26 au 28 novembre 1812 – La Bérézina

 De la Bérézina à Wilna

 

Vilnius (Wilna) aujourd’hui : l’album photo

Les troupes de Victor doivent en effet continuer de marcher, pour rejoindre, au plus vite, Wilna. La route est rien moins que facile. Elle est semée d’embûches, en particulier des ponts, qui, s’ils sont brûlés par les russes, peuvent tout arrêter. Or ces russes suivent les français de près : les Cosaques de Landskoy, qui forment leur avant-garde, talonnent les français, sans heureusement trop entreprendre, si ce n’est d’assiéger Oudinot, blessé, et réfugié avec une petite escorte, dans une grange.

Au contraire, ce sont les français qui brûlent les ponts de Zembin, après les avoir franchis. Ney commande maintenant ce qui reste du 2e corps (environ 3000 hommes sur les 39000 qui avaient passé le Niémen, tout juste cinq mois avant.

Le 30 novembre, l’arrière garde française, toujours poursuivie par le général Platov, arrive à Pletchenitzy, où elle doit livrer combat.  C’est à partir de ce moment là que le froid commence d’être intense. Le thermomètre descend la nuit jusqu’à moins trente !

Ségur :

« L’atmosphère était immobile et muette : il semblait que tout ce qu’il y avait de mouvement et de vie dans la nature, que le vent même fût atteint, enchaîné et comme glacé par une mort universelle. Alors, plus de paroles, aucun murmure, un morne silence, celui du désespoir et les larmes qui l’annoncent ! »

Les soldats commencent à mourir de froid. On ne compte plus ceux qui, le matin, ne se réveillent plus, où qui, les membres gelés, ne peuvent plus se déplacer. Ceux là vont tomber aux mains des Cosaques, qui vont les dépouiller de ce qui leur reste de vêtement, et abandonnés, nus, sur le sol gelé.

De cette marche dans le froid, les témoignages abondent, terribles.

Général Jean-Nicolas Curely (de la brigade Corbineau) :

« Pendant la retraite, depuis la Bérézina jusqu’à Wilna, l’ennemi nous harcelait tous les jours, non seulement avec leurs Cosaques, mais encore avec son artillerie et son infanterie. Il est arrivé cependant que, le froid augmentant d’intensité, les Cosaques qui nous poursuivaient marchaient à pied, comme nous-mêmes. L’armée perdait tous les jours quantité, d’hommes : les uns ne pouvaient plus marcher ; d’autres, n’ayant plus de vivres, aimaient mieux se laisser prendre que de mourir de faim ; le nombre de ces derniers était considérable. Le peu de canons qui nous restaient furent abandonnés, faute de chevaux qui mouraient de faim ; le gros de l’armée incendiait la plupart des maisons pour se chauffer, et, avec les maisons, brûlaient les malades et les hommes qui, ne pouvant plus suivre, s’y étaient réfugiés. Souvent même, par accident, le feu prenait pendant la nuit aux maisons encombrées de -monde, et la moitié de ce monde périssait dans les flammes. La route était jonchée de morts et de mourants. Des malheureux, la tête égarée par la faim et la souffrance du froid, apercevaient un feu à trente ou quarante pas ; ils s’arrêtaient, étendaient les mains pour se chauffer, comme s’ils eussent été près du feu, et tout à coup tombaient morts. L’égoïsme était porté au dernier point. J’ai vu à l’arrière-garde un fantassin ayant une cruche de mauvaise eau-de-vie et donnant, disait-il, un coup à boire pour 6 francs, recevoir un écu d’un malheureux et lui retirer la cruche en lui disant . « Tu vas mourir, ce serait de l’eau-de-vie perdue. » »

Les soldats, presque réduits à l’état sauvage, se livrent à des scènes à peine croyables.

