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La bataille et la capitulation de Baylen – Froger

Castanos reçoit la reddition française à Bailen

Après avoir franchi la Navarre et la Nouvelle Castille, nous nous arrêtâmes quinze jours à Ségovie, grande et belle ville d’Espagne, située sur l’Eresma, petite rivière qui va grossir le Rio-Duero, à quelques lieues de Valladolid.

Devant nous se trouvait la Sierra de Ayllon, cette chaire de montagnes énorme, qui, d’un côté, se joignant à la Sierra-Estrella, se prolonge sans interruption jusqu’à Lisbonne; et qui, d’autre part, au moyen d’anneaux moins considérables, donne la main aux Pyrénées et à la Sierra-Morena, et forme ainsi le plus gigantesque rempart que la fraternité ait mission d’aplanir.

Ce fut à Ségovie que l’on nous enrégimenta; puis nous prîmes la route de Madrid, sous les ordres du général Vedel.

Arrivés à cette antique capitale des Espagnes, nous fîmes un léger circuit, et nous allâmes camper à Caramanchel, village à une lieue au delà. Nous y séjournâmes trois semaines, pendant lesquelles Murat vint nous passer en revue tous les huit jours.

En cet endroit, nous eûmes à déplorer la perte d’un de nos officiers, qui fut assassiné par un prêtre chez lequel il logeait. Nous le trouvâmes baigné dans son sang à l’entrée de sa chambre; il avait été frappé entre les épaules d’un coup de poignard. Son meurtrier parvint à se soustraire à notre vengeance.

De cette station funeste nous nous rendîmes à Aranjuez, petite ville sur le Tage, qui se recommande à la curiosité du voyageur par les jardins de sa résidence royale.

Les habitants se soulevèrent. Ce jour-là, il est vrai, ce n’était pas précisément à nous qu’ils en vou­laient : nous avions un poste au château du prince de la Paix; l’attaque fut dirigée de ce côté, et vous savez que Godoy ne possédait pas leurs sympathies. Du reste, à peine fûmes-nous sous les armes, qu’ils se retirèrent en lâchant quelques coups de fusil qui ne tuèrent personne.

Au bout de six semaines, nous partîmes pour Tolède, ville connue de tout parfait gentilhomme. Nous devions coucher à la première étape; mais, comme nous nous préparions à dresser nos tentes, nous reçûmes l’ordre de nous mettre en marche pour voler au secours de la cinquième légion, cernée dans ses quartiers par les habitants de Tolède.

Arrivés à cinq heures du matin, après une marche forcée, nous dûmes attendre l’ouverture des portes; alors nous nous couchâmes le sac au dos et le fusil dans nos bras pour être prêts à toute éventualité. Bien nous en prit; car à l’ouverture des portes nous vîmes deux pièces de canon dirigées contre nous. Prompts comme la pensée, nous courons dessus et nous les saisissons avant qu’on en eût pu faire usage contre nous. Nous fûmes alors conduits à nos quartiers.

C’était le jour de la Fête-Dieu, le général défendit de faire les processions accoutumées, afin d’éviter les suites fâcheuses qui eussent pu résulter du concours des populations avoisinantes. Il savait, comme nous le savions tous, que chaque Espagnol, quelque visage qu’il nous montrât, était un ennemi prêt à frapper, et vous n’ignorez pas que les ennemis cachés sont les pires ennemis.

Pierre Dupont de l'Étang
Pierre Dupont de l’Étang

Au bout d’un mois nous quittions Tolède pour nous rendre à Baylen, dans l’Andalousie, où le général Dupont, qui se trouvait alors à Cordoue avec la première division du deuxième corps de la Gironde, voyait à chaque instant ses embarras s’accroître et ses espérances diminuer.

Le troisième jour nous allâmes coucher à Manzanares, petite ville à une bonne étape de Ciudad-Real. Nous fûmes logés dans un hôpital; et aussitôt arrivés, nous nous étendîmes sur des paillasses qui s’y trouvaient pour nous livrer au repos; mais le matin, des imprécations horribles venaient nous faire courir aux armes.

C’était, à la vérité, une fausse alerte; mais le motif n’en était pas moins épouvantable.

Quelques-uns des nôtres avaient été se promener dans le jardin de cet hôpital où nous n’avions jusqu’ici trouvé personne. La terre fraîchement remuée sans motif apparent excite leur curiosité; ils fouillent avec leurs sabres et découvrent un cadavre sanglant  !

