[26]. »

Trois jours plus tard, le cardinal écrivait encore pour invi­ter ses prêtres à «être parfaitement tranquilles ». C’était visi­blement chez lui une préoccupation majeure et qui en dit long — on ne risque rien à le répéter — sur l’état d’esprit du clergé français en ce temps-là. Il concluait en exprimant une fois de plus une confiance apparemment inébranlable que les circonstances (Cambacérès n’a jamais été bon prophète) se chargeraient de démentir :

« Nous amènerons à bien, affir­mait-il, l’affaire qui nous retient encore à Paris. L’Empereur est entièrement pour nous. »

ÉPISCOPAT ET EMPIRE.

L’Empereur ! Toujours l’Empereur ! Celui-ci a dit à l’ar­chevêque de Rouen que l’Église de France lui devait son salut et l’archevêque ne doute pas un instant de l’excellence d’une telle cause. On est un peu surpris — il faut l’avouer — du ton trop détaché sur lequel il parlait, dans son adhésion, de son respect pour le Saint-Siège. Est-ce bien là le langage d’un évêque dans le conflit terrible qui oppose l’émouvante fai­blesse du Pape vieilli et malade à la toute-puissance de César ? Aucune note sensible à l’égard du prisonnier de Savone pour qui plusieurs prélats de l’Empire (Bordeaux, Chambéry, Tu­rin, Troyes, Gand, Tournai, etc.) se sont si courageusement compromis au Concile. Aucune allusion, même discrète, à tous les empiètements du gouvernement laïc sur le pouvoir du pontife romain, empiètements dont une lettre de Pie VII à Caprara datée du 26 août 1809, nous donnait déjà une idée bien suggestive[27].

A cet égard — chose plus surprenante encore — les lettres privées à l’abbé de Boisville témoignent d’une même rigueur. Il nous faut donc croire, comme M. Lévy-Schneider l’a par­faitement vu pour l’ensemble de l’épiscopat napoléonien, que pareille attitude n’est pas lâcheté officielle ou, si l’on veut, faiblesse coupable de « courtisans en robe violette » en face d’un monarque brutal et irrité28. Elle procède essentiellement d’une certaine conception de l’Église de France et de ses inté­rêts légitimes.

A coup sûr, Fesch se montre ici plus indépendant que son collègue rouennais. Le 22 juillet, l’Empereur lui a écrit de faire son adhésion au décret « dans le genre de celle du car­dinal Cambacérès29. » Et Fesch de répondre qu’il ne doit pas « régler sa conduite sur celle des autres » et que sa conscience lui interdit « d’autoriser de semblables moyens pour décider des affaires les plus graves de l’Église ». D’ailleurs qui pour­rait se flatter, sauf l’Église elle-même, « d’obtenir des évêques, séparément pris, des décisions qui portent avec elles un cer­tain degré d’autorité suffisante pour obliger les fidèles30 ? ». Il est vrai qu’après ce geste — prolongé — de résistance méri­toire, l’archevêque de Lyon devait finir par se rallier lui aussi au projet de Napoléon. Du moins ne s’était-il pas hâté : il avait d’abord dit non; d’autres tinrent bon jusqu’au bout.

Pour expliquer, en cette conjoncture, l’attitude de la majo­rité des prélats impériaux, Lévy-Schneider invoque ce qu’il nomme le « gallicanisme épiscopal » et qui ne serait que la tendance, déjà vieille, des chefs de diocèse français à défen­dre leur autonomie administrative. C’est pour sauvegarder cette autonomie (que l’Ancien Régime avait fini par leur con­céder, que la Révolution leur avait prise, que l’Empire leur avait rendue) que les évêques adoptèrent une solution moyenne, prudente et sans grandeur, dans la lutte où s’af­frontaient Napoléon et le Pape31. Mais, outre que l’expression de « gallicanisme épiscopal » ne nous semble pas opportune à cause des confusions auxquelles elle peut prêter, il nous paraît que l’explication, d’ailleurs fort intelligente, de M. Lévy- Schneider ne rend pas raison de tout. Beaucoup d’évêques, qui ne furent certes pas des héros, ont en effet ménagé l’Em­pereur, moins pour défendre leurs droits propres, que pour assurer, dans l’Empire, l’avenir de la religion, menacée du désordre, du schisme, de la misère. Et voilà pourquoi le car­dinal Cambacérès, théologien médiocre s’appuyant sur un théologien gallican de doctrine, a donné la main à l’une des manifestations les moins glorieuses de l’épiscopat napoléonien.