Le médecin Roos :

« Notre retraite prend un aspect effroyable … Il se produit des scènes de misère et de sauvagerie … les moindres causes provoquent des querelles, des rixes. A la plus petite discussion, les sabres, quand on en avait un, sortaient du fourreau. Je vis sous mes yeux un soldat du train fendre la tête d’un camarade, pour un morceau de pain. »

Le colonel de Sukow :

« On racontait alors l’histoire de ce grenadier français qui, voyant un général étendu sur le côté de la route, en train d’agoniser, s’approche et essaie de le dépouiller de ses bottes. « Laisse-moi donc, s’écrie le général, je ne suis pas encore mort. » Là-dessus, l’autre lui fait cette réponse naïve . « Mon général, j’attendrai ». »

Le général Griois :

 » Les souffrances qui m’accablaient depuis six semaines avaient effacé chez moi tout sentiment humain ; un affreux égoïsme resserrait mon cœur, et quand ma pensée me ramène à cette époque de ma vie, je frémis de la dégradation morale où la misère peut nous conduire. »

Le chef d’escadron Eugène Labaume

« La route était couverte de soldats qui n’avaient plus de forme humaine, et que l’ennemi dédaignait de faire prisonniers. Chaque jour, ces malheureux nous rendaient témoins de quelques scènes pénibles à raconter. Les uns avaient perdu l’ouïe, d’autres, la parole, et beaucoup, par excès de froid ou de faim, étaient réduits à un état de stupidité frénétique qui leur faisait rôtir des cadavres pour les dévorer, ou qui les poussait à se ronger les mains et les bras. Il y en avait de tellement faibles, que, ne pouvant porter du bois ni rouler une pierre, ils s’asseyaient sur les corps morts de leurs frères, et, le visage tout décomposé, regardaient fixement quelques charbons allumés ; bientôt les charbons venant à s’éteindre, ces spectres livides, ne pouvant plus se relever, tombaient à côté de ceux sur lesquels ils s’étaient assis …

Le chirurgien Larrey, qui va réussir à atteindre Wilna :

« Les bords du chemin étaient parsemés de soldats qui avaient péri pendant leur marche, dans la nuit du 8 au 9 décembre. Ils appartenaient principalement à la 12e division, presque toute composée de jeunes gens. Enfin, nous étions tous dans un tel état d’abattement et de torpeur, que nous avions peine à nous reconnaître les uns les autres. On marchait dans un morne silence. L’organe de la vue et les forces musculaires étaient affaiblis au point qu’il était difficile de suivre sa direction et de conserver l’équilibre. L’individu chez qui il venait à être rompu tombait aux pieds de ses compagnons, qui ne détournaient pas les yeux pour le regarder. Quoique l’un des plus robustes de l’armée, ce fut avec la plus grande difficulté que je pus atteindre Wilna. A mon arrivée dans cette ville, j’étais près de tomber, pour ne plus me relever sans doute comme tant d’autres infortunés qui avaient péri sous mes yeux. »

La défense héroïque de Ney et de ses soldats permet de repousser les Russes.

La général Mathieu :

« Notre arrière-garde, commandée par le maréchal Ney, faisait tête à l’ennemi, ne cédant le terrain que pied à pied et de position en position. Cette arrière-garde couvrait, non plus le reste d’une armée, mais une immense colonne de fuyards marchant pêle-mêle, et d’heure en heure décimée par le froid et par la faim. »

3 décembre 1812 - A Smorgoni - Faber du Faur
3 décembre 1812 – A Smorgoni – Faber du Faur

Le 4 décembre, la tête de ce qui reste de l’armée française atteint Smorgoni, alors que l’arrière-garde est à Molodeczno. Cette dernière, forte de tout au plus 700 hommes, est toutefois renforcée par les restes du 9e corps de Victor (environ 4.000 hommes) doit une nouvelle fois faire face aux russes, dont la cavalerie a été renforcée par la division Tchaplitz. Heureusement, il a une partie de l’artillerie du 2e corps, parvenue jusqu’ici, on ne sait trop comment, vu l’état des chevaux. Celle-ci permet de mettre en respect les assaillants, qui subissent de lourdes pertes.