Frémissant d’horreur, ils continuent leur exploration; et de nouveaux cadavres s’offrent à leurs regards  !

C’est alors qu’ils jettent l’alarme parmi nous, instruits de l’horrible vérité, notre exaspération ne connaît plus de borne. Nous retournons le jardin en un clin d’œil et nous découvrons : ici des membres, là des têtes, plus loin les vêtements sanglants de nos frères d’armes assassinés !

Nous courons par les salles de l’hôpital, avides de vengeance ! Un prêtre s’offre à nos yeux; et je me demande comment il se fait que nous ne l’ayons pas broyé en un instant… Il n’en fut rien : mille bras levés sur sa tête ne s’abaissèrent point… il nous fallait des renseignements : il nous les donna…

Une compagnie nous avait précédés à Manzanares, et s’était casernée à l’hôpital. Alors la populace des campagnes s’était ruée vers la ville, furieuse et munie des armes les plus disparates : de faux, de haches, de fourches et de massues, de fléaux et de poignards. Les Français tentent vainement de résister. Accablés par le nombre, ils sont saisis et désarmés sans retard. Et, sans retard aussi, commença, pour ne s’arrêter qu’à leur extinction complète, la boucherie la plus forcenée. Un puits se trouvait dans la cour… quarante cadavres l’avaient comblé ! Enfin, quelques malheureux qui étaient parvenus à se frayer un passage, avaient été poursuivis dans la campagne et traqués comme des loups.

–  Vengeance  ! vengeance  !

–  Aux armes, camarades  ! tue  ! tue  ! fut notre seul cri, notre unique mot de ralliement. Le meurtre et l’incendie allaient venger l’assassinat  ! Manzanares allait disparaître du monde  !

Terribles représailles  ! Mais qui pourrait nous accuser ?…

En ce moment le général survient et nous ordonne de cesser, à l’instant, toute démonstration hostile : les habitants, ajoute-t-il, ne sont point les coupables  ! Nous obéissons à contrecœur. Mais au bout d’une demi-heure nous proférions de nouveaux murmures; le sang français criait plus haut au fond de nos cœurs que la voix de notre chef  ! Qu’allait-il se passer ? Le général vient une seconde fois alors, et nous somme de nous mettre en marche pour nous éloigner de cette ville maudite  ! Deux canons braqués sur nous vont faire justice de notre indiscipline. Remettant enfin notre vengeance au premier champ de bataille, nous partîmes en silence; et bientôt nous nous trouvions à l’entrée des gorges de la Sierra-Morena.

La division Gobert, dirigée sur le même point, et comme la nôtre envoyée pour fortifier l’armée de Dupont, avait suivi un autre itinéraire.

Un avant-poste d’insurgés voulut nous disputer le passage des montagnes; quelques pièces d’artillerie firent une trouée dans nos rangs; cent hommes au moins restèrent sur la place. Vedel fit faire halte immédiatement et essaya d’apprécier dans ces lieux escarpés, quelle pouvait être la position des ennemis. Alors désignant trois compagnies de grenadiers et de voltigeurs, il les envoie en avant. Une demi heure après, nous nous mettions nous-mêmes en marche, sans crainte, mais avec circonspection. La route que nous suivions serpentait au flanc des montagnes et nous ne savions ce que notre avant-garde était devenue, lorsque nous la rejoignîmes enfin au bout de quelques heures. Elle avait dispersé nos agresseurs et conquis cinq pièces de canon chargées à mitraille, que nous nous empressâmes de détruire.

Les Espagnols, au nombre de six cents environ, avaient fui; un prêtre seul, que nous rencontrâmes disant la messe au milieu des montagnes sur le lieu du combat que lui-même avait excité et qui se présenta devant nous la menace à la bouche, fut tramé à la ville prochaine et fusillé sans merci.

