Le centenaire d’Erfurt

La rencontre de Tilsit - Adolphe Roehn (Base de données Joconde)La rencontre de Tilsit - Adolphe Roehn (Base de données Joconde)
Charles-Maurice de Talleyrand -Périgord
Charles-Maurice de Talleyrand -Périgord

A ce prix le ministre des Rela­tions Extérieures comptait obtenir cette paix générale en vue de quoi les factions faisaient confiance aux hommes de Brumaire. Le traité de Presbourg n’enre­gistra point cet arrangement, parce que l’Autriche craignit la colère du Russe, son allié d’Austerlitz; parce que ses engagements avec l’Angleterre ne lui permettaient pas d’agir contre la politique méditerra­néenne de cette puissance. Avant d’aligner la grande armée sur le terrain d’Iéna, Talleyrand renouvela cette tentative auprès de l’empereur François, sans succès. Les Prussiens  battus, cette  même   proposition fut déclinée par le Habsbourg, ensuite par le roi de Prusse. L’Anglais  ne permit pas que nous pussions trouver des amis au détriment de sa suprématie dans  la mer latine.

A Tilsit, Alexandre enfin secoua la peur de Londres; « Je déteste les Anglais autant que vous !>, dit-il à Napoléon en le saluant, « Alors la paix est faite ! » fut-il répondu.

Le vainqueur de Friedland avait encore aux oreilles les  hurlements des blessés et de leurs camarades réclamant la paix dans la neige sanglante d’Eylau. Deux heures d’entretien unirent l’élève de La Harpe et l’élève de Jean-Jacques. Le mot de Constantinople fut  sans   doute prononcé, Alexandre quitta radieux les planches humides où toute l’espérance de Catherine II s’était brusquement réalisée par la voix d’un vainqueur généreux distribuant le monde. Les tzars allaient ressaisir cette Byzance d’où leur civilisa­tion orthodoxe était sortie avec les apôtres qui, dans Kiev, unirent par leur religion  les  Northmans, les Slaves, les Finnois, les Tartares et les Mandchoux campés entre le golfe de Finlande et le Pont Euxin.

Tout à coup Londres et Vienne comprenaient pour quoi Marmont occupait la Dalmatie, pourquoi Napoléon offrait à la Russie de restaurer, dans Constantinople, l’orthodoxie byzantine, et de chasser le Turc.

Canning prévit  le coup destiné à la Grande-Bretagne. Si la flotte russe, après le passage des Darda­nelles, se réunissait aux escadres françaises dans la Méditerranée, cette  mer serait interdite  au  com­merce britannique, la France ne manquerait pas d’atterrir en Egypte; et l’on n’ignorait plus que Napoléon avait obtenu, naguère, de  l’ambassadeur persan, le droit de marche pour une armée se rendant aux Indes.

L’ancienne chimère d’atteindre Albion dans ses possessions du Bengale n’abandonnait pas la tête qui avait réglé la bataille des Pyramides. Et le tzar Alexandre se laissait convaincre de  participer à l’entreprise. L’entente franco-russe conclue dès le début de septembre 1807 enregistre le résultat de la politique conçue au bivouac d’Austerlitz, lorsque la première rencontre avec les  forces imposantes  du Nord, et une victoire difficile eurent suggéré le besoin  d’une paix solide, la garantie d’une alliance redoutable.

Foi ren­forcée par les massacres d’Eylau, le résultat longtemps indécis de ce combat, la fatigue des soldats criant : « La paix, la paix », pendant que les chirurgiens ampu­taient avec les instruments noués par des mouchoirs à la main morte de froid, pendant que les aides,  faute de toile, pansaient les blessures, dans la neige, avec les papiers des  registres.   La  vigoureuse action sur Friedland, l’évidence de l’avantage consécutif à toute une saison de brillantes manœuvres raffermirent la con­fiance des Français et de  leur chef,  en leur  étoile. Néanmoins lui se garda d’omettre, passé la griserie du triomphe, ses réflexions d’Austerlitz et d’Eylau. Les masses moscovites constituaient la force qui pouvait, avec la sienne, tenir l’Europe en tutelle. Manier habi­lement cette multitude,  la dresser tout  entière,  la lancer sur la Moldavie, la Valachie, même sur Byzance, aider à cette conquête le tzar vaincu,  c’était, pour Napoléon, s’ouvrir le chemin de l’Iran, des Indes, effrayer l’Angleterre, contraindre à la paix générale les amis de Pitt et Cobourg.