Déjà, le 3 décembre, Napoléon avait averti Caulaincourt : « Dans l’état actuel des choses, je ne puis en imposer à l’Europe que du palais des Tuileries. »

4 décembre 1812 - À Oeschmaemy - Faber du Faur
4 décembre 1812 – À Oeschmaemy – Faber du Faur

Rapp :

« Depuis longtemps nous n’avions pas de nouvelles de France, nous ne savions même pas ce qui se passait dans le grand-duché; nous l’apprîmes á Malotechno. Napoléon reçut dix-neuf estafettes à la fois. C’est là, je crois, qu’il arrêta le projet de quitter l’armée, mais il ne l’exécuta qu’à Smogorni, à dix-huit lieues en avant de Wilna. Nous y arrivâmes. L’empereur me fit demander vers les deux heures; il ferma soigneusement les portes de la pièce qu’il occupait, et me dit : « Eh bien, Rapp, je pars cette nuit  pour Paris; ma place y est nécessaire pour le bien de la France., et même pour celui de cette malheureuse armée.  J’en donne le commandement au roi de Naples. » Je n’étais pas préparé à cette confidence; car j’avoue franchement que je n’étais pas dans le secret du voyage.  « Sire, lui répondis-je, votre départ fera une fâcheuse sensation parmi les troupes, elles ne s’y attendent pas. –  Mon retour est indispensable; il faut que je surveille l’Autriche, et que je contienne la Prusse. –  J’ignore ce que feront les Autrichiens; leur souverain est votre beau-père. mais pour les Prussiens, vous ne les retiendrez pas, nos désastres sont trop grands; ils en profiteront. » Napoléon se promenait les mains derrière le dos; il garda un instant le silence et reprit : Quand ils me sauront à Paris, qu’ils me verront à la tête de la nation, et de douze cent mille hommes que j’organiserai, ils y regarderont à deux fois avant de me faire la guerre. Duroc, Caulaincourt et Mouton partiront avec moi, Lauriston ira à Varsovie, et toi tu retourneras à Dantzick; tu verras Ney à Wilna, tu t’arrêteras avec lui pendant au moins quatre jours; Murat vous joindra, vous tâcherez de rallier l’armée le mieux qu’il vous sera possible. Les magasins sont pleins, vous trouverez tout en abondance. Vous arrêterez les ,Russes; tu feras le coup de sabre avec Ney, s’il est nécessaire. Il doit avoir actuellement la division Loyson, qui compte au moins dix-huit mille hommes de troupes fraîches; Wrède lui amène aussi dix mille Bavarois; d’autres renforts sont en marche. Vous prendrez des cantonnements. » Napoléon partit. Je reçus des ordres du major-général, qui me dit dans une lettre ce que l’empereur m’avait déjà dit de vive voix, il me remit en même temps une lettre particulière de ce prince, où il me répétait : «Fais tout avec Ney pour rallier l’armée à Wilna, restez-y quatre jours au moins; tu te rendras ensuite à Dantzick. » 

Sa décision est donc prise. Le 5, à Smorgoni, Napoléon, comme il l’a annoncé à Rapp, transmet le commandement de ce qui reste de la Grande-Armée à Murat.

A 22 heures, il prend place, avec Caulaincourt, dans une dormeuse, que va conduire le fidèle Roustam; Mouton et  Duroc  en font autant dans une calèche, de même que Fain et Constant, qui ont avec eux Lefebvre-Denoettes, commandant les chasseurs de la Garde, chargés de la protection. Le colonel comte Wonsowitz, qui parle couramment allemand, polonais et français, est également du cortège.

Caulaincourt :

 » A dix heures précises du soir, nous montâmes en voiture, l’Empereur et moi, dans sa dormeuse, le brave Wonsowiez à cheval près de la voiture, Roustan, les piqueurs Fagalde et Amodru aussi à cheval ; un d’eux prit les devants pour commander les chevaux de poste à Ochmiana. Le duc de Frioul et le comte de Lobau suivaient dans une calèche ; le baron Fain et M. Constant dans une autre. Les mesures furent si bien prises, le secret si bien gardé que personne ne se douta de la moindre chose, et, à l’exception du grand-maréchal et du baron Fain, même ceux qui partirent ne surent le voyage qu’à sept heures et demie, quand les maréchaux l’apprirent… »

Puis le convoi se met en route en direction de Vilna, où il s’arrêtera le 6, avant de continuer sur Kowno.