Cependant notre position ne laissait pas que d’être très inquiétante. A mesure que nous avancions, le pays, désert et dévasté par les habitants, nous offrait chaque jour moins de ressources. La disette commençait à se faire cruellement sentir; nous étions en outre déguenillés comme de misérables bandits… Dans l’espace compris entre la Caroline et Jaén ou nous séjournerons désormais, nous en serons réduits, pour manger, aux plus déplorables expédients. La haine qui s’accumulait sur le nom français croissait dans une proportion telle que nous en étions arrivés à nous méfier bien plus des prévenances et du bon accueil que nous n’étions préoccupés d’une lutte déclarée. Au moins dans le dernier cas nous avions la manifestation de notre courage; et la victoire, indécise déjà, savait pourtant encore couronner notre valeur. Dans le premier, au contraire, nous faisions à chaque instant de nouvelles découvertes, de plus en plus horribles.

Tantôt c’était une mère tendre et passionnée qui excitait la vénération de sept cuirassiers, par ces douces vertus qui parent les mères; elle parvenait à les attirer à un dîner de famille; et pour empoisonner les Français, séduits, mais ombrageux encore, elle empoisonnait sans sourciller, pour vaincre leurs scrupules, ses enfants et elle-même  ! Tantôt c’étaient de nobles dames qui n’hésitaient pas à se prostituer à nos malheureux camarades, afin de pouvoir les poignarder à l’écart. Et puis, c’était le pain, les aliments de toute nature qui contenaient des poisons subtils. Nous avions beau vérifier la pureté des boissons : le poison  ! Toujours le poison parvenait à s’y glisser  !… Aussi, une sombre et invincible terreur s’emparait de quelques-uns d’entre nous; et leur figure bouleversée annonçait l’état de leur âme. La peur de mourir empoisonnés les faisait mourir de faim  !

Dans l’Andalousie nous n’avions pas, il est vrai, toutes ces préoccupations; car nous manquions de vivres, et ne savions comment faire pour nous en procurer. Parfois des habitants craintifs mettaient ce qu’ils avaient chez eux à notre disposition, et quoique nous fussions arrivés à l’improviste, nous sentions renaître nos terreurs et ne mangions qu’avec la plus brande circonspection; mais le plus souvent nous en étions réduits à creuser la terre pour nous nourrir de racines; ou bien encore nous faisions une récolte prématurée, et des graines vertes que nous avions cueillies, nous faisions des tourtes auxquelles nous ne donnions pas même le temps de cuire.

Le 8 juillet, nous campâmes dans les environs de Baylen, ou Vedel et Gobert effectuèrent la jonction de leurs forces avec celles de Dupont, général en chef de l’armée d’Andalousie.

Ces généraux s’étant concertés, résolurent de faire occuper Jaén, afin d’assurer leur position à Andujar. Le général Cassagne fut chargé de cette expédition. Le douze, notre régiment, fort d’environ quinze cents hommes, se met en marche vers deux heures de l’après-midi. Parvenus aux bords du Guadalquivir, nous ne trouvâmes point de pont et fûmes obligés de franchir cette rivière sur un bac qui ne contenait que quarante hommes à la fois. Le matin, cependant, le régiment se trouvait sur la rive opposée, avec deux pièces de quatre et un obusier. Alors, pleins d’ardeur à poursuivre notre entreprise, nous avançons à marche forcée, et bientôt nous apercevons Jaén; c’est-à-dire le but vers lequel nous tendions.

Jaén, cité antique et glorieuse, était placée au centre du plus magnifique panorama; charmante encore, quoique déchue de son ancienne splendeur, elle ne contenait plus que douze mille habitants.

Les Espagnols embusqués sur un plateau qui la domine, essayèrent de nous repousser; un feu bien nourri nous accueillit; heureusement nous avions affaire à des ennemis mal dirigés et sans expérience, qui nous tuèrent peu de monde. Nous nous avançâmes en ordre, jusqu’au pied du plateau, puis chargeant à la baïonnette nous forçâmes nos ennemis à une fuite précipitée. Excités par ce facile succès, nous les poursuivîmes l’épée dans les reins jusque dans la ville qui avait été abandonnée.

Un grand nombre, alors, parvint à regagner les montagnes voisines où se trouvaient déjà les femmes et les enfants.

Sentant l’heureuse disposition du plateau dont nous étions restés maîtres, nous y laissâmes un poste assez considérable pour s’y maintenir; puis, ayant envahi Jaén, nous nous livrâmes à la maraude… Ce que nous cherchions avidement, en effet, ce n’était pas de l’or, mais des vivres, dont nous éprouvions un si pressant besoin. Nous pûmes faire une assez ample provision de volaille, de lard et de chocolat quant à du pain, les Espagnols n’en laissaient point derrière eux.