Des hommes comme lui ont cru jusqu’au bout à l’excellence et à la nécessité du Concordat. Il est vraiment pour eux la conséquence religieuse de Brumaire qui a sauvé la France de l’anarchie. Manquant de grandes idées pour envisager sur le plan général et théorique les rapports du Sacerdoce et de l’Empire, ils ont constaté dans leurs diocèses que la conven­tion de 1801 portait, en tous les domaines, des fruits appré­ciables : liberté du culte, résorption du schisme constitutionnel, fusion des différents clergés, retour du pays à la vie spirituelle, augmentation du nombre des succursales rétri­buées par le Trésor, secours accordés aux séminaires, etc. Qu’arriverait-il si tout cela venait subitement à disparaître ?  Si les évêques ont souffert de quelque chose, ce fut, non du Concordat, mais des entorses nombreuses que le pouvoir civil apporta, dès le principe, à son exécution normale.

Pour sa part (et avec quelle vigueur !) le cardinal Camba­cérès s’est souvent plaint de ces entorses dans les lettres in­cendiaires qu’il envoya à maintes reprises aux préfets et aux ministres de Napoléon :

« On cherche depuis plusieurs an­nées, écrit-il le 11 novembre 1807, à faire disparaître la loi du 18 germinal, pour revenir insensiblement aux dispositions de la Constitution civile du clergé. On n’y réussira pas dans mon diocèse tant que je serai évêque82. »

Il ne fut pas seulement, comme l’a dit un historien, un « mauvais caractère >. En plus d’une circonstance, c’est de caractère qu’il fit preuve et les témoignages qu’il en donna ne s’arrêtèrent pas devant la porte du cabinet impérial. Dès le début de son épiscopat, il avait, malgré la volonté du Pre­mier Consul, refusé de prendre un de ses vicaires généraux dans l’ancien clergé constitutionnel. « Les hommes, quelque rang qu’ils occupent, ne m’intimident pas »[28] [29], affirmait-il un jour. Toute sa vie publique tient en ce propos. Jamais il n’hé­site à revendiquer les droits de l’Église, les exigences de sa tâche spirituelle, les légitimes franchises de son magistère. Sa correspondance, ses démissions fréquentes, ses refus d’o­béir dessinent, jour après jour, les aspects essentiels d’une carrière qui ne consentit jamais à abdiquer devant les injonc­tions du pouvoir laïc. Que lui importe que Napoléon lui-même soit en cause, s’il a décidé qu’un document officiel ne serait pas lu au prône des églises ? C’est par une note sèche qu’il promulguera le catéchisme de 1806 sans d’ailleurs en exiger l’enseignement dans son diocèse. Une tradition qu’il n’a pas été possible d’appuyer de textes décisifs veut même qu’il n’ait pas assisté au mariage de l’Empereur et de Marie-Louise[30]. « Le repos public, écrivait-il avec plus de courage que d’élé­gance, ne peut reposer que sur la bonne foi du souverain[31]®. » Et à plusieurs reprises, c’est par des gestes provocants qu’il répond sans faiblesse aux mesures irréligieuses décidées par César. Un jour, son frère, beaucoup plus souple, lui a repro­ché de prendre parti contre « ce qu’il doit à son bienfaiteur ». De telles expressions, sous une telle plume, ont un sens qui ne peut tromper. L’archevêque de Rouen, Mathiez l’a bien dit, ne fut pas « un sot enivré d’orgueil ». Il croyait à l’Église « société parfaite et complète ». Et toujours il s’efforça d’en sauvegarder les droits comme l’existence — cette existence qu’assurait le Concordat.

