La Vision orientale de Napoléon Bonaparte

Le rêve indo-persan de l’Empereur

 

Les idées de Napoléon sont affermies depuis longtemps et sa réflexion s’est nourrie des meilleurs auteurs. C’est ainsi qu’en 1797, à Ancône, pendant la marche sur Rome, il nous révèle ses idées sur le gouvernement qui, lequel pour être fort, doit réunir les quatre caractères suivants :

« Un but utile et bien déterminé ; la volonté ferme de l’atteindre ; la force capable de faire triompher cette volonté ; enfin l’intelligence nécessaire pour bien diriger cette force ». 

S’agissant de l’Orient, c’est à dire de la Turquie, de la Perse et de l’Inde, le but utile et bien déterminé est clairement affiché : contrer l’influence anglaise et contrarier les projets russes. La volonté ferme de l’atteindre est moins évidente dans la mesure où les circonstances de la négociation continentale en 1807, vont diminuer l’importance du projet indo-persan. Par suite, la force nécessaire à sa réalisation et l’intelligence chargée de la conduire s’en trouveront sérieusement obérées.

Pourtant, c’est en 1807 que le projet impérial reçoit son cadre et que les ordres sont donnés pour sa mise en œuvre. C’est en effet au camp impérial de Fikenstein, tout près d’Osterode, que le 10 mai 1807, l’Empereur donne ses instructions au général Gardane, chargé d’une mission en Perse. Les archives de la correspondance militaire de Napoléon nous livrent l’intégralité de ce texte, en voici deux passages :

« …La Perse est considérée par la France sous deux points de vue : comme ennemie habituelle de la Russie, et comme moyen de passage pour une expédition aux Indes »

Et, plus loin

« Le général Gardane ne doit pas perdre de vue que notre projet important est d’établir une triple alliance entre la Porte et la Perse, de nous frayer un chemin aux Indes et de nous procurer des auxiliaires contre la Russie »

Mais revenons quelques années en arrière pour mieux saisir la genèse de ce désir impérial d’orient. Nous sommes en 1785 à Valence. Agé de seize ans, le lieutenant en second Napoléon Bonaparte trouve la vie de garnison très ennuyeuse et l’entrecoupe de nombreux et longs séjours en Corse et à Paris. C’est à partir de cette époque que le jeune officier d’artillerie du régiment de la Fère profite de ses moments de loisirs pour parfaire ses connaissances et manifeste son intérêt pour l’Orient. Il parcoure l’Histoire des Arabes de l’abbé Marigny, l’Extrait philosophique du commerce des deux Indes de l’abbé Raynal, le Gouvernement des anciens peuples de Rollin. Il annote d’abondants passages sur le gouvernement des Perses et sur l’ancienne Egypte. Il se renseigne sur les possessions anglaises en Asie et sur les comptoirs des côtes de l’Inde d’après la Géographie moderne de Lacroix.

Il affiche une admiration sans borne pour les conquêtes orientales d’Alexandre le Grand. Enfin, on peut supposer que Les Lettres persanes publiées en 1721 par Montesquieu ne lui sont pas étrangères. Il faut ajouter une influence déterminante, celle de Constantin Volney que l’Empereur fera quelques années plus tard comte d’Empire.

Volney a écrit deux ouvrages retentissant : le premier :Voyage en Egypte et en Syrie est publié en 1787 et le second : Considérations sur la guerre actuelle des Turcs, paru en 1788, évoque l’occupation de l’Egypte alors province de l’Empire ottoman telle qu’elle avait été imaginée par Choiseul sous Louis XV puis par Vergennes sous Louis XVI. Il est vrai que l’Orient avait déjà intéressé Louis XIV, puisque le grand père du général Gardane avait été chargé d’une mission en Perse.

Pendant la campagne d’Egypte, la confirmation de la défaite d’Aboukir parvient à Calcutta et Mornington, représentant de la Couronne, écrit au Comité de la Compagnie des Indes à Londres

« qu’on ne peut douter que l’invasion de l’Egypte ne soit liée aux desseins que les Français ont si longtemps entretenus contre les possessions britanniques en Inde et que leur espoir ne se fonde sur la coopération qu’ils attendent de Tipoo, le sultan de Mysore ».

Et si Bonaparte, bloqué en Egypte, tentait l’impossible pour envahir l’Inde par la mer Rouge ? L’interrogation britannique n’est pas dénuée de fondement si l’on s’en réfère à Bourienne, le secrétaire de Bonaparte, lequel déclare :

« Avant d’avoir pris la résolution d’attaquer l’avant-garde des Turcs dans la vallée de la Syrie, Bonaparte pensait encore au projet d’aller attaquer l’Inde britannique par la Perse. Il avait acquis la certitude, par des agents envoyés sur les lieux, que le Shah de Perse consentirait, moyennant un paiement d’avance, à laisser établir dans les lieux que l’on désignerait, des magasins d’objets militaires, d’habillement et d’équipement. Bonaparte m’a dit souvent que si, après la soumission de l’Egypte, il eût eu quinze mille hommes à y laisser et trente mille hommes disponibles, il marcherait sur l’Euphrate : il avait plusieurs fois dans la journée, l’attention fixée sur les déserts qu’il faut traverser pour arriver en Perse. Combien de fois ne s’est il pas couché à plat ventre sur les belles cartes qu’il avait apportées ? Cela lui rappelait les triomphes d’Alexandre, son héros favori, auquel il désirait tant associer son nom. »

