La nuit où Napoléon voulu se suicider

Souvenirs du duc de Vicence.
Recueillis et publiés par Charlotte de Sor
Paris 1837
[1]En 1826, Caulaincourt, alors déjà atteint de la maladie qui l’emportera l’année suivante, se trouve à Plombières. Il y rencontre l’écrivain Charlotte de Sor (de son nom de … Continue reading
J’étais couché depuis peu de temps, lorsque Pelard ou Constant, je ne sais plus lequel, frappa vivement à ma porte, en me disant de me rendre en toute hâte chez l’Empereur qui me demandait. Un pressentiment sinistre me traversa le cœur et cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que je me trouvais auprès du lit où Napoléon, en proie à d’affreuses convulsions, semblait prêt à expirer.. . C’était horrible !!
Sa figure d’une pâleur livide, ses lèvres contractées, ses cheveux collés à son front par une sueur froide, ses yeux éteints et fixes.. . oh ! la fixité de ce regard faisait frémir ! (..) Déchiré par un doute affreux, je voulais, mais je n’osais, mais je ne pouvais l’interroger. » Monsieur le duc, me dit Ivan à voix basse, il est perdu s’il ne boit pas… il refuse tout… Il faut cependant qu’il boive, et qu’il rejette; au nom de Dieu, obtenez qu’il boive. » J’arrachai la tasse des mains d’Ivan, c’était du thé, je crois; je la présentais à 1’Empereur qui la repoussa. « Je vais mourir, Caulaincourt.. . je vous recommande ma femme et mon fils…. défendez ma mémoire.. . . . je ne pouvais plus supporter la vie… » J’étouffais, je ne pouvais parler; je présentais toujours cette tasse, et lui la repoussait toujours. Cette lutte me rendait fou.. . « Laissez… laissez… » disait-il d’une voix mourante.
Sire, m’écriai-je, exaspéré par la douleur, au nom de votre gloire, au nom de la France, renoncez à une mort indigne de vous. Un profond soupir sortit de sa poitrine haletante. Sire, Caulaincourt n’obtiendra-t-il pas cette grâce ? J’étais penché sur son lit, mes larmes inondaient son visage; il fixa ses yeux sur moi avec une expression indéfinissable. J’approchais la tasse, il but enfin ! Un vomissement accompagné de spasmes violents nous jeta tous dans de mortelles alarmes. Épuisé, il retomba presque sans vie sur son oreiller.
Ivan, l’air égaré, disait : « Mais il faut qu’il boive encore ; il le faut.. . il est perdu.. . il est perdu s’il ne boit pas. »
Et je recommençais mes supplications, et il résistait. Cependant, à force d’instances, de prières, il but à diverses reprises et des soulèvements réitérés amenèrent quelque vomissement. Les crampes d’estomac s’affaiblirent, les membres reprirent de la souplesse, la contraction des traits cessa peu à peu. Il était sauvé ! Pendant les deux mortelles heures que durèrent ces effroyables crises, pas une plainte ne s’échappa de sa bouche. Il étouffait les cris que lui arrachait la douleur, en broyant un mouchoir dans ses dents. Quelle force de caractère que celle de cet homme ! L’intérieur de cette chambre mortuaire, cette agonie à la pâle lueur des bougies ne peuvent se décrire. Le silence n’était interrompu que par les sanglots des assistants. Il n’y avait pas un des témoins de cette terrible scène qui n’eût donné sa vie pour sauver celle de Napoléon. C’est que dans son intérieur il fut le meilleur des hommes, le plus indulgent des maîtres. Les regrets de tous ses serviteurs lui survivent.. .
Un peu de calme succéda. Il s’assoupit pendant une demi-heure, et Constant me raconta que, couché dans un entresol pratiqué au-dessus, il avait cru entendre quelque bruit dans la chambre de l’Empereur ; il accourut et le trouva dans des convulsions violentes, la figure tournée sur l’oreiller pour étouffer ses cris ; il refusait tous les secours que le pauvre Constant s’efforçait de lui donner. On fit avertir Ivan. En l’apercevant, l’Empereur lui dit : « Yvan, la dose n’était pas assez forte. » Alors on acquit la triste certitude qu’il s’était empoisonné. « Faites appeler le duc de Vicence, ajouta-t-il d’une voix à peine intelligible. Une crise affreuse le saisit; j’étais arrivé à ce moment.