Tandis que nous nous livrions au plaisir depuis longtemps oublié de manger humainement, les Espagnols tentent une surprise dans laquelle ils échouent. Ils sont battus; mais leur obstination s’accroît à chaque échec, et, comme il est facile de l’imaginer, ils nous attaquent chaque jour avec des forces plus considérables. Le troisième jour, la compagnie dans laquelle je me trouvais, envolée contre eux avec une pièce de canon, eut l’avantage de les repousser; mais leur attaque parut peu sérieuse, et Cassagne la considérant plutôt comme une manœuvre d’exploration, prit immédiatement ses mesures pour attendre l’ennemi de pied ferme.

L’événement justifia ses prévisions; car dans l’après-midi de ce même jour, nous vîmes les Espagnols sortir en colonnes redoutables, des bois du mont Zabaluez, qui paraissait être leur quartier général. Plusieurs détachements de troupes régulières escortaient la masse énorme des paysans d’alentour : leurs forces allaient au delà de dix mille hommes. Une attaque furieuse dirigée sur tous les points à la fois oblige nos camarades qui se trouvaient dans la ville, à se replier vers le plateau où nous sommes nous-mêmes cernés immédiatement. Mesurant alors toute la gravité de notre situation, le général nous dispose en bataillon carré, de manière à présenter de toutes parts une forêt de baïonnettes. C’est le seul moyen d’arrêter ce flot terrible qui menace de nous engloutir. Cette tactique, jointe à l’avantage de notre position, rend incertaine une lutte désespérée.

Le feu était vif et meurtrier au front des deux armées; mais au centre du carré français se trouvaient deux compagnies de réserve qui avaient beaucoup à souffrir. Sans être directement en butte aux coups de l’ennemi, nos rangs s’éclaircissaient d’une manière étrange ! À chaque instant, nous voyions un de nos camarades, le front fracassé par une balle, tomber à nos pieds et mourir ! Ce fut le sort de mon chef de file. Le bras mystérieux qui portait ces coups fut enfin découvert. Un de mes compagnons, peu accessible aux vaines terreurs, aperçut enfin, appuyé sur la fenêtre d’une maison voisine, le canon d’un fusil… La face pâle d’un moine à l’œil fauve apparaissait derrière et disparaissait aussitôt, et à chaque apparition un des nôtres était frappé.

Mais notre mystérieux et lugubre agresseur n’a pas remarqué le soldat qui le vise; on l’aperçoit une fois encore, puis il disparaît pour toujours.

C’est alors que notre capitaine trouvant notre position désavantageuse, nous dirigea vers le lieu où nous avions mis les Espagnols en déroute le premier jour. Le sol était couvert de paille et de gerbes qu’on n’avait pu enlever, et au milieu desquelles se trouvaient éparses les cartouches que les Espagnols avaient jetées en prenant la fuite.

L’attaque continua sur ce point et, pendant l’action qui fut très vive, le feu prit dans notre camp, la poudre fit explosion et nos deux compagnies furent renversées et fracassées !

Dix ou quinze hommes à peine survécurent à cette épouvantable catastrophe ! C’était pitié de voir nos pauvres camarades, la figure brûlée, la poitrine ou les membres brisés, rétrécis, corrodés ! Plusieurs avaient déjà cessé de vivre ! Je fus moi-même cru mort, dans cette affaire, à tel point qu’un de mes amis, à son retour à Paris, en répandit la nouvelle. Notre sous-lieutenant était dans le feu, et, couvert de blessures, il ne pouvait fuir l’horrible supplice qu’il endurait… Par bonheur, un vieux sergent le voit à temps; il traverse les flammes, le saisit et l’emporte à l’ambulance, où tous deux reçurent de prompts secours dont ils avaient également besoin.

Cependant cet incident funeste avait jeté quelque désordre dans nos rangs. Cassagne les parcourt et nous annonce du secours pour fortifier notre courage.

Enfants ! s’écrie-t-il, la victoire est à nous ! Sus aux ennemis, et vive l’Empereur !