De fait les exploits d’Alexandre ne pouvaient qu’alimenter l’imagination conquérante d’un Bonaparte fasciné par le mirage oriental. Le dessein de libérer les cités grecques d’Asie, initié par Philippe de Macédoine, fut repris par Alexandre, lequel s’empare d’abord des côtes de l’Asie mineure, des pays méditerranéens jusqu’à l’Egypte, puis du cœur même de l’Empire perse, de ce qu’on appela plus tard les satrapies supérieures (Babylonie, Mésopotamie, Iran). Cette fantastique conquête s’acheva, à l’est, par la prise des provinces orientales et de l’Inde occidentale.

Le « roman oriental » de Napoléon-Bonaparte se nourrit de cette glorieuse épopée militaire. Toutefois, ce roman ne sera qu’ébauché. Il est vrai que l’expédition d’Egypte en est le premier chapitre. A cet égard, son exécution repose entièrement sur Bonaparte avec une hauteur de vues qui lui fera concevoir sa mission bien au-delà des préoccupations militaires d’un chef de guerre ordinaire. C’est pourquoi, il demande et obtient d’emmener avec lui une pléiade de savants, ingénieurs et artistes qui formeront le noyau du glorieux Institut d’Egypte. Il s’inspire en cela de l’exemple d’Alexandre le Grand, entraînant à sa suite dans la conquête de l’Egypte les meilleurs esprits de la Grèce.

Bonaparte ne l’ignorait pas car à l’école de Brienne, il s’était imprégné de la lecture des Hommes illustres de Plutarque.   Hélas, le rêve oriental se brise sous les murs de Saint-Jean d’Acre. Surpris par la résistance acharnée des Turcs et de leurs alliés, alarmé par l’épidémie de peste qui sévit dans les rangs depuis la prise de Jaffa, constatant que le mal du pays ronge les soldats français, Bonaparte fait lever le siège et retire son armée en Egypte. Il en gardera une forte nostalgie et s’exprimera à plusieurs reprises sur cette question. Citons le comte de Las Cases, confident de l’Empereur déchu à Sainte-Hélène :

« Saint Jean d’Acre enlevé, l’armée française volait à Damas et à Alep. Elle eût été en un clin d’œil sur l’Euphrate. J’aurai atteint Constantinople et les Indes. J’eusse changé la face du monde« 

Le futur empereur n’abandonne pas son idée. Après la bataille de Marengo, le 14 juin 1800, sa gloire est à son zénith. Le tsar Paul 1er, jusqu’alors ennemi irréductible du Premier Consul, lui témoigne soudain une admiration totale. Les archives des Affaires Etrangères relatives à la correspondance politique avec la Perse nous donnent une information étonnante dans la mesure où une opération militaire conjointe aurait été étudiée contre le pouvoir britannique aux Indes. Il était prévu de constituer un corps expéditionnaire français d’environ trente mille hommes devant gagner la région d’Astrakhan par la Russie pour traverser la mer Caspienne sur des navires russes jusqu’à Astérabad, opérer une jonction avec une armée russe avant de marcher vers l’Afghanistan méridional et l’embouchure de l’Indus. En même temps, une autre force russe, partant d’Orenbourg, devait se diriger vers le haut Indus par l’Afghanistan septentrional .

A cet effet, le naturaliste Olivier est envoyé à la Cour du Shah. La réalisation de ce projet sera abandonnée à la suite de l’assassinat du tsar à la fin mars 1801 par des  partisans de l’Angleterre à la cour de Russie. Alexandre 1er devient le nouveau tsar. La France est consternée et l’Angleterre, très inquiète des projets français, s’en réjouit. Toutefois, et malgré la paix d’Amiens signée le 27 mars 1802, le consul britannique à Bagdad est persuadé que la France n’a pas renoncé à ses projets orientaux et propose à son gouvernement, en novembre, d’établir immédiatement une solide ambassade à la cour de Perse. Néanmoins, à cette date, la France et l’Angleterre jouissent encore des derniers éclats de la paix : l’armée de Bonaparte s’est retirée d’Egypte et les menaces sur l’Inde se sont estompées.

Dès lors, l’un des soucis prioritaires de Premier Consul est de restaurer l’alliance, traditionnelle depuis François 1er, de la France avec la Turquie, interrompue par l’épisode égyptien. Or, pour la première fois de leur histoire et sous la pression anglaise, les Russes viennent de faire passer, par les détroits du Bosphore et des Dardanelles, une escadre en Méditerranée et obtiennent une base de ravitaillement à Corfou. Ce sera long, mais Napoléon redeviendra peu à peu l’ami et le conseiller privilégié de la Sublime Porte.  La paix est signée à Paris en juin 1802 grâce aux efforts du colonel Sébastiani, envoyé spécial du Premier Consul auprès du sultan. Le futur maréchal Brune devient alors ambassadeur à Constantinople avec pour mission de pousser ses recherches jusqu’en Perse.