Inquiet des suites que l’action du poison pouvait avoir sur la santé de l’Empereur, je me retournai pour consulter Ivan que je croyais encore dans la chambre. Il avait disparu. Je le fis chercher, on ne le trouva nulle part. Cette disparition était inexplicable dans un pareil moment. J’ai appris depuis qu’Ivan , effrayé de la responsabilité que les paroles de l’Empereur, la dose n’était pas assez forte, pouvaient faire peser sur lui, avait pris le premier cheval sellé qu’il trouva dans la cour du château et s’était dirigé vers Paris. Toujours est-il qu’il ne reparut plus.
Agité de mouvements nerveux, l’Empereur reposait péniblement. Je me jetai accablé dans un fauteuil. Mon esprit repassait en frémissant la série de désastres de tous genres qui depuis un mois se succédaient sans relâche. Ce palais de Fontainebleau m’était devenu odieux. Il me représentait les scènes de deuil et de sang dont cet antre infernal avait été le théâtre. Je me rappelai que ces mêmes murs avaient vu s’accomplir un autre meurtre, et il me semblait entendre encore les gémissements, les imprécations, les prières, le râle d’une autre victime. C’est là que deux siècles avant, une reine, une furie étrangère, recueillie par l’hospitalité française, avait fait égorger son amant sous ses yeux, à ses pieds ! Un autre drame terrible allait assombrir encore les traditions de cette royale résidence. A cette heure, c’était un grand monarque, précipité du trône, déposant la couronne dans la tombe, seul refuge contre les outrages que sa vaillante épée ne pouvait plus venger ! . .
Oui, telle a été la pensée de Napoléon ; il a préféré ce pacte avec la mort au pacte présenté par l’étranger. Son action, diversement jugée, restera toujours empreinte de l’élévation et de la noblesse qui caractérisent cet homme extraordinaire.
L’Empereur s’éveilla, je me rapprochai de son lit. Les gens de service se retirèrent, nous restâmes seuls. Ses yeux enfoncés et ternes semblaient chercher à reconnaître les objets qui l’environnaient, tout un monde de tortures se révélait dans ce regard vague et désolé ! « Dieu ne l’a pas voulu… » me dit-il, comme répondant à sa pensée intime « je n’ai pu mourir !.. »
Sire, votre fils, la France où votre nom vivra éternellement, vous imposent le devoir de supporter l’adversité. « Mon fils… mon fils ! Quel triste héritage je lui laisse. . . cet enfant né roi. . . aujourd’hui sans patrie ! ! Pourquoi ne m’a-t-on pas laissé mourir !
Oh ! dans cette scène il y avait un de ces contrastes qui épouvantent l’imagination. Napoléon empoisonné pleurant sur l’avenir de son unique enfant !. . Lui, Napoléon ! ce souverain dont la domination s’étendit naguère du nord au midi ! Napoléon , ce géant des champs de bataille qui avait planté ses aigles victorieuses sur toutes les capitales de l’Europe ! !
Sire, répondis-je, vous ne devez pas mourir ainsi, il faut que la France vous pleure vivant ! » La France ! elle m’a abandonné ! . . . et vous Caulaincourt, vous, à ma place, vous eussiez fait ce que j’ai fait.. . quand tout me souriait, n’ai-je pas souvent affronté la mort sur les champs de bataille ? »
Oui, Sire, les circonstances où se trouve Votre Majesté sont déplorables, mais.. .
« Ce n’est pas la perte du trône », m’interrompit- il vivement, « qui me rend l’existence insupportable. Ma carrière militaire suffit à la gloire d’un homme, et » ajouta-t-il avec force, en se soulevant à demi, « une couronne de lauriers est moins fragile que la couronne de pierreries qui ceint le front des plus puissants monarques.. . Savez-vous ce qui est plus difficile à supporter que les revers de la fortune ? Savez-vous ce qui broie le cœur ? C’est la bassesse, c’est la hideuse ingratitude des hommes… En présence de leurs lâchetés, de l’impudeur de leur égoïsme, j’ai détourné la tête avec dégoût, et j’ai pris la vie en horreur . . . La mort c’est le repos.. . le repos enfin ! . . Ce que j’ai souffert depuis vingt jours ne peut être compris… «
Tandis qu’il parlait, je le considérais avec un inexprimable regret. L’exil allait enfouir ce météore qui brillait encore d’un si vif éclat ; ses premiers rayons avaient éclairé, vivifié la France, et la France le laissait disparaître !
