Le centenaire d’Erfurt

La rencontre de Tilsit - Adolphe Roehn (Base de données Joconde)La rencontre de Tilsit - Adolphe Roehn (Base de données Joconde)

Dans les livres si copieux, si clairs et si variés de M.  Albert Vandal, les esprits des générations nou­velles trouveraient les leçons qui leur conviennent. Ils y découvriraient, avec les passions des protagonistes qui firent notre plus belle gloire, les sentiments du peuple qui les seconda, les idées échangées entre les groupes et les élites, les foules et la nation.

Le cha­pitre intitulé « Paris dans La République Consu­laire » est une synthèse modèle de ces actions et réactions interpsychologiques. L’âme des foules y parait tumultueuse et composite. En elle,  on découvre les causes qui nécessitèrent la chance individuelle de Bonaparte parmi les chances de  ses  émules, de ses collaborateurs, de ses conseillers, de ses maîtres. Car Fouché, Daru, Cambacérès et Talleyrand formèrent de leurs talents ce génie organisateur. Eux-mêmes furent les disciples de leurs amis, de leurs familles, de leurs professeurs,  de leurs  subordonnés.  Et  ces  diverses vigueurs composèrent la force qui rétablit la France.

En quelques mois, les finances s’assainissent. Les villes se pacifient.  La possession des  biens nationaux  est garantie. Les prêtres réfractaires rentrent dans leurs anciennes paroisses. Les émigrés s’enrôlent peu à peu dans les régiments. Les préfets, choisis parmi l’aristocratie intellectuelle, sont envoyés avec toutes initiatives dans les provinces. 

Cambacérès
Cambacérès

L’active psychologie du Premier Consul libère les facultés de tous. Elle laisse Camba­cérès raffermir les lois, Talleyrand trier le personnel, Fouché contenir les factieux, réconcilier les sectes, faire naître les opinions utiles, satisfaire l’esprit public, doser l’illusoire et le réel dans les journaux, émouvoir, apaiser les foules, vanter les inoffensifs, déconsidérer les dangereux, Bonaparte est sûr de ne pas avoir de médiocres autour de lui.

Et cette confiance dans le génie des autres lui valut la gloire dont Alexandre fut ébloui sur le radeau du Niémen, sept ans après. Il faut lire,  dans  le tome de  la République  consulaire, la conversation de Bonaparte avec le chef des Chouans, relatée par M. Albert Vandal. Elle démontre comment le consul avait compris l’âme des adversaires, pourquoi il les approuvait même d’avoir résisté à l’injustice. Néanmoins il écarta nettement leurs ambitions politiques. S’il leur offrit la liberté, il leur refusa la domination.

Portrait de Joseph_Fouché

Rien n’est plus aisé que de suivre l’effet des in­fluences sur l’esprit du général acclamé. Celle de Fouché, d’abord,   l’emporte, Bonaparte apprend la France selon sa science admirable. Cet homme maigre et froid, parfaitement sceptique devant les rodomontades, et qui avait osé, contre Robespierre, préparer Thermidor; cet homme à la perspicacité protéenne, cet ancien professeur de l’Oratoire, uniquement dévoué, quoi qu’on en ait dit, au principe du régime constitutionnel, sous l’Empire et les deux Restaurations, celui-là en imposait à Bonaparte. La façon consulaire de comprendre le parallélisme des forces sociales, de les aider pour les mettre en opposition, et gouverner par­ dessus leurs contestes, c’est la logique de Fouché, de Talleyrand. Il ne fallait trop diminuer ni les jacobins, ni les réacteurs. Ainsi se neutraliseraient les efforts des uns et des autres. Cette syntaxe de l’art gouver­nemental, Bonaparte ensuite tentera de l’appliquer à la politique extérieure,

Il tient tête, en 1800, à ceux que les amis de Joséphine leurrèrent. Il rappelle l’artilleur terroriste de Toulon bombardant une population girondine. Il demeure celui de Vendémiaire et de Fructidor.  Dans la plaine de Grenelle, les charrettes amènent, le matin, les héros sympathiques de la chouannerie vendéenne, bretonne et normande. Malgré les émois, d’un public attendri, le peloton d’exécuteurs opère. Et cependant les cloches se reprennent à sonner.