L’idée est de tout mettre en œuvre pour réaliser une alliance franco-turco-persane dirigée  contre la Russie. Sébastiani remplace Brune à Constantinople en 1806 alors qu’aucune amélioration sensible n’est à relever dans la volonté des Turcs et des Perses de donner suite aux propositions d’alliance de l’Empereur. La situation change radicalement en octobre 1806 avec la déroute prussienne à Iéna et surtout l’invasion russe, sans déclaration de guerre, des provinces turques de Moldavie et de Valachie. Le sultan de Constantinople se décide alors à solliciter l’aide de la France.

Napoléon réagit aussitôt par l’envoi de conseillers militaires mais en contrepartie, il exige que Sélim III déclare la guerre à la Russie et à l’Angleterre. Le sultan obtempère. Une escadre britannique tente de menacer Constantinople en février 1807 après avoir franchi imprudemment les Dardanelles. Les forts des détroits réarmés par les artilleurs français, obligent la flotte à rebrousser chemin non sans essuyer de sérieuses pertes (comment ne pas songer aux Dardanelles de 1915, les artilleurs ayant changé de nationalité…). Ainsi, le sort de la Turquie repose désormais sur la protection française dont l’influence s’étend jusqu’aux portes de l’Asie.

Pendant ce temps, en Perse, des missions se sont succédées dont les deux principales sont celles de Romieu et de Jaubert.  Le premier quitte Constantinople le 27 mai 1805 et le second le 15 juin. Romieu rencontre à Téhéran dès son arrivée le 25 septembre, Mirza Mohammad-Ghafi dont l’influence est grande. Le futur Premier Ministre du souverain Fath-Ali Shah sera en fait le plus grand partisan de l’amitié franco-persane. Quant à Romieu, il est adjudant-commandant, commissaire général des relations commerciales à Corfou, il a 41 ans.

Les conditions d’un rapprochement entre la France et la Perse sont réunies pour deux raisons essentielles. La première tient au fait que la Russie est en guerre contre la Perse et qu’elle vient de s’emparer de la Géorgie. Or la France est également en guerre contre la Russie. La seconde concerne l’Angleterre dont le Consul de Bagdad ayant appris la présence de Français en Perse, s’adresse à Téhéran et précise qu’au termes des clauses secrètes d’un récent traité conclu en janvier 1801 entre les deux pays :

« Les ennemis d’une nation doivent être considérés comme les ennemis de l’autre. Aussi quelle affaire un Français peut-il avoir en Perse, alors que la France et l’Angleterre sont en guerre ?« .

Dans sa réponse, Téhéran se plaint de la passivité de l’Angleterre dans les récents combats entre la Perse et la Russie. Il demande que l’Angleterre s’entende avec son allié russe pour que les troupes se retirent de Géorgie et qu’à défaut, conformément aux termes du traité de janvier 1801, elle renonce à leur amitié avec les Russes et envoie des troupes pour les combattre. Faut-il rappeler que le 11 avril 1805, l’Angleterre et la Russie avaient signé à Saint-Pétersbourg, un traité d’alliance, prélude à la troisième coalition à laquelle s’étaient jointes, l’Autriche et la Suède. Si l’Angleterre ne fait pas suite aux demandes de Téhéran, le gouvernement persan serait fondée à agréer avec raison et en toute justice l’alliance française.

Mais Romieu meurt le 12 octobre, trois mois après son arrivée, vraisemblablement empoisonné par des émissaires britanniques. Avant de mourir, il avait rédigé une sorte de mémorandum adressé à Talleyrand. Il y précise ce qu’il pense des intentions russes. La Russie, en attaquant la Perse en Géorgie a pour objectif de sécuriser ses marches méridionales avant de prendre Erivan et de s’ouvrir les chemins de la mer Noire. De la sorte, une alliance entre la France et la Perse, en renforçant le potentiel de combat de l’armée perse, permettrait d’empêcher l’accroissement de la Moscovie et de conserver l’intégrité de l’Empire ottoman.

Ceci entre exactement dans les vues de Napoléon. Pour l’Empereur, en effet, il s’agit de contrarier les Russes en mettant en place une sorte d’alliance de revers avec comme partenaires la Perse ainsi que Constantinople. La France est favorable pour adresser à la Perse une puissante aide militaire afin de régler la question géorgienne. Par la suite, les deux pays s’entendront pour regrouper leurs forces et envisager une expédition contre l’Inde britannique. L’objectif initial de Napoléon est toujours présent et l’ombre d’Alexandre le Grand plane au-dessus de ses rêves orientaux…

Pierre-Amédée Jaubert

Souvenons nous qu’un autre émissaire est présent à Téhéran, il s’agit de Jaubert. Bourienne qui est intimement lié avec Amédée Jaubert est reçu par Napoléon à la Malmaison, en avril 1805. L’Empereur l’interroge sur l’ancien interprète en chef de l’armée en Orient et lui demande s’il est informé de sa mission. Bourienne répond par la négative mais assure qu’il en a deviné les termes :