Maurice de Tascher est lui aussi le 5 à  à Smorgony:

« Arrivé et logé à Smorgony, petite ville. Ressources qui s’y trouvent et que nous avons la douleur de vois s’évanouir par le pillage, sans pouvoir en profiter. Retrouvé un détachement du régiment. Étonnement en revoyant des hommes propres et bien tenus. »

La nouvelle du départ de l’Empereur est connue de l’armée le 6.

Général Bro :

« Napoléon nous quittait à Smorgoni, il allait dissiper, à Paris l’effet des mauvaises nouvelles, qui justement alarmaient la France, et aussi préparer de nouvelles levées. »

Le général Mathieu :

« L’empereur quitta l’armée; il partit de Smorgoni avec une escorte de lanciers polonais de la garde. »

Le capitaine Bertrand :

« Le 5 décembre, à Smorgoni, nous apprenons le départ de l’Empereur pour la France »

« A la suite d’un conseil auquel assistaient tous les maréchaux, l’Empereur partit pour la France à dix heures du soir, sur un traîneau que montaient également le comte de Lobau et le général Lefebvre-Desnouettes. Un deuxième traîneau contenait Duroc et le grand écuyer Caulaincourt,. J’appris ce départ le lendemain, à Osmiana, par le général Lariboisière. Cette nouvelle m’étonna singulièrement, mais me fis plaisir; l’armée était dans un tel état, que Sa Majesté ne pouvait plus rien faire pour elle par sa présence, et qu’en France, au contraire, il lui était loisible, comme cela eut lieu en effet, de maintenir la Confédération du Rhin, notamment la Prusse, qui, si elle se fut déclarée contre nous en décembre, aurait arrêté les débris de ces troupes qu’elle avait vu passer si belles au printemps précédent. »

Constant :

« Le lendemain, á la pointe du jour, l’armée savait tout. L’impression que fit cette nouvelle ne peut se peindre : le découragement fut à son comble; beaucoup de soldats blasphémaient et reprochaient à l’Empereur de les abandonner; c’était un cri de malédiction générale ».

Mais l’armée est dans un tel état d’abattement, que cette nouvelle n’ajoute rien à sa léthargie.

Maurice de Tascher note seulement :

« Le 6. Froid excessif. Grand nombre d’hommes tombants morts sur la route, quelques fois dépouillés avant d’expirer et restant nus sur la neige, vivant encore. Bivouaqué avec l’armée d’Italie, á 2 lieues et demie en arrière du quartier général. »

Ce que confirme Constant :

« Cette nuit du 6, le froid augmenta encore; il fallut qu’il fût bien vif, puisque l’on trouva à terre des oiseaux tout raidis par la gelée. Des soldats qui s’étaient assis, la tête dans les mains et le corps incliné, pour sentir moins le vide de leur estomac, se laissèrent aller au sommeil et furent trouvés morts dans cette position. »

Alexandre Bellot de Kergorre continue sa narration :

« Pendant que l’Empereur courait à notre insu sur la route de Wilna, nous étions, Lego, son collègue et moi, couchés sur de la paille auprès d’un poêle bien chaud, occupés à manger des pommes de terre et du biscuit, que nous partageâmes avec le général Grandeau. Nous pouvions nous étendre sur le plancher d’une chambre chaude où nous n’étions que quatre. Cette circonstance fut heureuse, car le froid, qui jusque-là n’avait pas passé 18°, sauta tout d’un coup, dans cette nuit, à 28° Réaumur. »

Le capitaine Bertrand :

« J’entendis également, vers une heure du matin, un officier d’état-major dire au Maréchal (Davout) que nous avions 29° de froid. »

Les soldats continuent de marcher, presque machinalement, avec un seul but : arriver à Wilna. La-bas, au moins, ils pourront se reposer, manger à leur faim. Si ce n’était ce froid ! Car le thermomètre, en effet,  continue de descendre, atteignant bientôt – 30°C. Pour se tenir chaud, les hommes marchent serrés les uns contre les autres. Mais il en disparaît  à chaque instant. Ils perdent la vue, l’ouie, tombent sans connaissance, foulés alors au pied par ceux qui suivent.