On a écrit qu’il y eut alors des évêques, mais point d’épis­copat[32]. Remarquons que, dans l’atonie désespérante des fonc­tionnaires de l’Empire, ces évêques se montrèrent, sinon tou­jours grands, du moins appliqués à leur tâche et souvent nobles. Le Concile de 1811 n’est pas, à coup sûr, la plus belle page de leur histoire. D’autres, depuis, sentirent mieux la solidité du lien qui les attachait à Rome. Il convient pourtant, de noter que, s’ils capitulèrent devant Napoléon, ce ne fut pas sans avoir essayé de défendre, parfois courageusement, l’équi­libre difficile qui, au début du règne, commandait les rapports de l’Église et de l’État. Il est vrai que Consalvi et Pacca3T nous diraient ici que le seul moyen d’arrêter l’Empereur sur le chemin redoutable où il s’engageait, eût été, non de céder ii ses exigences, mais d’y opposer un refus catégorique et constant….


NOTES

[1] Il ne saurait être question d’établir ici une bibliographie complète. On pourra notamment consulter, sur le Concile, d’HAUSSONViLLE, l’Église romaine et le Premier Empire (Paris, 1870, 5 vol. in-8°), t. IV; Wblschinger, le Pape et l’Empereur (Paris, 1905, in-8°), p. 197 et ss.; Féret, la France et le Saint-Siège (Paris, 1911, 2 vol. in-8°), t. I, p. 288 et s.; Mayol de Lupé, la Captivité de Pie Vil (Paris, 1912, 2 vol. in-12), t. II, p. 227 et suiv.; Rinibri, Napoleone e Pio VII (Turin, 1908, 3 vol. in-8°): Ricard, le Concile national de iSii (Paris, 1894, in-12); G. Constant, VÉglise de France sous le Consulat et VEmpire (Paris, 1928, in-12), p. 306 et suiv.                               –

[2]  Mémoires du cardinal Consalvi : Mémoire inédit sur le Concile national de 1811, .publié par Rance-Bourrey (Paris, 1895, in-4°), p. 50.

[3] V. Bindel, le Vatican à Paris, 1809-181& (Paris, 1943, in-12), p. 103­104. M. l’abbé Bindel utilise le Giornale du chanoine Rossetti.

[4]  Ch. Ladré, le Cardinal Cambacérès, archevêque de Rouen, 1802­1818 (Paris, 1943, in-8«).        ..         .

[5] Les Lettres qu’on utilisera ici sont la propriété de M. H. Étienne, qui a bien voulu les mettre à notre disposition. Nous lui en exprimons notre vive gratitude.

[6] Sur 95 cardinaux, .archevêques ou évêques que groupera le Concile, 70 étaient arrivés à Paris dès le 4 juin. Le cardinal Cambacérès ne figure pas parmi eux. (Arch. nat., AF iv 1048).

[7]   Sur Baston, cf. Ch. Ledré, Une controverse sur la Constitution civile du Clergé : Charrier de la Roche> métropolitain des Côtes de la Manche, et le chanoine Baston (Paris, 1943, in-8°). Il s’agit ici de la nomination, sans institution canonique, de l’abbé Baston à l’évêché de Séez (1813).

[8] Les prélats que l’Empereur avait envoyés au Pape étaient l’archeêque de Tours, de Barrai; l’évêque de Nantes, Du Voisin; l’évêque de Trêves, Mannay. A Savone, l’évêque de Fiaënza, Bonsignore, s’était joint à eux. Il est inutile de rappeler à quel point ils appartenaient tous quatre « au parti » de Napoléon. La mission de Savone rentra à Paris dans la soirée du 30 mai.                  .

[9]  De Barral,, Fragments relatifs à l’histoire ecclésiastique des pre­mières années du XIX siècle (Paris, in-8°), p, 301.