« Je me rappelle ce que votre Majesté me dit plusieurs fois de ses vues sur la Perse et sur l’Inde. Je n’ai point oublié nos conversations dans l’Orient, ni les grands projets que vous développiez alors devant moi. Je connais d’ailleurs depuis longtemps votre opinion sur Amédée, sur son dévouement, son habileté et son courage. Je me suis donc convaincu qu’il avait une mission pour le Shah de Perse.« 

Jaubert est à peu près le seul en France à parler couramment l’arabe, le persan et de nombreux dialectes orientaux. Néanmoins il sera fait prisonnier par un obscur pacha turc pendant plus de huit mois et n’arrivera à Téhéran que le 5 juin 1806, presque un an après son départ de Trébizonde. Il est reçu avec honneur par Fath-Ali Shah le 19 juin et quelques jours plus tard, accompagne le Shah, ses ministres et la cour au camp de Soltanieh, à mi-chemin entre Téhéran et Tabriz.

Jaubert est entouré de toutes les prévenances et s’entretient fréquemment avec les ministres, il est reçu à plusieurs reprises par le Shah et l’accompagne une fois à la chasse, honneur aussi rare qu’exceptionnel. C’est au camp de Soltanieh que sera commencé la négociation d’un futur traité d’alliance entre la France et la Perse. Il est décidé que le gouverneur de la ville de Ghazvin, Mirza Mohammad Reza serait envoyé comme ambassadeur auprès de l’Empereur pour y négocier le futur traité.

La conjoncture est favorable de part et d’autre. En effet, la mort de Pitt, en janvier 1806, et son remplacement par Fox, avaient auguré l’espoir d’une nouvelle politique anglaise à l’égard de la France et la possibilité d’une ère de paix sur le continent. Alexandre 1er avait même dépêché en France un plénipotentiaire, le baron d’Oubril, dans le but d’amorcer un rapprochement. La mort de Fox en septembre mettra un point final aux négociations franco-anglaise qui achoppaient sur les divergences traditionnelles entre les deux pays et notamment sur la question de la Sicile que Napoléon voulait enlever aux Bourbons.

Par contre un traité en bonne et due forme avait été paraphé par d’Oubril le 20 juillet 1806. Toutefois, Alexandre 1er en respecterait-il les termes une fois la rupture entre l’Angleterre et la France, consommée ? Parallèlement, le 16 juillet, un traité d’alliance assure la coopération des princes du sud de l’Allemagne en instituant l’Empereur, protecteur de la Confédération du Rhin alors que Frédéric-Guillaume III, souverain de la Prusse, malgré le traité de Paris du 15 février 1806, ne remplissait ses obligations qu’à contrecœur.

Dans ce contexte, le projet de traité avec la Perse prend toute son importance, surtout si Alexandre 1er refuse de ratifier le traité d’Oubril, ce qu’il fait au début septembre 1806, après s’être assuré de la neutralité prussienne, neutralité qui se transforme rapidement en hostilité déclarée contre la France en raison de la création de la Confédération du Rhin. La quatrième coalition est déclenchée.

Le 26 septembre, Frédéric-Guillaume III de Prusse adresse un ultimatum à la France qui doit expirer le 8 octobre en sommant l’Empereur d’évacuer l’Allemagne pour cette date. L’Empereur relève le gant. Le 14 octobre, les batailles de Iéna et d’Auestädt consacre une forme inédite de la guerre que, 134 ans plus tard, en 1940, on qualifiera de « guerre éclair ». Le 27 octobre, Napoléon est à Berlin. Un patriote allemand cité par Louis Villat, écrit :

« Napoléon souffla sur la Prusse, et la Prusse cessa d’exister, la monarchie prussienne n’est plus qu’un phénomène historique« .

Le 21 novembre, l’Empereur signe le fameux décret instituant le « blocus continental ». Il s’agit pour Napoléon, comme il l’explique à son frère Louis, « de conquérir la mer par la puissance de la terre« , car l’Angleterre avait déjà décrété le blocus maritime…

Mais il reste à vaincre la Russie que l’Empereur souhaite néanmoins ménager car il compte sur elle pour achever sa lutte contre l’Angleterre. Il arrive à Varsovie le 19 décembre. Le 8 février 1807, la bataille d’Eylau est pour Talleyrand une bataille « un peu gagnée« , « Quel massacre, et sans résultats » s’écrie Ney. En réalité c’est une véritable hécatombe, le premier « assommoir arithmétique », pour reprendre la formule utilisée pour le Verdun de 1916.

Napoléon s’installe à Osterode dans le vieux château d’Ordenschloss. Il occupe la seule petite pièce disposant d’une cheminée. Quelques jours plus tard, le 1er avril 1807, il rejoint Fikenstein, petite localité proche d’Osterode disposant d’un château plus confortable qu’Ordenschloss.