Coignet :

« Aux horreurs du froid vint se joindre celle de la famine; les vivres manquaient, et il fallu joindre celle de la famine; les vivres manquaient, et il fallu manger les chevaux. A mesure qu’un cheval tombait sur la route, les soldats, avec leurs couteaux, se taillaient des grillades dans ses cuisses et les faisaient rôtir quand ils pouvaient trouver du feu, ou même les mangeaient crues quand le bois manquait. »

De Wilna, des renforts sont envoyés à la rencontre des malheureux, en particulier la division Loison, les brigades Coutard et Franchesci, la cavalerie napolitaine, et la cavalerie de marche. Mais si les hommes qui composent ces troupes , jeunes pour la plupart, ils ne sont pas en mesure de résister, eux aussi, aux conditions hivernales de ce début du mois de décembre, et la majorité va, elle aussi, périr. Les français perdent ainsi des ressources dont ils auraient bien besoin.

Général Mathieu Dumas :

« Une division de troupes napolitaines et quelques bataillons français avaient reçu l’ordre de partir de Wilna et de se porter à  Ochmiana pour soutenir la retraite l’armée; mais ces troupes furent presque moissonnées par l’horrible froid qui s’éleva à cette époque jusqu’à 28 et 29 degrés. » 

Margrave de Bade :

« … Le roi de Naples avait pris le commandement. Un régiment de cavalerie napolitaine qui lui servit d’escorte jusqu’à Wilna, périt complètement en une nuit. La division Loison que nous rencontrâmes là et qui comptait 10000 hommes lorsqu’elle sortit de Wilna, en perdit 7 000 par le froid. »

Alexandre Bellot de Kergorre :

« J’arrivai le soir à Osmiana où l’encombrement était immense, les débris de la division Loison l’occupant tout entière. Je dis les débris, car ce corses. sans avoir combattu, avait été anéanti dans la nuit précédente par le froid. Ces troupes, qui auraient pu former l’arrière-garde et nous être d’un grand se- cours, nous furent tout à fait inutiles et même nuisibles, puisqu’elles augmentaient le nombre des affamés débandés. »

de Bausset :

« .. nous avions appris que, d’après l’ordre de l’empereur, la division du général Loison s’était mise en mouvement pour venir à notre secours. Bien que cette division eut été fondue la première nuit qu’elle passa sur des positions glacées, le bruit de sa sortie de Vilna était suffisant pour éloigner les Cosaques. »

Enfin, le 8 décembre, les premiers rescapés se présentent devant Wilna.

11 décembre 1812, à Ewe - Faber du Faur
11 décembre 1812, à Ewe – Faber du Faur

Le soldat Gervais est parmi les premiers, mais les portes sont fermées !

« Aussitôt que les bandes de malheureux, marchant avec nous en désordre, se virent à quelques lieues de Wilno, ils s’efforcèrent d’y arriver les premiers, croyant trouver là tout le secours dont ils avaient besoin.

Ils arrivèrent en effet quelques heures avant ceux qui marchaient dans leurs rangs.

A leur aspect, comme à Smolensk, les gardes furent épouvantés. Ils fermèrent les portes, et le gouverneur ordonna de ne les ouvrir qu’à l’arrivée des troupes ayant leurs chefs en tête. En attendant la venue de ces colonnes, ces hommes qui ne tenaient plus debout, se jetèrent pêle-mêle sur la neige. Lorsqu’à l’arrivée des troupes on ouvrit les portes, plusieurs centaines d’entre eux avaient cessé de vivre. »

Le général Mathieu doit encore passer la nuit en dehors de la ville :

