La nuit où Napoléon voulu se suicider

Histoire du Consulat et de l’Empire.

Louis Madelin

1937

« La vie m’est insupportable!  » Caulaincourt avait pu croire à l’un de ces mots tragiques dont Napoléon semait ses confidences – sans qu’ils fussent toujours de conséquence. Il fut tiré de son erreur quand, le 13, à 3 heures du matin, les valets vinrent le réveiller, affolés. L’Empereur agonisait et il réclamait le grand écuyer.

L’homme avait autrefois flétri le suicide comme une lâcheté; mais, submergé par la vague de dégoût qui, depuis quelques jours, l’assaillait à toute heure, il avait, par surcroît, perdu, pour une heure, tout espoir, et il imaginait maintenant tout ce que, livré à ses pires ennemis, il allait probablement connaître encore d’ignobles opprobres. Dans les dernières journées, il avait souvent parlé à ceux qui l’entouraient, de ces héros de l’Antiquité grecque et romaine qui avaient préféré la mort volontaire à de trop insupportables outrages.

Deux ans auparavant, au cours de la retraite de Russie, ayant, on se le rappelle, failli tomber vivant dans les mains d’une horde de Cosaques, il avait demandé à l’un de ses médecins, Yvan, un poison violent que, depuis cette époque, il portait toujours sur lui enfermé dans un sachet. C’était un mélange d’opium et de belladone, qu’il croyait assez fort « pour tuer deux hommes » (Yvan – Le Musée des Familles, 1846. Mémoires de Constant). Resté seul et s’étant mis au lit, il avait avalé toute la dose, et semblait déjà terrassé par le poison; cependant, sa forte constitution luttant contre, il était, de temps à autre, agité de spasmes violents. Caulaincourt le trouva dans une sorte de coma, coupé de soubresauts (Mémoires de Caulaincourt). L’œil déjà vitreux, il tendit au duc de Vicence une lettre qu’avant de s’étendre il avait préparée pour Marie-Louise et que celle-ci ne devait, par la suite, jamais connaître. Cette lettre se terminait par ces mots : « Adieu, ma bonne Louise. Tu es ce que j’aime le plus au monde. Mes malheurs ne me touchent que pour le mal qu’ils te font. Toute ta vie, tu aimeras le plus tendre des époux. Donne un baiser à ton fils. Adieu, chère Louise. Tout à toi ! » (voir note plus haut). Caulaincourt voulut appeler Bertrand, le docteur Yvan et Roustan. Napoléon l’en empêcha. Il parlait d’une voix étouffée par les hoquets : « Dites à l’Impératrice que je meurs avec le sentiment qu’elle m’a donné tout le bonheur qui dépendait d’elle; qu’elle ne m’a jamais causé le moindre sujet de mécontentement et que je ne regrette le trône que pour elle et pour mon fils dont j’aurais fait un homme digne de gouverner la France. » Après de nouveaux spasmes, il dit encore : « Vous direz à Joséphine que j’ai bien pensé à elle. » Le duc de Vicence, voyant une sueur glacée, couler sur son visage, courut alerter Yvan. Le docteur, affolé, se précipita dans la chambre et tâta le pouls du malade avec angoisse. « Qu’on a de peine à mourir !  » soupirait l’Empereur. « Docteur, donnez-moi une autre dose.  » Mais Yvan, se récriant, voulut au contraire lui administrer un contre-poison; le malade le repoussa. Le malheureux médecin, songeant à la responsabilité qu’il avait encourue, perdit la tête, sortit de la chambre, puis du château et, à cheval, s’éloigna comme un fou vers Paris. On ne devait plus le revoir.

Cependant, les spasmes se multipliaient, mais, ayant avalé un verre d’eau, l’Empereur, soudain, rendit le poison. Il reçut alors Maret et Bertrand, prévenus par le duc de Vicence; ils lui parlèrent avec amitié, le réconfortèrent; Bertrand lui dit qu’il l’accompagnerait à l’île d’Elbe, ce qui fit passer sur ses traits une lueur de satisfaction. Quand Caulaincourt revint à la fin de la matinée, il le trouva hors de danger. « Je vivrai – lui dit-il – puisque la mort ne veut pas plus de moi dans mon lit que sur le champ de bataille. Il y aura aussi du courage à supporter la vie après de tels événements !  » Cependant, peu après, il dit :  » Je n’ai pas pu mourir : La Fortune me réserve-t-elle de nouveaux outrages ?… Si on me fait assassiner en route, si on me fait éprouver quelque humiliation, vous aurez à vous le reprocher, Caulaincourt. ». En réalité, ce n’étaient pas seulement de nouvelles épreuves qu’il entrevoyait, mais peut-être de nouveaux triomphes. Nous savons combien il était fataliste : en constatant que « la mort n’avait pas voulu de lui », il dut avoir le sentiment que, décidément, sa destinée n’était pas close, que la vie lui promettait peut-être des revanches et qu’il était encore appelé à étonner le monde.