Napoléon Ier reçoit au château de Finkenstein en Pologne, l’Ambassadeur du Shah de Perse
Napoléon Ier reçoit au château de Finkenstein en Pologne, l’Ambassadeur du Shah de Perse

C’est à cet endroit qu’arrive, le 26 avril, l’ambassadeur de Perse, Mirza Mohammad Reza, accompagné de Jaubert. C’est là que sera signé le traité d’alliance avec la Perse le 4 mai 1807. Aussitôt, Napoléon désigne le général Gardane, son propre aide de camp, comme ministre plénipotentiaire auprès du Shah.

Ce traité d’alliance mérite de s’y arrêter un instant avant d’examiner en détail les ordres donnés au général Gardane.

Le traité est constitué de seize articles. Les articles 6 et 7 stipulent que la France s’engage à fournir à la Perse autant de pièces d’artillerie et de fusils avec baïonnettes que le Shah en demandera, que des officiers d’artillerie, d’infanterie et du génie seront mis à sa disposition autant qu’il en souhaitera pour fortifier ses places fortes et organiser son armée selon les principes de l’art militaire en Europe. Les articles 8 et 9 exigent que la Perse interrompe avec l’Angleterre toutes communications politiques et commerciales et déclare immédiatement la guerre à cette dernière. Les articles 10 à 13 précisent le rôle que doit jouer la Perse pour faciliter la marche d’armées communes pour une expédition contre l’Inde (accès aux ports, routes de communications, subsistances, moyens de transport, etc.)

Ce traité est signé, rappelons-le, le 4 mai. Le 10 mai, l’Empereur donne ses ordres au général Gardane et un bref extrait au début du texte. Avant d’examiner de plus près ces instructions, intéressons-nous à ce général dont la mission en Perse ne sera pas aisée.

Charles-Mathieu, comte de Gardanne est né à Marseille le11 juillet 1766. Il participe à la campagne d’Italie où il est nommé général sur le champ de bataille. Il est nommé gouverneur des Pages en 1804 et, dès lors, suit l’Empereur à la Grande Armée et assiste à la bataille d’Austerlitz. Il est sous les ordres de Soult de Iéna à Eylau avant d’être nommé ambassadeur en Perse. Après avoir été fait comte de l’Empire en 1808, il rejoint le maréchal Ney en Espagne à son retour de Perse et ce, jusqu’en 1810 où il sert, toujours en Espagne sous les ordres de Masséna. Il meurt en 1818 au château de Lincel dans les Basses-Alpes après avoir pris sa retraite en 1815. Il ne faut pas confondre ce général avec un autre général Gardane, Gaspard-Amédée, né à Solliès-Pont le 30 avril 1758 et mort en Silésie le 14 août 1807.

C’est cet homme qui est chargé de mettre en œuvre les directives de Napoléon, lesquelles sont d’une remarquable précision :

« La Perse doit regarder les Russes comme ses ennemis naturels. Ils lui ont enlever la Géorgie.[…] (le général Gardane) entretiendra l’inimitié des Persans contre la Russie. […] Il faut que la Perse opère sur les frontières de la Russie une puissante diversion […] Il emploiera tous ses soins pour que la Perse et la Porte ottomane se concertent dans leurs opérations entre la mer Noire et la mer Caspienne. […] Mais la Perse a encore un autre intérêt qui lui est propre. C’est d’arrêter dans l’Inde les progrès de l’Angleterre.

Le général Gardane doit en outre s’enquérir du nombre d’auxiliaires que la Perse serait en mesure de joindre à une force française de 20 000 hommes destinée à envahir l’Inde.

La suite des instructions concerne les opérations géographiques de la mission dans le but de préparer une expédition contre l’Inde. Il relève deux hypothèses : la première, si l’Empereur obtient le consentement de Constantinople, verrait un débarquement de la force à Alexandrette ou Alep, la seconde envisage un contournement par le cap de Bonne-Espérance .

Pour accomplir sa mission, Gardane est accompagné d’officiers du génie, d’artillerie, de la marine et d’ingénieurs de la guerre lesquels seront chargés, en parcourant le pays, de dresser des mémoires détaillés sur l’objet de leurs reconnaissances. Ils auront également à communiquer aux Perses les connaissances de l’art militaire en Europe. L’Empereur s’engage par ailleurs à délivrer des fusils avec baïonnettes, des canons et un nombre suffisant d’officiers et de sous-officiers pour former un corps de 12 000 hommes qui serait levé par la Perse.  Parmi les officiers qui accompagnent Gardane, citons le colonel Fabvier qui créera l’arsenal d’Ispahan en y installant une fonderie de canons au prix de grandes difficultés.

Le projet impérial contre l’Inde est clairement dessiné au moment où Gardane se met en route vers Téhéran. Le général n’y arrivera qu’en décembre 1807 alors que la situation internationale qui avait présidé aux consignes données est totalement bouleversée à cette date.