« La veille de notre arrivée à Wilna, nous bivouaquâmes autour d’un petit hameau, où nous trouvâmes quelques abris. Pour nous faire un peu de place dans une maison abandonnée, il fallut jeter dehors les cadavres dont elle étai remplie. Je partageais ce triste gîte avec le brave général Éblé, qui était mourant, et qui succomba deux jours après. Ce hameau était entouré de feux de bivouacs établis sur la neige et sur la glace, et lorsque nous partîmes, à peu près un tiers des soldats autour de ces feux étaient restés roides morts. »

C’est le cas aussi du sergent Bourgogne :

« On se jeta en confusion dans le faubourg: en y entrant, j’aperçus à la porte d’une maison un de mes amis, vélite et officier aux grenadiers, étendu mort ; les grenadiers étaient arrivés une heure avant nous. Beaucoup d’autres tombèrent, en arrivant, d’épuisement et de froid ; le faubourg était déjà parsemé de cadavres »

Quant à Coignet :

« Le roi de Naples arriva devant Wilna le 8 décembre et nous avec la garde, nous arrivâmes le 10 aux portes de la ville que nous trouvâmes barricadées avec de fortes pièces de bois. Il fallu des efforts inouïs pour escalader et pénétrer dans l’intérieur, ce qui nous fit perdre du temps et éprouver des pertes considérables. »

Lorsque les portes de la ville sont enfin ouvertes, le désordre est alors indescriptible.

Le général hollandais van Hogendrop :

« La tête de cette colonne infortunée, ceux qui avaient conservé assez de force pour devancer les autres, commençait pourtant à entrer dans Wilna. On fit de vains efforts pour les rendre attentifs aux placards affichés pour les diriger sur les couvents désignés aux différents corps. Tous, généraux et soldats, pénétraient de force dans la première maison qui leur paraissait convenable, y cherchaient l’appartement le mieux chauffé, s’y couchaient et se faisait apporter quelque chose à manger. Les plus forte chassaient les plus faibles ; les généraux et les officiers, s’ils pouvaient encore faire valoir un reste d’autorité, se faisaient faire place par les soldats, ne fut-ce que d’une chambre ou d’un lit. La ville eut été infailliblement brûlée, si toutes les maisons n’eussent été bâties en pierre. Elle eut été pillée, sans doute, s’il fut resté aux hommes un peu plus de forces ; mais tous étaient exténués de fatigue et de misère… »

Un soldat belge de la Garde se rappellera plus tard :

« Nous arrivâmes aux portes de Wilno le 9 décembre. Tout le monde voulait du pain, de la viande, du vin, des abris : la ville fut saccagée et les magasins pillés.

Il n’y avait plus un seul corps dont il restât quelques débris ; plus ni divisions, ni brigades, ni régiments, ni bataillons, plus même une compagnie. Nous étions encore une trentaine du régiment, tout compris, sans chefs. Plus de commandement, chacun pour soi. Nous étions encore bien armés et j’assure qu’il ne faisait pas bon nous résister.

Nous pillâmes le magasin aux vivres de l’état-major et de l’Empereur. Nous y trouvâmes de la belle farine, du lard, de l’huile fine, du riz et du bon vin, même du champagne et de l’excellent cognac.

Nous fricotâmes toute la nuit ; nous fîmes du pain et des galettes, et un jambon fut cuit au four. Le lendemain nous étions bien restaurés pour nous remettre en route.

A Wilno, j’ai vu tuer un soldat d’une manière dont personne, jamais, peut-être, ne partit pour l’autre monde. Notre lieutenant Seraris sortait du palais où nous avions pris domicile ; il tenait un jambon sous chaque bras. Survint un soldat, qui lui barra le passage en exigeant l’un des jambons. Il reçut, à l’instant, en guise de réponse, un coup de jambon à la tête, appliqué avec tant de force, qu’il abattit notre homme ; il est juste de dire qu’il ne fallait pas beaucoup d’effort pour le tuer. »

Le général Mathieu :

