Le centenaire d’Erfurt

La rencontre de Tilsit - Adolphe Roehn (Base de données Joconde)La rencontre de Tilsit - Adolphe Roehn (Base de données Joconde)

Aussitôt après Tilsit, Napoléon quitta la ville, portant le traité secret qui lui livrait l’omnipotence, c’est-à-dire la promesse russe d’offrir à l’Angleterre une médiation inacceptable en l’espèce. Si Napoléon se conduisait de même à l’égard de la Turquie, c’était l’Europe matée, saisie entre les mains russes et les victoires françaises, isolée de  l’Angleterre,  dont blocus continental achèverait la ruine.   Loyalement exécuté, l’arrangement eût affermi la précellence des deux empires, celui d’Orient, celui d’Occident, l’un libéral, l’autre aristocratique; et encore, Alexandre inclinait vers les conceptions sociales de Speranski [1]Michail Michailowitsch Speranski (1772 – 1839), professeur de mathématiques, homme d’état russe, réformateur libéral. De 1807 à 1812, il fut l’un des conseillers les plus influents du tsar … Continue reading.

On se sépara le 9 juillet 1807. A Dresde, le 18, Na­poléon, trahissant le  mystère du pacte,  se plaint à M. de Vincent, mandataire de Vienne, parce que les Russes vont s’emparer de la Valachie et de la Mol­davie, des Principautés, parce qu’ensuite le partage de la terre ottomane ainsi diminuée, réduite à rien, s’imposera : c’est le tzar à Sainte-Sophie, l’Autriche à jamais exclue de bouches du Danube, l’Anglais en Egypte.

Ainsi Napoléon jette les Habsbourg à la rencontre des Romanov. Au fond il regrette d’avoir réservé un pareil avenir, concurrent du sien, au tzar. Il veut être le seul.   Et tout de suite,  il envoie à Madrid un projet de traité. Charles IV permettra le passage, par l’Espagne, à une armée française auxiliaire des troupes castillanes  qui vont châtier le Portugal, dissident du blocus continental. Si l’affaire réussit, cette armée s’étalera sur toute la péninsule, occupera la capitale, Cordoue, Séville et Cadix, sous prétexte d’assiéger Gibraltar. Maître du monde latin, le fils de Gènes tiendra la Méditerranée par la Dalmatie, Corfou, les îles Ioniennes, la Sicile échues à sa chance déjà. Il ne faut pas que l’Egypte lui échappe. Et la posses­sion de l’Egypte dépend de la Porte. Donc, malgré l’embrassade et le pacte de Tilsit, le Turc sera protégé contre les Russes. S’ils regimbent, la série des duchés fondés depuis 1806, du Rhin à Varsovie, distribués à ses parents, assurera la route des grenadiers vers Moscou.

Cette bizarre illusion s’empare du cerveau qui a dicté la paix d’Amiens, la paix de Presbourg. Immé­diatement l’Anglais perce la naïveté du plan. Un émissaire, Wilson, délégué à Pétersbourg, avertit la société de l’impératrice douairière. Elle ferme ses portes au nez du général Savary. On s’efforce de des­siller les yeux d’Alexandre qui ne peut croire à tant de duplicité.

Pourtant il charge un officier sévère et revêche, le comte Tolstoï, de le représenter à Paris. Sous allure de plaider la cause de la Prusse sacrifiée, saignée aux quatre veines, ce diplomate démêla le vrai des inten­tions françaises. En vain  l’empereur l’abasourdit du son des trompes de chasse, du fracas des feux d’artifice, du retentissement des fêtes illuminant Saint-Cloud, Rambouillet.  Un jeudi, Napoléon, allongé dans une gondole vénitienne aux ornements somptueux, tire les oiseaux du canal. Chaque jour, il confère les duchés, les baronnies, les principats. Afin de faire respecter le blocus continental,  Miollis occupe Livourne, puis Rome. Bernadotte pourchasse les Suédois dans l’île de Rugen. Junot s’avance en Portugal. Les Danois se joignent à la  France, pendant que les  soldats d’Alexandre enlèvent la Finlande au   successeur de Charles XII. Rien n’empêche Tolstoï d’affecter une passion pour Mme Récamier, de ne plus quitter cette personne propice aux menées de l’opposition. Obstinément,  il réclame la Silésie pour le roi de  Prusse.