A ce nom magique que les blessés, que les mourants eux-mêmes répètent avec enthousiasme, nous chargeons les Espagnols qui n’ont pas profité de notre trouble; et, une compagnie du troisième suisse étant arrivée en effet, nous sommes restés maîtres du champ de bataille; mais dans quel état nous nous trouvions ! Nous étions victorieux, sans doute, mais de telle manière que nous pouvions répéter ce mot, célèbre d’un héros de l’antiquité :

« Encore une victoire semblable et nous sommes anéantis ! »

Notre général le comprend parfaitement. Il nous réunit, et après s’être assuré que le poste qui se trouvait au centre de Jaén a rejoint, il nous ordonne de nous tenir prêts à tout. Comprenant à demi-mot, nous nous couchons, le sac au dos et le fusil dans nos bras; et à onze heures du soir, après avoir chargé les blessés sur l’artillerie et les caissons, nous partîmes pour Baylen. Des Français, en assez grand nombre établis à Jaén depuis longues années, abandonnent tout pour nous suivre.

Il n’est aucun pays dans l’Europe, dans le monde même, où la France n’ait quelques-uns de ses enfants. C’est là, on peut le dire, un des plus puissants moyens de propager la civilisation dont notre pays est, eu quelque sorte, le foyer. Les guerres de l’empire nous ont fait sillonner le vieux monde dans tous les sens, et partout nous avons trouvé des Français de nom, et, aussi et surtout, des Français de cœur ! Là, leurs lumières, leur loyauté les ont rendus nécessaires; nulle part encore nous n’avions vu leur influence méconnue. Que de fois leur intervention n’avait-elle pas arrêté des conflits imminents ! L’Espagne seule devait se montrer rétive à notre propagande… Quelques hommes seuls imposèrent tellement le respect, qu’ils furent non seulement épargnés, mais protégés contre des ennemis fanatiques. Le plus grand nombre dut fuir d’atroces vengeances, et mainte fois la prudence et le droit des gens furent impuissants à les préserver de la rage des Espagnols. Le massacre de Valence est là pour témoigner des iniquités que je raconte.

Plus heureux dans leur infortune, les Français établis à Jaén avaient seulement été enfermés chez eux, lors de notre arrivée. Après la fuite de nos ennemis, nous nous étions empressés de les délivrer, et je dois avouer qu’ils nous avaient été d’un grand secours. Leur connaissance des lieux et des hommes nous fut infiniment utile pour vivre et pour éviter les embûches dressées sous nos pas; leur courage soutint le nôtre, et rendit la lutte moins inégale.

Lorsque nous en fûmes venus au point de ne pouvoir plus occuper Jaén sans nous exposer à une ruine complète, nos pauvres compatriotes abandonnèrent tout pour nous suivre, douces habitudes, for­tunes laborieusement acquises. Mais nôtre troupe grossie était loin d’être aussi alerte que quelques jours auparavant. Ces infortunés, inaccoutumés aux fatigues, tombaient en chemin, accablés par les chaleurs excessives. La plupart de nos blessés ne supportaient pas mieux cette température corrosive et malsaine; et leurs cadavres, abandonnés çà et là sur la route, offraient une abondante pâture aux oiseaux de proie qui nous suivaient en croassant, et, par leurs cris lugubres, semblaient nous présager les malheurs près de s’appesantir sur nos têtes !

Nous reprîmes à Baylen la position que nous avions quittée pour entreprendre l’expédition de Jaén; et, le 19, sous les ordres du général Vedel, nous rejoignîmes la première division à Andujar, où se trouvait alors Dupont, qui avait battu en retraite de Cordoue, en emportant des richesses qui devaient causer sa honte et notre malheur.

Cette masse de bagages, que le général en chef traînait à sa suite, fut funeste à plus d’un titre : et d’abord, en ce qu’il fallait employer à sa garde un grand nombre d’hommes qui devenaient par là inutiles à notre défense; et puis, ces richesses firent naître, entre Dupont et Vedel, une haine qui, fortifiée encore par je ne sais quelles raisons secrètes, fut la véritable source de notre désastre….

Nous arrivâmes à Andujar vers deux heures de l’après-midi; puis, tournant à droite, nous trouvâmes Dupont qui avait placé son camp dans ce passage inexpugnable, désigné sous le nom de col d’Andujar.

Les deux généraux eurent une entrevue, dans laquelle il paraîtrait que Vedel aurait demandé avec aigreur une partie des richesses que Dupont traînait à sa suite, pour payer la solde de ses troupes, qui, depuis longtemps, n’avaient pas reçu une obole; et que Dupont aurait répondu qu’il avait, en effet, des trésors, mais qu’il les gardait.