« Enfin on se  précipita dans Wilna, où chacun espérait trouver des ressources, et quelque repos : la confusion était extrême; je fis établir mon quartier dans la maison que j’avais occupé; je me rendis, ou plutôt je me fis porter au quartier général du roi de Naples, qui avait pris le commandement de l’armée. Le prince major général me dis qu’il était impossible de tenir á Wilna, où nous allions être entourés, et que l’armée partirait la nuit suivante, ou, au plus tard, le lendemain au soir. J’allais chez le comte Daru, qui était occupé à mettre quelque ordre dans les distributions des subsistances et des effets d’habillement rassemblés dans les magasins. Je vis aussi le duc de Bassano, qui partit le soir même pour tâcher de gagner les devants. »

Les forces sur lesquelles les français vont devoir compter sont bien loin de ce que Napoléon espérait. 

Rapp :

« Je me rendis au logement du maréchal Ney; je lui fis part des ordres de Napoléon et de la conversation que j’avais eue avec ce prince au moment de son départ. Le maréchal fut bien étonné des forces qu’il lui supposait, il me dit : « J’ai fait battre tout à l’heure la générale, je n’ai pu réunir cinq cents hommes : tout le monde est gelé. fatigué, découragé; personne n’en veut plus.. » »

Maurice de Tascher :

« Le 9. Arrivée à Vilna. Désordre, danger et foule extrême pour y entrer.

Le sergent Bourgogne :

« Une heure après, j’entrais en ville afin de voir si je ne trouverais pas de pain et d’eau-de-vie à acheter. Mais, presque partout, les portes étaient fermées ; les habitants, quoique nos amis, avaient été épouvantés en voyant cinquante à soixante mille dévorants, comme nous étions, dont une partie avait l’air fou et imbécile; et d’autres, comme des enragés, couraient en frappant à toutes les portes et aux magasins, où l’on ne voulait rien leur donner ni distribuer, parce que les fournisseurs voulaient que tout se fit en ordre, chose impossible, puisque l’ordre n’existait plus.

Alexandre Bellot de Kergorre :

« Arrivés à la porte de Wilna, l’encombrement était effroyable; le peu de voitures des trophées et du Trésor qui existaient encore avaient été en partie brisées par quelques canons et obstruaient la porte. »

Florent Guibert, sous-lieutenant au 26e léger (son unité fait partie de l’armée qui s’était dirigée sur Saint-Petersbourg, et qui est restée autour de Polotsk, où il a été blessé), était justement en convalescence dans un hôpital de Wilna. Il voit arriver les rescapés de la Bérézina :

« Tandis que le 10 décembre vers les onze heures du matin la nouvelle se répandit très rapidement de bouche en bouche dans la ville que l’armée française arrivait. Voilà que tout y fut en mouvement, l’on ne pouvait le croire. Chacun se mit aux fenêtres, ou gagna quelque hauteur de la ville pour  la découvrir . Mais les brouillards et la grande quantité de flocons de neige qui tombaient, font obstacle. Les canons se font entendre de tout près (Deux ou trois cents Cosaques avec des mauvais chevaux non ferrés, et deux pièces de canons qu’ils traînaient eux- mêmes sur des traîneaux, poursuivaient ainsi notre armée depuis un mois sans qu’elle fit aucune résistance. (…) les militaires des hôpitaux pouvant marcher, employés, etc., coururent du côté de la canonnade, porte Saint-Pétersbourg. Je suivis le mouvement. La tête de cette masse sans ordre, d’hommes méconnaissables, débris de cette belle armée de sept cent mille hommes, y arriva aussitôt que nous. Leur aspect glaça d’effroi tous les spectateurs, car à l’instant même, tout fut obligé de prendre l’attitude triste qui régnait parmi eux. Leur profond silence (sauf celui de leurs mauvaises chaussures) et si quelqu’un parmi eux l’interrompait, c’était d’émotion, de désespoir (…) Semblable à chaîne des forçats ou convoi funèbre, aucun d’eux n’avait conservé les marques militaires, haillonnaires ou couverts de peaux de loup, mouton et habits de paysans de différentes couleurs. Si l’on découvrait par un trou quelque figure, elles étaient noires, maigres, le plus grand nombre la tête couverte d’une jupe ou peau, ne laissant, ainsi que je l’ai dit, qu’une ouverture pour se voir conduire. Par-dessus ces vêtements en général pouilleux, il y avait quatre pouces de neige glacée qu’inutilement ils secouaient pour la faire tomber. »