La première marque de la bonne volonté persane peu après l’arrivée de Gardane se manifeste par l’offre de céder à la France l’île de Khark dans le fond du golfe Persique, île qui commande les bouches de l’Euphrate. Napoléon ne prête pas attention à cette insignifiante acquisition. Quelques semaines plus tard, en avril 1808, les Anglais après avoir proposé un pont d’Or au Shah pour prix de sa rupture avec Napoléon, tente de s’emparer du fameux îlot.  Les Perses ripostent à coup de canons et le Shah déclare à Gardane que l’Empereur français devait considérer l’île de Khark comme lui appartenant et qu’il peut y envoyer des troupes pour en prendre possession. Cela ne se fera pas. Nonobstant les vicissitudes de l’histoire, si l’Empereur avait accepté cette propriété, un siècle et demi plus tard, la découverte du gigantesque gisement de pétrole baptisé « Darius » aurait permis à la France d’y puiser 4 millions et demi de tonnes de brut par an et de faire partie de l’OPEP…

Mais foin de l’histoire post-eventum et revenons à la chronologie…En réalité, l’intérêt de l’Empereur pour la Perse a fortement décru au moment où Gardane commence ses entretiens avec le Shah, car des événements capitaux transforment radicalement les données des relations internationales de l’époque. Il s’agit d’une véritable volte face diplomatique. En effet, après Eylau, les Russes ne sont pas vaincus. Ils ne le seront que 14 juin 1807 au terme de la bataille de Friedland où ayant perdu plus de 25.000 des leurs, ils durent battre en retraite sur le Niémen.

La situation de l’Europe en ce début d’été 1807, se caractérise par l’apogée de la puissance impériale. La Prusse de Frédéric-Guillaume III est vaincue et la Russie vient de subir une terrible défaite à Friedland et l’Empereur a décrété le blocus continental contre l’Angleterre. La réussite de la mise en œuvre de ce blocus suppose que le continent soit en quelque sorte « étanche ». Si la Russie vaincue d’Alexandre 1er, ne rejoint pas la France dans une alliance contre l’Angleterre, cette dernière ne sera jamais, économiquement mise à genoux. Or l’Angleterre reste l’objectif majeur de l’Empereur.

Au reste sa volonté exprimée au traité de Fikenstein n’avait d’autre ambition que de contrarier cette « perfide Albion » où qu’elle se trouvât. Mais la Russie, jusqu’alors en guerre non seulement contre la France mais également contre la Turquie dont elle ambitionne de récupérer les provinces européennes et surtout les détroits qui lui donnerait enfin un accès en Méditerranée, contre la Perse également dont elle s’est emparé des provinces septentrionales (la Géorgie), la Russie n’essaiera-t-elle pas d’obtenir des compensations à la hauteur de ses ambitions pour prix d’une éventuelle alliance avec la France  et d’une déclaration de guerre contre l’Angleterre, son ancienne alliée ?

Tilsitz 1807L’entrevue de Tilsit
L’entrevue de Tilsit

C’est tout l’objet des négociations de Tilsit dont le traité est signé le 8 juillet 1807. C’est sur un radeau ancré au milieu du Niémen que les Souverains Russe et Français conduisent leurs discussions. Certes, Frédéric-Guillaume III est présent ainsi que la reine Louise, mais ces derniers se heurtèrent à une courtoisie hautaine impossible à fléchir. D’ailleurs, Alexandre 1er, vaincu, était fort mécontent de ses alliés et c’est la Prusse qui paya les frais de la guerre en plus d’avoir à fermer ses frontières de tout commerce avec l’Angleterre. A cet égard, après Friedland, Napoléon s’était enfoncé profondément dans toute l’Europe pour asseoir contre l’Angleterre son système continental. Ne manquait plus que la Russie.

En mettant le pied sur la radeau des négociations, Alexandre 1er s’adresse à son vainqueur : « Je n’ai pas moins de griefs que vous contre l’Angleterre ». A quoi Napoléon, en l’embrassant répond : « En ce cas la paix est faite ». Le résultat de cette entrevue est l’accession, pour l’heure franche et entière, de la Russie au système continental, système immense dont le triple but consiste premièrement dans le consentement volontaire ou forcé, de tout le continent à exclure de tous ses ports, le commerce britannique ; secondement, dans la substitution de l’industrie manufacturière continentale à l’industrie britannique et, troisièmement, dans la paix maritime et la liberté des mers, arrachés à l’ennemi commun par la ruine de ses finances et même de sa marine écrasée sous la coalition des forces navales de l’Europe entière.

A Tilsit, Napoléon est au faîte de sa gloire la plus grande. Jugeons-en : en moins de dix-huit mois, il a livré une centaine de combats dont quatre batailles rangées et détruit quatre armées rivales ; il a créé six nouveaux monarques et, de Naples à Saint-Pétersbourg, les grandes puissances continentales coalisées contre lui par l’Angleterre, se trouvent retournées contre cette dernière. Napoléon se rend compte de sa fortune exceptionnelle et comme on l’interrogeait à Sainte-Hélène sur l’époque de sa vie où il avait été le plus heureux, il répondit :

« Peut-être à Tilsit… : je me retrouvais victorieux, dictant des lois, ayant des Empereurs et des Rois pour me faire la cour. »

A Tilsit, deux traités secrets étaient relatif à l’Orient. Dans le premier, Alexandre abandonnait les îles Ioniennes et, dans le second, il promettait son alliance contre l’Angleterre. En échange de quoi, Napoléon ferait cause commune avec la Russie pour arracher au sultan de Constantinople et à la barbarie des Turcs, les provinces européennes de l’Empire ottoman à l’exception de Constantinople. Au reste, le renversement de Selim III en mai, remplacé par Mustapha III, avait été considéré par Napoléon comme un décret de la providence établissant ainsi que l’Empire turc ne pouvait plus exister.