Le général Reding
Le général Reding

Quoi qu’il en soit, le général Dupont sentit qu’il lui était impossible de tenir bien longtemps, avec seize mille hommes, contre une masse d’insurgés de plus en plus formidable. Vivement pressé à Andujar, même par Castaños, tandis que Reding et Coupigny nous avaient repoussés de Mengibar et de Villanova; n’espérant point, comme on l’a dit à tort, recevoir des secours de Junot, fort embarrassé lui-même en Portugal, ni de Savary, gouverneur de Madrid, où les événements se compliquaient, il forma le dessein d’effectuer sa retraite. En conséquence, il donna l’ordre à Vedel de retourner à Baylen rejoindre Dufour, et d’essayer de s’y maintenir en repoussant les ennemis de l’autre côté du Guadalquivir, afin de conserver de libres communications avec Madrid. Nous nous rendons à Baylen; mais, n’y trouvant point les ennemis, Vedel néglige de pousser plus loin les reconnaissances, et, après nous avoir donné le temps de partager un pain pour huit hommes, il nous dirige à quatre lieues de là, sur Caroline, où Dufour se trouvait lui-même.

Le soir de notre sortie d’Andujar, Dupont se met lui-même, en marche vers Baylen, où il comptait trouver les divisions Vedel et Dufour. Notre général en chef avait formé et exécuté ce dessein si secrètement, que Castaños n’en eut connaissance que cinq heures après son départ.

C’était une occasion magnifique de surprendre Reding avec des forces imposantes, et de le placer entre deux feux : Dupont l’a compris, et si ses ordres ont été exécutés, c’en est fait de Reding !

Immédiatement, il envoie aux généraux Vedel et Dufour l’ordre d’attaquer. Apprenant qu’ils sont à Caroline, il frémit de rage, et, les rappelant vivement, il range ses troupes en bataille, résolu, en ce moment, de vaincre ou mourir. Mais tout paraissait concourir pour le décourager. Reding, qui avait reçu lui-même de Castaños l’ordre de se transporter à Andujar, pour acculer Dupont entre deux armées, loin d’être surpris à l’improviste, était, au contraire, en mesure d’attaquer.

Cependant, l’ordre de retourner en arrière nous arrive à Caroline. Nous nous mettons aussitôt en marche; mais, au lieu de nous rendre directement à Baylen, nous faisons une halte de deux heures dans le petit village de Guaraman, distant de deux lieues. Tel est l’ordre de Vedel. Sur ces entrefaites, apercevant des troupeaux de chèvres que des Espagnols avaient à dessein dirigés de notre côté, nous courons à leur poursuite et les faisons cuire aux trois quarts pour assouvir notre faim.

Nous avions formé les faisceaux, et divers bruits circulaient parmi nous. Au loin, le canon grondait. Nous nous regardions avec stupeur. Nos camarades n’imploraient-ils pas notre secours ?…

Les officiers supérieurs allèrent enfin trouver Vedel, et lui demandèrent s’il ne serait pas plus à propos de courir à Baylen que de rester si longtemps dans l’inaction. – Que Dupont défende ses trésors, aurait répondu Vedel, sans tenir compte du salut de nos camarades. Enfin, l’honneur français en danger fait taire ses ressentiments : nous partons, et nous arrivons à Baylen entre quatre et cinq heures du soir, au moment où Dupont venait, après la lutte la plus acharnée, de demander et d’obtenir une suspension d’armes. Une heure plus tôt, et nous remportions certainement une victoire signalée, qui eût peut-être anéanti, ou du moins comprimé pour quelque temps, l’esprit de résistance qui se propageait de plus en plus.

Toutefois, à peine arrivés, on nous range en ordre de bataille; et je me souviendrai toujours de l’impétuosité avec laquelle nous courûmes à l’ennemi. Nous ressentions une joie indicible, assez semblable; j’imagine, à celle qu’on éprouve en retrouvant un ami longtemps absent. – Les bataillons qui nous sont opposés sont culbutés de toutes parts; quinze cents prisonniers sont le gage de notre victoire.