Dans le second tome de l’Avènement de Bonaparte, ce chapitre sur la résurrection des cloches, M. Albert Vandal l’écrivit avec amour. Après le divorce révolutionnaire, c’était le  nouveau mariage de la Tradition et de l’Innova­tion, du corps et de l’esprit, pour reconstituer l’être complet de la  France. Cette réunion fut l’œuvre qui prépara le triomphe de  Tilsit. Les âmes populaires oublient les luttes d’antan. Vite elles cessent de dis­tinguer le prêtre réfractaire de l’assermenté. On se déshabitue de haïr. Qu’au Sénat siégeassent la plupart des intelligences illustres, Berthollet, Laplace, Vien, Cabanis, Destutt de Tracy, Lacépède, Monge, Volney, que parfois Bonaparte présidât, en habit civil, la séance publique de l’Institut, cela contentait justement l’élite.

Bientôt les énergumènes de gauche et de droite virent leurs zélateurs s’éparpiller, disparaître. Les complots avortèrent mieux. Fouché  put se porter garant du loyalisme jacobin. Les dolmans jaunes de la jeunesse élégante enrôlée aux hussards colorièrent de plus en plus les lignes des troupes, à la parade, sur la place du Carrousel. Et tout ce monde partit pour Marengo, en fraternité, selon l’ordre des Consuls approuvé par les Constituants, les  Législatifs, les Conventionnels qui remplissaient les chambres du Sénat et du Tribunat, les hôtels des préfectures et des trésoreries. Bonaparte, Cambacérès,   Lebrun  avaient mis hors de doute  les principes de la Révolution en la rendant, sous l’inspiration de Fouché, équitable, synthétique, accueillante, comme Richelieu avait rendu la royauté.

Ainsi, malgré leurs ambitions propres et leurs des­seins parfois très hostiles au « petit corse », malgré leur désir de se substituer à lui, le lendemain de sa défaite ou de sa mort toujours possibles, l’intelligence totali­sante de Fouché, le savoir perspicace de Cambacérès, les théories de Sieyès, le pragmatisme sardonique de Talleyrand amalgamés avec l’esprit assimilateur du Premier Consul formèrent, en quelque sorte, le métal qui ressouda toutes les parties de la nation, consolidée, retrempée, calibrée, marquée du profil corse, elle fut bientôt la puissance capable de mettre sur l’Europe la formidable emprise de Tilsit.

Au printemps de 1801, une fois les troupes napoli­taines chassées des États Pontificaux, Murat était revenu à Florence avec l’ambassadeur du tzar Paul Ier de qui la médiation, alors, facilitait aux Bourbons italiens une paix honorable. Bonaparte consentait cette faveur au père d’Alexandre. Pendant un entr’acte, le beau-frère du Premier Consul se dressa dans la loge qu’il occupait au théâtre en compagnie de M. Lavatcheff. Croisant l’un vers l’autre les drapeaux russe et français, le général s’écria :

« Que les deux plus grandes nations de l’Europe restent toujours unies pour la paix du monde et le bonheur général !»

L’assistance prodigua les salves de ses applaudissements. Et le 22 novembre 1801, l’« Exposé de la situation de la République » assura que rien ne devrait plus troubler les relations des deux  grands peuples

« qui ont tant de raisons de s’aimer; qui n’en ont aucune de se craindre ; et que la nature a placés aux deux extrémités de l’Eu­rope pour être le contrepoids du Nord et du Midi ».

De 1801 à 1807, quoi qu’il advienne, Napoléon n’abandonnera pas le grand projet de 1799.

L’expédition d’Egypte, écrit M. Albert Vandal, en soulevant les Turcs contre tous, les avait jetés dans les bras de la Russie. Celle-ci en avait profité pour les soumettre à une alliance despotique, et faire la loi dans leur empire. Elle garantissait seule les principautés roumaines. Elle régnait sur la Mer Noire. Ses vais­seaux passaient devant le sérail. Sa flotte communiquait librement par les Détroits avec la Méditerranée. Dans chaque île de l’Archipel, un consul russe, devenu vice-roi, groupait, autour de ses agents, des milliers de protégés, désignés sous le nom significatif de Gréco-Russes. Des groupes moscovites occupaient Corfou. Leurs agents travaillaient la Morée et l’Albanie. Dominant de toutes parts, la Russie étendait sur l’em­pire des Turcs son ombre grandissante. Elle affectait la politique, qui, en 1837, amena la bataille de Navarin, puis l’indépendance de la Grèce.

Dès 1804, ayant vu ses offres d’alliance repoussées par Alexandre, qui constitua la réserve de la coalition, Napoléon se rapprocha du sultan Selim, afin d’encou­rager certaines velléités de rébellion. Elles eussent attiré en Orient une partie des troupes autrichiennes et moscovites que la coalition destinait à combattre la France. De 1805 à 1807 Talleyrand pensa s’allier les Habsbourg en les aidant à s’approprier une bonne part du territoire ottoman, et à compléter leur géographie politique par la mainmise sur tout le cours du Danube avec l’embouchure.