[10] En fait, la fameuse note de Savone et les prétendues concessions définitives qu’elle renfermait n’étaient pas, à cette date, complètement ignorées de la commission. Bien qu’elles n’eussent pas été jusqu’ici l’objet de déclarations officielles (on comprend trop pourquoi) il en avait été discrètement question dans une réunion tenue chez Fesch & la veille du Concile. En outre, à la congrégation particulière du 1er juillet, l’archevêque de Tours avait lu la note de Savone (Féret, la France et le Saint-Siège, t. I, p. 296). Il semble donc que l’autorité personnelle de l’Empereur fut pour beaucoup dans l’empressement avec lequel les Pères du Concile attachèrent, le 7 juillet, une importance décisive à un texte qui leur était déjà plus ou moins connu.      .

[11] Ricard a publié intégralement le rapport des évêques députés & Savone dans le Concile de 18Î1, p. 264-278. La conclusion que Cambacé­rès envoie à l’abbé de Boisville est aux pages 277-278. Quant au projet de décret impérial; on le trouve notamment dans Ricard, ouvr. cit., p. 229-231.

[12] Mémoires de Talleyrand (Paris, 1891, 5 vol. in-8°), t. II, p. 93.

[13]  Quelle que soit l’équivoque assez troublante qu’on remarque dans leur attitude, les évêques députés à Savone n’ont pas pu, eux, ne pas être vivement frappés par les hésitations du Pontife. Dans la visite qu’ils firent le 31 mai à Bigot de Préameneu, ils ont déploré chez le pape « cette fluctuation d’idées qu’ils voient avec peine s’être accrue depuis leur départ ». Mais ils gardent l’espoir que rien n’est perdu « Les évêques, écrit le ministre des Cultes à l’Empereur, expriment le grand désir qu’il soit envoyé près du Pape quelques personnes ayant de bons principes et dans lesquels ils auront confiance. Ils. pensent qu’ils parviendraient à fixer ses incertitudes’ et que tout s’arrangerait, » (Welschinger, le Pape et l’Empereur, p. 201-202). Sur l’émotion et les regrets de Pie VII après le départ des évêques, cf. Welschinger^ ouvr. cité, p. 188 et suiv.

[13] Consalvi, Mémoire inédit sur le Concile, p. 26. 15.

[14] Consalvi; Mémoire inédit sur le Concile, p. 42. 

[16] Correspondance de Napoléon 1er (éd. in-4°, t. XXII, p. 348-349). Observons que la note elle-même élevait un doute sur la compétence de la commission nommée par l’Empereur : « La première question à exa­miner, dit-elle en son dernier paragraphe, est celle de savoir si la com­mission est compétente. Dans le cas où elle déclarera qu’elle est incom­pétente, elle soumettra la question au Concile. » C’est au projet ci-dessus analysé que Napoléon substitua celui que Fesch présenta le 7 juillet à la commission du Concile. L’abbé Féret (la France et le Saint-Siège, t. I, p. 296) a trouvé aux Arch. nat. AF iv 1947 « dee formules du dé­cret schismatique auxquelles il ne manque que la signature de l’Empe­reur, ce qui montre (croit-il) qu’on fut assez près de lui donner force de loi ».

[17] Cf. le bref de Pie VII au cardinal Maury <5 novembre 1810) et ceux du 4 décembre au chapitre métropolitain de Florence et du 1$ décembre à l’abbé d’Astros.

[18] Welschinger, le Pape et l’Empereur, p. 237. Dans la Correspon­dance de Napoléon 1er (éd. in-4°, t. XXII, p. 363-364) la « note pour le- comité des évêques » qui, outre plusieurs considérants (dont la référence à l’acceptation pontificale), comporte le projet de décret qui nous, occupe, est également datée de Saint-Cloud, 6 juillet.

[19] Consalvi, Mémoire inédit sur le Concile, p. -42< et s.

[20] Arch. nat., AF iv 1047.

[21]  Welschinger, le Pape et l’Empereur, p. 273-274.

[22] Mémoires de l’abbé Baston (Paris, 1897-1899, 3 vol. in-8°), t. III, p. 167-168.