A ce moment, la situation de Reding n’était guère meilleure que celle de Dupont lui-même. Si ce dernier se trouvait entre Castaños et Reding, celui-ci était placé entre Vedel, Dufour et Dupont. Il montrait cependant une audace croissante, et menaçait d’anéantir la division Barbou, si le général français, plongé dans i inertie du découragement, ne lui faisait rendre immédiatement les prisonniers faits par Vedel, l’artillerie et les bagages tombés en notre pouvoir. Et Dupont, indifférent, en quelque sorte, à ce qui arrivera désormais, consent à abandonner, sans condition, ces quinze cents hommes qui vont aller grossir le nombre de nos ennemis, et qui eussent pu, placés dans la balance, nous faire avoir des conditions meilleures; et cela, avant même qu’il connût, en aucune façon, le résultat de la proposition qu’il avait faite à Reding, et dont Reding avait voulu déférer à Castaños.

Quoi qu’il en soit, la proposition faite par Dupont de regagner la Manche et de se rapprocher de Madrid avait été accueillie avec empressement par Castaños; mais rien n’était signé, lorsque des dépêches du duc de Rovigo furent interceptées par les Espagnols.
Savary ordonnait à Dupont de repasser la Sierra-Morena, et de se mettre, en toute hâte, en communication avec Madrid. Castaños refusa alors, et cela se conçoit, de signer les premières conventions, et fit répondre à Dupont qu’il ne pouvait espérer désormais que d’être traité comme prisonnier de guerre.

C’était le lendemain de la défaite de Reding par Vedel. Ce dernier avait reçu l’ordre de rendre les prisonniers, et il avait obéi. Cependant, en apprenant les nouvelles conditions imposées par Castaños, il frémit d’indignation, et, sûr d’avoir nos sympathies, il envoie proposer à Dupont un mouvement simultané contre Reding. Mais Dupont refuse de s’associer à une aussi généreuse détermination. Ses troupes, dit-il, sont dans l’affaissement, et lui-même a perdu son ancienne vigueur…

Mais enfin, que fera le héros d’Albeck ? Résolu à subir les conséquences d’une imprévoyance funeste et d’une conduite oblique, prendra-t-il des déterminations généreuses à l’égard des divisions victorieuses et libres de Vedel et de Dufour ?

Non, et en cela surtout il méritera les récriminations qu’on lui adresse de toutes parts. Ses indécisions, ses faiblesses, son obéissance passive aux vœux de l’ennemi, aboutiront à réunir dans une même destinée les vaincus et les vainqueurs !

Sur un ordre secret de Dupont, Vedel battra en retraite; puis, arrivé aux défilés de la Sierra-Morena, des courriers haletants lui transmettront des ordres contradictoires… Qu’il s’arrête d’abord : l’ennemi l’exige ! Et qu’enfin, il revienne partager le sort de la division Barbou que Reding menace d’exterminer chaque fois qu’il dénonce de nouvelles exigences.

Retour de, Vedel ! Sa présence aura pour effet d’anéantir vingt mille hommes au lieu de sept mille… Dupont ne l’ordonne-t- il pas ! La division Barbou en aura des conditions meilleures; et les Espagnols, qui méditent une infamie à laquelle participeront le général sir Hewdalrymple et lord Collingwood ne seront pas trop minutieux dans la rédaction du traité; ils promettront volontiers le transport en France des soldats d’Andalousie, moins la division Barbou. Mais au fond leur parti est arrêté : vingt mille soldats, victimes d’une infâme duplicité, ne combattront plus, ne vaincront plus désormais  !

Les articles de la capitulation furent dressés par Castaños et le comte de Tilly, représentants de la junte suprême de l’Espagne et des Indes (c’était le nom que prenait la junte de Séville), et en présence des commissaires français, les généraux Chabert et Marescot.

Le 1er article rendait hommage à l’éclatante bravoure qu’avait déployée le corps de Dupont, entouré par des forces infiniment supérieures : « ses soldats seront prisonniers de guerre; quant à la division Vedel et aux Français qui se trouvent en Andalousie, ils devront évacuer la Péninsule avec armes et bagages. »

Les troupes prisonnières sortiront du camp avec les honneurs de la guerre, chaque bataillon précédé par deux pièces d’artillerie, et les soldats armés de leurs fusils, jusqu’à quatre cents toises du camp, où la remise s’en effectuera.