A ce moment la pendule sonna cinq heures. Les scintillements du soleil levant, perçant à travers les rideaux d’un rouge éclatant, coloraient de tons vigoureux la sévère et expressive figure de Napoléon. Il y avait tant de grandeur , tant de puissance dans cet homme, qu’il semblait impossible qu’il fût anéanti autrement que par la foudre !
Il se releva, saisit le rideau qu’il rejeta en arrière, et, s’accoudant sur son chevet :
« Caulaincourt – dit-il en portant la main à son front – dans ces derniers jours il y a eu des instants où j’ai cru que j’allais devenir fou.. où j’ai senti là une chaleur dévorante.. .La folie, c’est le dernier degré de l’abjection humaine. . . Plutôt mourir mille fois ! Rappelez-vous notre visite à Charenton ? »
Je tressaillis. Ainsi, l’impression de cette visite à Charenton, en 1807, ne s’était pas effacée, et dès ce jour peut-être une idée fixe, invariable comme sa volonté, lui fit choisir la mort, contre la possibilité d’un tel mal-heur.
Sire, – m’écriai -je – éloignez ces affreuses pensées; votre organisation si forte ne fléchira jamais. Votre courage doit égaler votre grande renommée, et le secret de la nuit qui vient de s’écouler ne doit pas dépasser ces murs.. . L’Europe contemple le grand Napoléon sur le piédestal de sa haute infortune.
« Je vous comprends,. . En me résignant à vivre, c’est accepter des tortures sans nom.. . n’importe, je saurai les subir. »
Il resta pensif quelques instants, puis il reprit:
« Je signerai aujourd’hui. A présent, je suis bien, mon ami. Allez vous reposer, mon pauvre Caulaincourt ! «
Il voulait en m’éloignant ressaisir dans le silence l’énergie dont il avait besoin pour consommer le sacrifice. Je ne m’y trompais pas ; il paraissait calme, et ce calme faisait peur.. .
En rentrant chez moi, j’ouvris ma fenêtre; j’essayai de rafraîchir mon front brûlant à l’air glacé du matin; je sentais que tant et de si vives émotions lassaient les ressorts de mon intelligence, et je comprenais aussi le repos dans la mort !
A dix heures l’Empereur me fit demander, je le trouvai levé et habillé. Sa figure était profondément altérée, mais il avait repris son pouvoir sur lui-même, et rien dans son maintien ne révélait les convulsions de son âme. A plusieurs reprises ses yeux se fixèrent sur les miens. Ce muet interrogatoire exprimait sa pensée, il ne l’articula pas, il ne dit pas un seul mot qui eût trait aux scènes de la nuit.
Nous nous entretînmes de plusieurs dispositions à prendre relativement au traité.
« Ces clauses d’argent m’humilient – dit-il, – il faut les faire disparaître. Je ne suis qu’un soldat, un louis par jour me suffit. »
Nous discutâmes vivement cette question, j’appréciais et j’en approuvais l’esprit. Cependant l’entretien de la maison militaire, son état de représentation comme souverain ne permettaient pas qu’on supprimât les stipulations convenues à cet égard. Il finit par céder et se résigna ratifier le traité, ce dernier chaînon qui le liait encore à la souveraineté qu’il avait exercée avec tant d’éclat !
« Maintenant, – ajouta-t-il d’un ton bref, – hâtez la conclusion de tout…. remettez le traité entre les mains des souverains alliés. Dites, Caulaincourt, dites-leur en mon nom, que je traite avec I’ennemi vainqueur, et non pas avec ce gouvernement provisoire dans lequel je ne vois qu’un comité de factieux et de traîtres.
References[+]
↑1 | En 1826, Caulaincourt, alors déjà atteint de la maladie qui l’emportera l’année suivante, se trouve à Plombières. Il y rencontre l’écrivain Charlotte de Sor (de son nom de plume : Madame Eillaux). Celle-ci lui demande d’évoquer devant elle l’empereur Napoléon et le persuade de lui montrer quelques feuilles de ses Mémoires. 10 ans après la mort de Caulaincourt, Charlotte de Sor fit paraître deux volumes intitulés « Souvenirs du duc de Vicence ». L’éditeur des « vraies » Mémoires de Caulaincourt (parues seulement en 1933) Jean Hanoteau décrit les « Souvenirs » comme un « tissus d’absurdités, d’inexactitudes et de haine, et dont l’intérêt historique est nul » |
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