Ainsi, le système continental semble se mettre se place de la meilleure manière, sauf à considérer que la présence britannique au Portugal et partant, en Espagne, puisse être rapidement jugulée afin d’assurer cette totale « étanchéité » dont nous parlions. Napoléon place sur le trône d’Espagne, son frère aîné Joseph et dépêche en direction du Portugal une armée destinée à s’assurer que le blocus ne soit pas affaibli en cette pointe de l’espace continental. Nous savons que cette affaire d’Espagne demeurera une douloureuse épine dans le pied impérial et contribuera fortement à son déclin.

Mais quid de Gardane à Téhéran, de Sébastiani à Constantinople ? Il est compréhensible que ces nouvelles données diplomatiques ne manqueront pas d’avoir de grandes influences sur leurs missions et notamment sur celle du général Gardane.

Il faut nous rappeler que Gardane n’arrive à Téhéran qu’en décembre 1807. Auparavant, Sébastiani avait envoyé un émissaire parti de Constantinople en mai et qui rejoint la capitale perse le 15 juin. Cet émissaire n’est autre que M. de La Blanche, Premier secrétaire à l’Ambassade de France. La mission de La Blanche était claire : convaincre les Persans d’opérer une division en Géorgie contre les Russes et déclarer la guerre à l’Angleterre. Pendant qu’il négocie avec le Shah, Napoléon négocie avec Alexandre.

En août, Gardane, toujours à Constantinople où il réunit les membres de sa mission, reçoit de nouvelles instructions alors que le traité de Fikenstein n’a pas encore été ratifié par Téhéran. Les termes de la nouvelle mission consistent à assurer le Shah que la Russie, étant désormais l’amie de la France, les différends territoriaux avec la Perse seront aisément conciliable. Par contre, il s’agira de faire cesser tout commerce avec l’Angleterre, d’interdire toute communication terrestre de ce pays avec l’Inde. En réalité, Napoléon n’abandonne pas son rêve oriental : tout doit être consacré à la mise sur pied d’une expédition contre l’Inde. Le général de Caulaincourt, ambassadeur en Russie, écrira dans ses mémoires :

« On peut songer à une expédition dans les Indes qui épouvanterait les Anglais. La terreur semée dans les Indes anglaises, en répandant la confusion à Londres et, certainement, quarante mille Français auxquels la Perse aurait accordé le passage par Constantinople se joignant à quarante mille russes venus par le Caucase, suffiraient à épouvanter l’Asie et pour en faire la conquête. C’est dans de pareilles vues que l’Empereur a laissé l’ambassadeur qu’il avait nommé pour la Perse se rendre à sa destination. ».

En septembre 1807, Téhéran ignore tout de la négociation de Tilsit, mais en octobre, lorsque La Blanche est reçu par le Shah, celui-ci lui met sous le nez deux lettres du commandant des forces russes du Caucase, le feld-maréchal Goudowitch, lequel annonce la paix de Tilsit de même que la signature d’un armistice entre la Russie et la Turquie.

Ce n’est qu’à la fin octobre que l’Empereur écrit au Shah. Ce courrier ne sera reçu qu’au début de 1808, quelques semaines après l’arrivée de Gardane à Téhéran. Les termes de la lettre raviveront quelque peu les espoirs et les illusions de Fath-Ali Shah car Napoléon lui propose de s’entremettre entre la Russie et la Perse dans le cadre de la négociation d’un traité de paix. En effet, l’Empereur se conforme un tant soit peu à l’objet de l’article 4 du traité de Fikenstein par lequel, à défaut de

« faire tous ses efforts pour contraindre la Russie à l’évacuation de la Géorgie et du territoire persan, et pour obtenir par le traité de paix à venir, il avait promis que cette évacuation serait constamment l’objet de sa politique et de toute sa sollicitude. »

Le problème néanmoins demeure car Alexandre n’a pas la même interprétation de la négociation de Tilsit et se considère avoir obtenu les mains libres en Asie pour prix de son active participation au blocus continental.

Quant à La Blanche qui rentre en France en avril 1808 et cherche à rencontrer l’Empereur, ce dernier, occupé à sceller le sort de la monarchie espagnole, lui fait répondre qu’il n’a pas actuellement le temps de s’occuper de la Perse. Au reste l’alliance franco-russe devient inconciliable avec l’alliance franco-persane dans la mesure où Alexandre 1er et Napoléon n’ont pas la même interprétation des termes de la négociation de Tilsit.

Enfin, l’Angleterre ne reste pas inactive et le Shah écoute d’une oreille attentive en tendant son escarcelle, les propos perfides que lui distille l’ambassadeur de Londres, sir John Malcom, avec lequel il ne se résout pas à rompre .