Le capitaine Bertrand a de la chance : il va trouver refuge dans le couvent des moines Bénédictins :

« Nous voici arrivés aux portes de Wilna, capitale de la Lithuanie, comme à Smolensk, les magasins de vivres et d’habillement avaient été pillés dans cet affreux désordre, et nous perdîmes une deuxième fois l’espoir de nous réconforter. Non seulement nous étions serrés de très près par l’ennemi. à notre entrée dans la ville, mais encore nous y avions été devancés par des cosaques. Il fui fait, il est vrai, prompte justice de ceux-ci par les quelques troupes de dépôt que nous y rencontrâmes. La nuit, cependant, ramena le calme et les débris de chaque corps se virent assigner un poste. Pour notre part on nous désigna un couvent de moines bénédictins. Depuis Moscou nous n’avions pas mis les pieds dans la plus humble chaumière, aussi regardâmes-nous comme un miracle de pouvoir reposer, cette nuit, sous les cloîtres d’un couvent, autour d’un bon feu, et avec les modestes provisions que les Religieux nous avaient fait parvenir, ne pouvant faire pour nous tout ce que leur cœur leur dictait. » 

Le général comte Guyot arrive à Vilna le 8 et y reste le 9 :

« L’armée est sous les ordres du roi de Naples. Une division venant de l’Allemagne, commandée par le général Loison en forme la garnison, avec la Garde du roi de Naples. La misère et le froid ont réduit la Grande Armée à rien; les besoins sont tels que chacun veut entrer en ville, ou veut en défendre l’entrée à toutes autres troupes que la Garde impériale, mais les gardes sont forcées, on s’étouffe dans les portes; cependant, tous ceux qui peuvent pénétrer s’y comportent bien et paient fort chers les secours qu’ils y reçoivent. »

 

Sources

  • Constantin de Grünwald. La campagne de Russie. Ed. Julliard, Paris, 1963
  • Théo Fleischman. L’épopée impériale. Perrin, Paris, 1964
  • Hans Walter. Napoleons Feldzug nach Russland 1812. Bielefeld, 1912
  • Jean Tulard, Louis Garros. Itinéraire de Napoléon au jour le jour. Tallandier, Paris, 1992.
  • Jean-Claude Damamme. Les soldats de la Grande-Armée. Perrin, Paris, 1998.
  • Lettres inédites de Napoléon Ier à Marie-Louise. BN. Paris, 1935.
  • Digby Smith. The Greenhill Napoleonoic Wars Data Book. Greenhill, 1998.
  • Mémoires. Crémille, Genève, 1969.
  • Histoire du Consulat et de l’Empire. Paulin, Paris, 1849.
  • Mémoires du sergent Bourgogne. Arléa, Paris, 1992
  • Philippe de Ségur. La campagne de Russie. Simon, Paris, 1936.
  • Maurice de Tascher. Journal de campagne d’un cousin de l’Impératrice. Plon, Paris, 1933.
  • Jean-Baptiste Sourd. P. Maes. Bulletin de l’Association Belge Napoléonienne (n° 83), 3e trimestre 2000.
  • J. Pattyn. Les trois frères Corbineau au 5e chasseurs à cheval, 1802-1814. Bulletin de l’Association Belge Napoléonienne (n° 84), 4e trimestre 2000.
  • Mémoires du général Rapp. Bossanges ed. Paris, 1823.
  • Oleg Sokoulov. La campagne de Russie : la Bérézina et le désastre final. Napoléon Ier, n° 10, sept. oct. 2001.
  • Curtis Cate. La campagne de Russie. 1812, le duel des deux empereurs.  Lafont, Paris, 1987
  • Mémoires. Paris, 1823