La nuit où Napoléon voulu se suicider

Louis-Estienne Saint Denis, dit Ali
Louis-Estienne Saint Denis, dit Ali

Napoléon. Des Tuileries à Sainte-Hélène

Louis-Estienne Saint Denis, dit Ali

1830 (?)

Pendant la campagne de Russie et depuis, dans la campagne de 1813 en Allemagne et celle de France en 1814, l’Empereur portait, pendu à son cou par une petite ganse, un petit sachet de soie noire, dans lequel était une chose qui, au toucher, était du volume et de la forme d’une gousse d’ail. Pendant les différents séjours qu’il fit à Paris, après son retour de campagne de Russie, le sachet était serré dans son nécessaire. On croit que c’était quelque amulette ou quelque talisman dans lequel l’Empereur avait créance ou foi comme préservatif de l’atteinte des balles ou des boulets; mais en effet ce n’était que du poison, dont il avait l’intention se servir s’il venait à être fait prisonnier par un parti de cosaques, et d’échapper à ses ennemis en ne laissant dans leurs mains qu’un cadavre.

A Fontainebleau, se voyant abandonné, non de ses braves soldats, mais de la plupart de ses officiers généraux et de beaucoup d’autres, l’Empereur tenta de mettre fin à son existence. Ceux à qui, dans le temps de sa puissance, il avait distribué richesses, honneur, dignités et sur la fidélité desquels il a droit de compter, ceux-là à peu près étaient disparus et s’étaient dirigés Paris pour aller saluer le pouvoir nouveau qui venait d’arriver à la suite bagages des ennemis de la France. Deux de ses serviteurs, Constant et Roustam, à qui il avait donné toute sa confiance et dont il avait fait la fortune, crurent eux aussi faire un acte méritoire en imitant les grands qui avaient déserté sa cause. Les uns et les autres, dans cette circonstance, montrèrent à la France et à l’Europe tout ce que l’ingratitude a de plus bas, de plus vil et de plus méprisable.

Dans le silence de la nuit, passant en revue tous les événements qui venaient de s’accomplir et réfléchissant sur le sort réservé à la France et sur le sort de ceux qui lui restaient fidèles ainsi que sur le sien propre, l’Empereur n’eut plus qu’une pensée, celle de terminer une vie qui ôterait tout prétexte à la vengeance de l’ennemi étranger et aux rigueurs que ne manqueraient pas d’exercer ces autres ennemis qui se disaient Français et qui pendant vingt-cinq ans n’avaient cessé de conspirer la ruine de cette France, laquelle les avait rejetés de son sein.

Il était quatre heures du matin, la nuit avait été calme et tranquille, et probablement l’Empereur l’avait passée, non dans l’engourdissement du sommeil, mais dans les réflexions les plus tristes. Décidé à réaliser son projet, il appela Hubert, qui était de service. Celui-ci entre immédiatement dans la chambre, tenant un flambeau couvert; il lui demanda sa robe de chambre. Hubert, après avoir mis le flambeau sur le guéridon, passe à l’Empereur sa robe de chambre, le pantalon à pieds et lui chausse les pantoufles. Ceci fait, le serviteur découvre le feu du foyer et le ranime. L’Empereur, ayant l’intention d’écrire à l’Impératrice, lui dit d’aller chercher du papier. Hubert s’empresse de descendre au cabinet et d’en rapporter papier, plumes et encre, qu’il met sur le guéridon ; il approche cette table de la causeuse qui est devant la cheminée et où est assis l’Empereur, et se retire dans l’antichambre, laissant toutefois la porte entrouverte afin de mieux entendre si l’Empereur venait à l’appeler et aussi de manière à pouvoir entrevoir Sa Majesté sans en être vu.

L’Empereur se met à écrire, mais, mécontent des lignes qu’il vient de tracer, il déchire le papier et le jette au feu; il reprend la plume, écrit de nouveau, et aussi peu satisfait que la première fois, la feuille est également déchirée et jetée au feu. Enfin, un troisième commencement de lettre a le même sort que les deux précédentes. Peu après, l’Empereur se leva et se dirigea vers la commode qui faisait face à la cheminée. A cet instant Hubert, voyant I’Empereur debout, ferme la porte un peu plus près, pour ne pas être aperçu.

Sur la commode de la chambre, il y avait habituellement sur une assiette deux verres couverts d’une serviette, une petite cuiller, un sucrier, et, à côté, une carafe pleine d’eau. Mais, par l’effet du hasard, le sucrier manquait, parce que le garçon de garde-robe ayant trop tardé la veille de le faire remplir, il se trouvait dans la pièce où était Hubert. Il faut ajouter que dans l’un des deux verres, il y avait ordinairement du sucre fondu, mais que, par oubli ou autrement, il n’y avait rien dans le verre. Pendant qu’Hubert était aux écoutes pour répondre à l’Empereur, il l’entendit verser de l’eau dans un verre et ensuite le bruit de la petite cuiller qu’on remue pour délayer quelque chose. Sachant qu’il n’y avait pas de sucrier et pas de sucre fondu dans le verre, Hubert ne pouvait se figurer ce que l’Empereur remuait ainsi; mais, après un moment de réflexion, il pensa que l’Empereur, ne voyant pas le sucrier qui accompagnait ordinairement les deux verres, avait du sucre dans le sucrier du nécessaire.

Quand l’Empereur eut fini de remuer la cuiller dans le verre, il y eut un moment de silence, après lequel l’Empereur vint à la porte de l’antichambre et dit à Hubert de faire appeler le duc de Vicence, le duc de Bassano, le grand maréchal et M. Fain. Dans ce moment, m’a dit Hubert, les traits de l’Empereur n’étaient aucunement altérés ; il lui parut aussi tranquille que s’il venait de boire un verre d’eau pure. Ces messieurs arrivés, il leur dit que, ne pouvant survivre au déshonneur de la France, il venait de se laisser aller à la faiblesse de s’empoisonner. Aussitôt que ces messieurs eurent entendu ces paroles, ils envoyèrent promptement chercher M. Yvan pour qu’il donnât un contre-poison. M. Yvan vint aussitôt et administra immédiatement à l’Empereur un breuvage qui ne tarda pas à produire son effet. L’Empereur vomit toute la substance délétère qu’il avait avalée, mais non sans de grands efforts qui le fatiguèrent beaucoup. Vers les six heures, se sentant soulagé, il descendit dans le jardin intérieur et s’y promena longtemps avec ces messieurs. Il est supposable que le temps et le émanations du corps avaient altéré la force du poison, car on doit penser que si ce même poison eût conservé son énergie primitive, la mort eût été instantanée. L’Empereur fut trompé dans son attente.