[23] Arch, nat., AF iv 1047 et Welschinger, le Pape et l’Empereur, 260-257. , ^       –

[24] Arch. nat.» AF iv 1047i

[25] La députation qui devait présenter au Pape le décret conciliaire sur l’institution canonique se composait des archevêques de Tours et de Malines, des évêques de Nantes, de Faënza, de Plaisance et de Feltre. Ce dernier mourut subitement avant de partir. Le 19 août, l’Empereur ajouta à la délégation les évêques de Paviey de Trêves et d’Évreux. La délégation cardinalice comprit cinq « volontaires » favorables aux des­seins de l’Empereur : Dugnani, Roverella, Fabrice Ruffo, de Bayane et Joseph Doria. Les évêques devaient négocier, les cardinaux conseiller le Pape. (Cf. notamment V. Bindel, le Vatican à Paris, p. 107 et ss.). Consalvi (Mémoire inédit sur le Concile, p. 68) notant, comme Cambacérès, que l’Empereur ne voulut pas voir de cardinaux membres du Concile parmi les délégations qui se rendaient à Savone, ajoute les lignes sui­vantes : « On suppose que la cause en fut que un ou deux d’entre eux (il s’agit ici de Caselli et de Spina) étaient ou avaient été, au moins au début, de ceux qui repoussaient le décret et partant n’inspiraient pas .confiance absolue. »

[26] Bien qu’elles eussent paru aboutir dès le 20 septembre 1811 par l’envoi d’un bref pontifical qui « confirmait » dans l’ensemble les clau­ses du décret conciliaire du 5 août, les négociations se prolongèrent longtemps encore (mais vainement) par suite des exigences croissantes de l’Empereur. Les évêques-députés ne rentrèrent à Paris que le 19 février 1812.

[27]   Cf. G. Constant, l’Église de France, p. 294-295, d’après les Mémoi­res du cardinal Pacca (Paris, 1833, 2 vol. in-8°), t. II, p. 20 et s.

[28]   Mathiez, le Cardinal Cambacérès archevêque de Rouen, dans la Revue des études napoléoniennes, année 1916, p. 44.

[29]   Arch. nat., Fu 323.

[30] Aux Archives nationales (F1* 2449), le rapport de Bigot de Préame­neu, en date du. 4 avril 1310, sur les cardinaux qui n’ont pas assisté au mariage civil et religieux de l’Empereur ne signale Cambacérès ni parmi les présents, ni parmi les absents, ni parmi les excusés. Geoffroy de. Grandmaison (Napoléon et les cardinaux noirs, p. 38, 42-43) porte Cam­bacérès absent à la cérémonie civile, mais il ne le compte pas parmi les cardinaux qui se dispensèrent d’assister au mariage religieux. Affirment sans hésitation que l’archevêque de Rouen n’assista pas au mariage : Durozoir, dans le Supplément de la Biographie universelle •Michaud (1836), art. Cambacérès; Crétineau-Joly dans Mémoires du cardinal Consalvi (Paris, 1866, 2 vol. in-8°), t. I, p. 444; Fisquet, ta France ponti­ficale; Rouen (Paris, 1866, in-8°), p. 297. Nous regrettons que les diffi­cultés présentes des recherches historiques ne nous permettent pas de pousser plus loin actuellement la solution d’un problème dont l’intérêt est certain pour l’étude des résistances épiscopales aux volontés de Napoléon.

[31] Arch. nat., F1‘ 352.

[32] S’il n’y eut point alors « d’épiscopat », la cause doit en être d’a­bord cherchée dans cette disposition des Articles organiques (art. 4) qui interdisait tout concile national ou métropolitain, tout synode diocé­sain, voire « toute assemblée délibérante » sans la permission « ex­presse » du gouvernement. De la situation qui en résultait pour les évê­ques et pour la défense de la foi, la lettre épiscopale du 30′ mai 1819 au Souverain Pontife se plaint en termes appuyés, lorsqu’elle dénonce le fait que les chefs des diocèses « asservis et opprimés sous les anciens règlements qu’avait inspirés une domination étrangère et tyrannique > sont, à cette date encore, empêchés d’agir « de concert » et « réduits » à combattre à part. » (Cf. Férbt, la France et le Saint-Siège„ t. II, p. 209).