Le centenaire d’Erfurt

A la même heure, Napoléon exige d’Alexandre Ier une action près de la cour de Vienne afin qu’elle reconnaisse Joseph roi d’Espagne et Murat roi des Deux-Siciles. Les cours refusent et ricanent. Cela n’empêche point Napoléon d’armer des escadres à Brest, Lorient, Toulon, Corfou, de faire étudier la topographie de la Perse et la stratégie des Romains contre les Parthes, comme si l’Inde était à portée des lanciers de Poniatowski. Il faut que Junot soit isolé en Portugal, Dupont vaincu à Cintra, Selim assassiné à Constantinople, et Joseph fugitif à Vittoria, pour que Napoléon consente enfin à fixer la date de l’entrevue complémentaire prévue par le traité de Tilsit, et où sera discuté le résultat effectif, en Orient, de l’alliance franco-russe.
Le 27 septembre 1808, les deux empereurs s’embrassèrent dans la banlieue d’Erfurt; mais ce n’étaient plus les confiances échangées sur le radeau du Niémen. Alexandre avait perdu son admiration pour le vainqueur de Friedland. Le tzar ne parla point de Constantinople. Il exigea seulement les mains libres en Moldavie et Valachie, soucieux d’accomplir le reste de la besogne loin du hâbleur qui lui jetait aux yeux la poudre du Théâtre Français transporté là, sonore sous le cothurne tragique. Uniquement pour la galerie, les deux Césars se serrèrent la main après le vers célèbre :
L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux,
Le grand homme, qui s’était fait offrir en mariage la grande-duchesse Catherine Pawlovna, s’amusait au rôle de l’indiffèrent. Il goûtait du plaisir à marquer sa force devant les rois qui formaient parterre aux côtés des deux arbitres de l’Europe. Vexé de cela, vexé de consentir à la forme secrète de la clause pour l’affirmation de la Russie maîtresse en Finlande et dans les principautés danubiennes, Alexandre se dérobait à la promesse de contraindre, par un ultimatum, l’Autriche qui ne voulait pas reconnaître les rois Joseph et Murat. Le ministre des Habsbourg profita de la défiance mutuelle. Il sut de Talleyrand lui-même qu’Alexandre n’irait point jusqu’au bout. Le 14 octobre, les deux Césars se séparèrent tristes et défiants malgré les démonstrations. Le rêve de Tilsit s’était évanoui. Vienne réclamait à Londres des subsides afin d’ouvrir la campagne de 1809,
L’individualisme de Napoléon gâcha l’effet de ses talents. Détrôner les rois, en créer d’autres, et soi-même devenir le roi des rois, le souverain des souverains, en tenant Alexandre, lié par des promesses dont l’Autriche avertie empêcherait la réalisation; être le seul géant de l’Europe : c’est là désormais le vœu fou qui mènera l’Homme de Brumaire à Moscou pendant que les Espagnols délivrés s’adapteront la constitution française et libérale de 1791. Et l’Europe applaudira ce peuple qu’imitera toute la Russie de 1812, toute l’Allemagne de 1813, toute la ruée des nations jadis confiantes dans les principes du drapeau tricolore, ensuite excédées par la tromperie du « Robespierre à cheval » N’avait-il pas dit à son entourage après l’union avec Marie-Louise d’Autriche : « Notre oncle, le roi Louis XVI. »
Entre l’heure de Tilsit et l’heure d’Erfurt, la France a tenu, dans les mains de son empereur, la possibilité d’établir à son profit, comme au profit de la Russie, l’équilibre définitif et pacificateur du monde. A réaliser les vues historiques des tzars sur Constantinople et la réintégration de l’Église orthodoxe dans Sainte-Sophie, les deux empires d’Orient et d’Occident ressuscitaient. Entre eux, l’empire central et germanique se fût concentré sous le sceptre des Habsbourg fatalement dociles et d’ailleurs riches. Nos aïeux n’eussent point pleuré sur le désastre de Waterloo, ni nos pères sur celui de Sedan. Affranchis du féodalisme germanique, dotés alors des constitutions qu’ils possèdent maintenant, les peuples eussent gardé, pour la France encyclopédiste, cet amour que Goethe manifestait devant Napoléon, le lendemain d’Iéna.
Par un concours de circonstances extraordinaires, un homme eut le pouvoir d’objectiver cette conception qui avait été la sienne. Autour de lui ses collaborateurs et ses maîtres, Fouché, Talleyrand l’avertissaient de sa chance, lui prédisaient les fautes. Les hommes de Brumaire rappelaient à Napoléon les engagements de Bonaparte. Les hommes de Brumaire ne pardonnèrent point à leur élu son individualisme oublieux de la nation. A Erfurt Talleyrand demandait qu’on les débarrassât du grand homme. Il prévoyait trop les revers de 1812, et les catastrophes de 1814. Réconciliés depuis les folies de la guerre d’Espagne, Talleyrand et Fouché avaient osé dire après un grand dîner, devant les convives au jeu :
« C’est un insensé qui met le feu partout. Il agite l’Europe entière et il finira … par bouleverser la France. Il faut en finir ! »
Dès le gala d’Erfurt, Talleyrand devina la chute du colosse, et la restauration certaine des Bourbons. Il travailla en conséquence.

En 1809, après Essling, sous prétexte de couvrir les Flandres menacées par le débarquement des Anglais dans l’île de Walcheren, Fouché mobilise les gardes nationales. Il appelle Bernadotte à prendre le commandement, afin de préparer un successeur. Dès 1810, les loges obligent le prince régent de Suède à se démettre en faveur du même général, couronné bientôt, et mis en cette position de rival qu’Alexandre faillit consacrer lors de son entrée dans Paris, à la tête des alliés.
C’est l’œuvre ébauchée à Tilsit, gâchée à Erfurt, que la Troisième République reprit, comme un legs de la Première. A cette glorieuse idée, l’Europe, depuis trente ans, doit la paix contemporaine, malgré la puissance expansive de l’empire germanique allié de la maison d’Autriche, comme Richelieu l’avait craint. A cette glorieuse idée la France doit jouer aujourd’hui, dans la Triple Entente, le rôle prédominant que lui reconnaissent l’Autriche, les Turcs, et les peuples des Balkans émus par l’avènement de la Bulgarie.
Pour interpréter ce texte, se rappeler qu’il date de 1908