Les troupes de Vedel et les Français, soldats ou autres, du même ordre, c’est-à-dire étrangers à la division Barbou, seront transportés à Rochefort sur des vaisseaux espagnols; les officiers supérieurs ou autres, conserveront leurs armes; les généraux auront droit à une voiture et à un fourgon qui ne seront point visités ! …

Infamie ! Voilà donc le motif de vos plus vives préoccupations ! Mais vos soldats ont aussi leur prix ! Qu’en ferez-vous, et ne stipulerez-vous rien pour eux ?

Lorsque les Romains apprenaient la défaite de leurs légions, ils confondaient dans un même anathème le général et les soldats ! Tous ils n’étaient plus dignes, aux yeux de ces juges austères, du titre de citoyens : ils restaient dans les fers à tout jamais… Un jour, ce sénat superbe et majestueux, que les ambassadeurs étrangers prenaient pour une assemblée de rois, se départit de cette loi draconienne; le général malheureux est entouré de la considération publique, et la mérite à tel point, qu’on veut faire, pour le sauver, toutes les concessions. Il refuse, parce que son salut entraînerait celui de soldats dont il méprise la valeur; mais il retournera partager leur sort : que dis-je ? Une destinée mille fois plus atroce lui est réservée; il le sait, et ne cherche point à s’y soustraire ! Placé, à son retour, dans un tonneau dont l’intérieur est tapissé de pointes acérées, il est précipité du haut en bas d’une montagne rapide et trouve la mort dans un supplice que l’imagination elle-même n’envisage qu’en frémissant !

Que la conduite de ce héros est une condamnation terrible de la tienne, ô Dupont ! Toi qui, après une défaite plus méritée, pus terminer heureusement une carrière à jamais flétrie, et qui, par dérision sans doute, t’amusas, dans un long poème, à retracer les lois de la guerre que tu avais si fatalement méconnues !

J’emprunterai en terminant, à l’historien anglais de la guerre de la Péninsule [1]Oman ? , quelques détails dont je voudrais pouvoir attester l’exactitude.

« Les soldats français, dit-il, ne manquèrent pas d’attribuer leur défaite à la trahison, à la mésintelligence de leurs généraux, et surtout à la faute que Dupont avait commise en faisant des attaques partielles, au lieu de faire donner tout son corps à la fois. Tout ce qu’on peut dire de plus certain, c’est que divers ordres interceptés par les Espagnols empêchèrent la jonction de certains corps; et dès lors il est facile de répondre aux autres inculpations. Il est également facile, ajoute-t-il, d’expliquer pourquoi la capitulation ne fut pas observée; il était impossible de l’exécuter : le peuple était tout, et il ne considérait pas les Français comme des ennemis envers qui l’on dût observer les lois de la guerre. »

Le même auteur raconte que la junte avait eu d’abord certains scrupules, fortifiés encore par la ferme opposition de Castaños qui soutenait qu’un manque de parole serait une honte ineffaçable pour l’Espagne; mais bientôt la volonté du peuple obtint une facile obéissance. La junte aurait alors voulu avoir l’assentiment de lord Collingwood; fi donc ! Un Anglais prit-il jamais part à une félonie ! Collingwood témoigne d’abord son mécontentement en termes fort vifs des avantages accordés aux Français; ensuite il affirme hautement que les termes de tout traité doivent être exécutés : seulement, ajoute-t-il, la difficulté d’exécuter celui-ci l’annule de fait !

Quelle grandeur d’âme ! Ne manquez pas à la foi jurée, grand Dieu ! Néanmoins, comme il est très avantageux d’y manquer et très difficile de n’y pas manquer, manquez-y ! Quelle dérision ! …

Quoi qu’il en soit, la junte ne prit aucune mesure pour exécuter le traité. Dupont écrivit à Morla pour se plaindre : Morla répondit que Dupont connaissait d’avance où aboutirait cette comédie qui devait avoir pour unique effet de voiler un peu sa honte…

La capitulation fut donc violée ! Mais nous ignorâmes longtemps le mot de cette énigme : et ce fut un bien; car l’espérance de revoir la patrie soutint notre âme, et nous permit d’endurer aussi longtemps les traitements inouïs que les Espagnols firent subir à des Français au dix-neuvième siècle, sans que l’humanité ait gémi et protesté contre ce monstrueux anachronisme, qui replaçait sous les yeux de la civilisation moderne le fantôme sanglant du Moyen-Âge  !


 

References

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1 Oman ?