Napoléon propose qu’en échange le tzar abandonne ses prétentions sur la Moldavie et la Valachie; car il veut maintenant pousser les Russes en Asie, les Autrichiens dans les Balkans, et rester seul en Europe centrale. De juillet 1807 à septembre 1808, ce sera la perpétuelle et sournoise tergiversation, qui minera tout.

Dicté par lui le  19 janvier 1808, à la suite d’une longue dépêche diplomatique, ce post-scriptum dénonçât entièrement la duplicité de Napoléon ;

« La situation actuelle des choses convient à l’Empereur. Rien ne presse de la changer. Il ne faut donc pas accélérer la détermination du cabinet de Saint-Pétersbourg. Surtout si cette détermination ne devait pas être conforme aux vues de l’Empereur  (accaparement de la Silésie, contraire aux engagements de Tilsit). Cela s’appliquerait encore plus au partage de l’empire turc en Europe; mesure que l’Empereur veut éloigner parce que, dans la circonstance actuelle, cela ne pourrait se faire avec avantage pour lui. Vous devez donc chercher à gagner du temps, en y mettant assez d’art pour que ces délais ne soient pas désagréables à la Cour de  Russie à laquelle  vous  ne pouvez  trop faire entendre que la guerre avec l’Angleterre et la paix à laquelle il faut la forcer doivent être le premier objet de l’attention et des efforts des deux empereurs. »

Or, dès le 9 août 1807, Alexandre avait proposé à Londres sa médiation. Au milieu de l’automne, après le bombardement de Copenhague par la flotte britannique, il en était aux hostilités promises seulement pour le  1er décembre. La France n’avait rien entrepris auprès du Divan, sinon de laisser entendre que l’intervention de l’Autriche et de l’Angleterre empêcherait les Russes de persister en Moldavie et en Valachie. Napoléon faisait courir le bruit de son divorce, de son mariage avec une grande duchesse. Et le 22 janvier, il conseillait à Metternich de ne pas souffrir le tzar à Constantinople; c’était la félonie brutale, ignoble.

Même politique dans les affaires d’Espagne. Notre ambassadeur à Madrid excite les ennemis de Godoy, de Charles IV et de la reine, pousse Ferdinand à déposséder son père, tandis que Napoléon affecte de soutenir les vieux souverains et le favori, tandis qu’il laisse Murat annoncer la liberté en occupant les places fortes, sous couleur de marcher contre la garnison anglaise de Gibraltar. L’imbroglio devient tel que Murat se croit destiné par l’Empereur au trône de Madrid, que les Espagnols acceptent au nom de Fer­dinand, l’espoir d’une constitution, que Charles IV se proclame le lieutenant de Napoléon.

Le Dos de Mayo - Goya
Le Dos de Mayo – Goya

Toute cette his­toire aboutit à la journée du 2 mai. Il fallut ensan­glanter Madrid faute de clarté. Bientôt, on dut envoyer Dupont vers Cordoue, puis contre toutes les provinces furieuses de voir leur junte suprême réclamer, pour monarque, Joseph Bonaparte à la place de Ferdinand. Cette charade irrita les Espagnols. La populace devina des trahisons et les élites une indécente raillerie, Elles appelèrent l’Anglais. L’insurrection gagna le total du pays, Joseph n’avait pu faire qu’une apparition à Madrid, bien que les ministres et les officiers de Charles IV l’eussent amené pompeusement.

References

References
1Michail Michailowitsch Speranski (1772 – 1839), professeur de mathématiques, homme d’état russe, réformateur libéral. De 1807 à 1812, il fut l’un des conseillers les plus influents du tsar Alexandre Ier. Il sera renvoyé en 1812, accusé d’être trop proche des Français.