Telle fut la pensée qui guida les conversations de Tilsit et les conversations d’Erfurt,  qui dicta les correspondances échangées entre Paris et Pétersbourg de l’été 1807 à l’automne de 1808, il y a juste un siècle.

En nulle autre ère de son histoire, il ne fut permis à la France d’agiter de pareilles espérances, car elle ne connut jamais une telle époque de gloire. Il est déplorable que ce centenaire n’ait été le thème d’aucune fête, d’aucune  commémoration.   Tilsit pourtant nomme l’apogée du geste que fit la nation pour affirmer le libéralisme encyclopédiste. Et l’apostolat de cette idée différencie les Français de tous les autres peuples.

La révolution d’Angleterre ne dépassa point les contours de l’île. La révolution française a suscité les exploits de Miranda et de Bolivar dans l’Amérique latine,   les révoltes constitutionnelles de 1820 en Espagne et à Naples, l’indépendance de la Grèce ; l’établissement du contrôle parlementaire en 1848 dans les pays civilisés. Elle a substitué, sur le Vieux Monde, la Loi au Roi, la logique de l’esprit national à l’intérêt des castes conquérantes.

De Tilsit à Erfurt, de juin 1807 à octobre 1808, la France parut si grande que, tout un siècle, les races imitèrent sa politique, au Brésil comme au Japon, à Berlin comme à Vienne; à Pétersbourg où les Cadets représentent l’esprit nos conventionnels, hier à Constantinople où les Jeunes-Turcs saluèrent, avec le chant de notre Marseillaise l’avènement de leur parlementarisme.

On oublie trop ici que les conscrits de 1813, les enfants des ouvriers recrutés au faubourg Saint-Marceau, moururent en ligne à Leipzig au son du refrain célèbre dans les armées du Directoire lancées contres les monarques :

Tremblez, tyrans, Vous allez expier vos forfaits.
Plutôt la mort que l’esclavage.
Les peuples libres sont Français !

L’âme de Jemmapes et de Valmy battait encore dans le cœur des Parisiens opposés, en Saxe, aux souverains de la Sainte-Alliance.

L’empire ne fut qu’un moment de la Révolution, et le moment de son geste le plus apostolique, en quelque sorte.         .

Dans la petite ville de Tilsit, pendant tout le mois de juillet  1807, durement, Napoléon avait exclu des conciliabules  Frédéric-Guillaume de  Prusse, réfugié dans un modeste moulin, et attendant parmi les odeurs de grains, de farine, parmi le trottinement des souris, la décision des deux Césars.  On a mille fois conté la venue  de  la  belle   Louise de  Prusse, ses essais  de séduction, et comment la curiosité du vainqueur le pré­cipita dans l’humble logis dès que la reine y fut arrivée.

A contempler cette souveraine qui tâchait de ne point pâlir afin que les lueurs de ses jolis yeux persuadassent de lui rendre un royaume perdu, l’ancien artilleur de Saint-Roch, le favori des amants politiques chers à la Beauharnais, cet homme dut connaître un instant d’orgueil non pareil. Certes, à Brienne et à la Fère, en consignant sur le cahier de notes que nous restitue Frédéric Masson, le résultat de lectures ardentes, le petit « Napoléone » avait pensé quelquefois à dominer les  peuples dont il apprenait les annales, les mœurs et les pouvoirs, à les partager entre ses amis, à porter, comme Alexandre, ses étendards jusqu’à l’Indus. Quel écolier un peu fier n’a ressenti ce besoin de sa race de triompher en lui et par lui, lorsqu’il s’instruisait des gloires ? Les  ascendances italiennes des Buonaparte, en ce petit homme engoncé, furent enfin satisfaites d’être le héros qui délivrait le monde latin de ses maîtres barbares, après quinze siècles de joug mérovingien et capétien.