Alors que le nouvel ambassadeur de Perse à Paris, Asher Khan Afchar fait forte impression, à Téhéran, le général Gardanne est accablé par les rapports de ses adjoints qui tous lui démontrent qu’il faut à tout prix éviter qu’une expédition en direction des Indes traverse la Perse. L’état des routes, le manque de ravitaillement, l’insalubrité du climat, l’armée et la marine inexistante plaident pour une autre solution, déjà entrevue, la descente de l’Euphrate jusqu’à Bassorah mena conjointement avec l’embarquement de troupes sur une flotte qui aurait contourner l’Afrique par le cap de Bonne Espérance.

Entre temps, les Russes reprennent les hostilités contre la Perse et les unités formées aux méthodes occidentales par des officiers français se trouvent brutalement privées de leurs chefs, ces derniers ayant reçu des consignes de stricte neutralité en cas d’engagement. Après un an d’effort et devant l’hostilité croissante des Perses à l’égard des Français, Gardane décide de plier bagage et de rejoindre la France par la Russie. Sa mission a donc été un échec dont la responsabilité incombe à la volte-face diplomatique de Napoléon.

De toute évidence, Gardane ne pouvait, compte tenu des courriers espacés de plusieurs mois, suivre la diplomatie de son maître, qui, comme ses campagnes militaires, prenait souvent au dépourvu jusqu’à ses plus proches collaborateurs.

D’autant que l’Empereur, englué dans les affaires d’Espagne, constatant le réarmement de l’Autriche, retardant l’entrevue que lui demande Alexandre 1er pour préciser les termes de Tilsitt et obtenir la Turquie d’Europe et les détroits, n’abandonne pas son chimérique projet oriental lequel le tiendra jusqu’à la campagne de Russie quatre années plus tard. Pour l’heure, l’entrevue d’Erfurt avec Alexandre 1er, malgré les promesses faites à l’ambassadeur de Perse Askar Khan, ne confirme pas les attendus de Fikenstein, ni d’ailleurs ceux de Tilsit.

Talleyrand pour la France, Meternich pour l’Autriche avec le truchement de Caulaincourt, ambassadeur à Saint-Pétersbourg, complotent secrètement afin d’aiguiser l’intransigeance d’Alexandre 1er. En Perse Fath-Ali Shah est exaspéré par le silence et les atermoiements français. A court d’arguments, Gardane finit par comparer l’attitude de la France à celle de l’Angleterre, laquelle avait également promis en son temps tous ses efforts pour obtenir des Russes dont elle était alors l’alliée, la restitution des territoires septentrionaux, mais en vain.

Malgré les épreuves qu’il endura en Perse, Gardane n’y épargna aucun effort pour promouvoir les intérêts de son pays et honorer , autant qu’il lui était possible, les responsabilités que le traité de Fikenstein avait imposées à la France. Frustré par les atermoiements de la France aussi bien que par la politique de la cour persane, c’est avec une grande amertume qu’il écrit dans une de ses dernières lettres avant de quitter la Perse :

« Les affaires de ce pays ne nous laissent d’espoir que dans la providence. »

Néanmoins quelques années plus tard, avant de déclencher sa campagne contre la Russie, l’Empereur déclare :

« Aujourd’hui, c’est d’une extrémité de l’Europe qu’il faut reprendre à revers l’Asie pour atteindre l’Angleterre. Rien de considérable n’est apparu de la mission de Jaubert et du général Gardane en Perse, mais j’ai la carte et l’état des populations à traverser pour aller d’Erivan et de Tiflis juqu’aux possession anglaises dans l’Inde. C’est une campagne peut-être moins rude que celle qui nous attend dans trois mois. Supposez Moscou pris, la Russie abattue, le Tsar réconcilié ou mort de quelque complot de palais et dites-moi si, pour une grande armée de Français et d’auxiliaires partis de Tiflis, il n’y a pas d’accès possible jusqu’au Gange ? »

Napoléon est encore tenaillé une dernière fois par le mirage oriental, lequel se dissipera définitivement dans l’incendie de Moscou, la neige des steppes et les eaux glaciales de la Bérésina. L’Angleterre est sauvée mais l’Inde, de très nombreuses années plus tard précipitera le déclin de l’Empire britannique : Gandhi aurait-il vengé Napoléon ?

Quant à la Perse, elle subira l’influence à la fois de la Russie et de l’Angleterre jusqu’au traité de Sèvres de 1920. La Russie notamment y sera longuement présente et entretiendra des forces militaires auxquelles seront adjointes des troupes indigènes, un peu sur le modèle de nos troupes coloniales . La Perse ne retrouvera vraiment son indépendance qu’avec l’arrivée de la dynastie des Reza Pahlavi en 1921 dont le premier souverain avant le coup d’état qui devait l’amener au pouvoir, était précisément un colonel du régiment perse de Cosaques dont la majorité de l’encadrement était russe jusqu’en 1919.

Ainsi s’achève cette saga exotique d’un Napoléon-Bonaparte qui avait rêvé de l’Orient, avait tenté de réaliser ce rêve et avait butté sur l’ambition démesurée de ses projets.