La bataille de Battin

Le plan de campagne russe prévoyait la conquête ou la conservation successive des places turques le long du Danube d’Est en Ouest: Silistrie , Rutschuk et Nicopolis. A partir de ces places, dans un second temps l’offensive devait se diriger vers Schumla qui contrôlait le chemin le plus court et le plus carrossable vers Andrinople voire Constantinople dans le meilleur des cas. La stratégie des turcs se limitait à retarder le plus possible les russes devant les villes du Danube afin d’assembler les forces nécessaires à la défense des cols des Balkans. L’attente de la belle saison permit au russes de recevoir des renforts et aux turcs de préparer avec efficacité les places à défendre en armant la population et en inondant la Bulgarie de Sipahis audacieux qui terrorisaient les populations orthodoxes et interceptaient les détachements isolés de cosaques. Dans cette guerre, ces derniers ne bénéficièrent jamais de l’avantage de mobilité que leur conférait leur tactique habituelle. Début Juin 1810, l’armée russe se présenta devant Rutschuk et en entreprit le siège . La ville est située sur la rive gauche du Danube ce qui forçait les Russes à établir une tête de pont sans cesse menacée, soit par les attaques féroces des Turcs soit par une flottille qui interceptait les communications sur le Danube et empêchait la construction d’un pont. Dans cette campagne le rôle des flottilles fluviales fut primordial en garantissant les communications et en apportant un appui feu non négligeable soit lors des sièges ou dans les grandes batailles rangées le long du Danube.

Rutschuk investie, Kamenski décida de s’avancer le plus vite possible vers Schumla pour y devancer le grand Vizir et son armée. Mais perdant cette course, il trouva la ville en état de soutenir un siège tout en conservant le contrôle des communications vers les cols des Balkans. Les combats des 22 et 23 juin , bien que des victoires tactiques russes ne purent forcer les retranchement turcs, Kamenski vainqueur se retira vers Rutschuk qui résistait toujours. Les Turcs dont le moral ,un instant ébranlé, remontait prestement décidèrent de soulager la ville assiégée en envoyant à son secours une armée qui descendait le long du Danube en venant de Nicopolis. Les Turcs sous les ordres du seraskier Kurschanz Ali regroupaient environ 30.000 hommes . Kamenski dont la retraite de Schumla avait mécontenté la cour de Saint-Pétersbourg et ses généraux avait rejoint Silistrie avec une partie de son armée. Apprenant l’approche de l’armée de secours de Kurschanz Ali, Kamenski quitta Silistrie avec 20 bataillons et 30 escadrons le 23 août. Il franchit les 100 kilomètres en trois jours et se présentait devant Rutschuk le 26. Sans s’arrêter, l’armée poursuit son chemin vers l’Ouest par la route de Ternova à la rencontre des divisions des généraux Koulneff et Ouvarof qui avaient abandonnées le siège pour couvrir celui-ci. Le 28 août la reconnaissance le long du Danube par ces deux divisions tomba sur les positions turques autour de Battin. L’attaque immédiate des deux divisions fut stoppées net par une résistance acharnée des turcs et par le feu de leur flottille embossée sur le Danube. L’arrivée de Kamenski et de la flottille russe, longtemps attendue, repoussa la bataille jusqu’au matin du 7 septembre.

La situation du village de Battin , le long du Danube, derrière une longue série de collines escarpées, était idéale pour une armée turque consciente de son infériorité manœuvrière face à des troupes réglées. Le seraskier décida la construction d’un camp fortifié constitué primitivement de deux retranchements sur les hauteurs qui dominaient le village de Battin . Après l’échec des attaques du 28 août, trois redoutes furent ajoutées au système défensif le long du Danube. Sur celui-ci, une flottille armée garantissait la sécurité de la route de Sistova , principale voie de communication vers Nicopolis. Les retranchements furent construits avec science par les ingénieurs turcs. Le camp principal ,était couvert vers Battin par une pente escarpée où les chevaux ne pouvaient monter que tirer par les rênes par des chemins muletiers. Sur son front, tourné vers les russes, une palissade à hauteur d’homme dominait un fossé lui-même palissadé, ce qui offrait un double étage de feu sur le plateau et les ravins qui menaient à la position. Les turcs eurent les plus grandes difficultés à garnir d’artillerie leurs positions du fait de leur inaccessibilité. De son coté , Kamenski fit occuper par des cosaques le village d’Albanoff qui faisait face à la position des turcs. Il attendait l’arrivée de la flottille russe du siège de Rutschuk qui devait d’abord dégager le Danube avant toute opération. Devant les difficultés apparentes d’une attaque de front des positions turques , les russes décidèrent un double mouvement par les ailes, sachant que jamais les turcs n’oseraient perdre l’avantage de leurs positions. Dans la nuit du 6 au 7 septembre, l’armée de Kamenski se divisa en deux et pris position sur les hauteurs devant Albanoff pour la colonne de droite et sur le vaste plateau traversé par la route de Ternova , pour l’aile gauche (voir ordre de bataille).

Au petit jour, le soleil dans le dos, les Russes s’avancèrent le long du Danube. Cette attaque du 32ème chasseur était appuyée par quatre pièces d’artillerie et la flottille. Son but était de repousser la flottille turque le plus loin possible en amont afin qu’elle ne puisse gêner l’avance générale de l’aile droite. Vers 8h l’aile gauche s’avança sur le plateau formée en colonne serrée sur deux lignes, arrivée à portée des canons turcs du camp principal, les colonnes se déployèrent en carré sur deux lignes: 6ème et 7ème chasseurs, grenadiers de Moscou, mousquetaires de Kostof, de Naruvoï et de Braensky. Ces carrés se portèrent vers 9h devant le camp turc couverts par le feu de 24 pièces légères et 6 pièces lourdes, des cosaques et des tirailleurs masquaient les flancs, surtout à droite de l’attaque où des sipahis téméraires jaillissaient sporadiquement du ravin. Ce mouvement impressionnant n’était qu’un leurre. Le gros des cosaques, de la cavalerie et trois régiments d’infanterie (11ème chasseurs, grenadiers Malikof, mousquetaires Kurinsky) tournèrent la position turque et se portèrent vers Battin .

Sur la droite, simultanément, une lourde colonne d’attaque s’avança vers la redoute turque la plus proche. La nature du terrain força le général Illawoïsky à lancer ses colonnes sans le soutien direct de la cavalerie qui resta en protection des batteries d’artillerie couvrant l’attaque. L’impétuosité des Russes, renforcée par la vision de l’incendie de la flottille turque, emporta le retranchement. Les grenadiers de Fanagorie qui suivaient en réserve, poursuivirent avec une telle ardeur les fuyards turcs, qu’ils pénétrèrent avec ceux-ci dans une seconde redoute. Le retranchement le plus proche du Danube tomba sous les coups de la flottille russe et sous l’assaut du 32ème chasseurs. Mais, au grand dépit des Russes , la plupart des fuyards, au lieu de se sauver vers Sistova se précipitèrent à travers les ravins vers la redoute la plus haute au dessus de Battin, renforçant ainsi sa garnison. Sur les hauteurs derrière le ravin de Battin, vers 10h la cavalerie de l’aile gauche russe se heurta à une vigoureuse charge des turcs qui bloquèrent ainsi l’avance de la colonne d’infanterie russe qui était en soutien . Mais le feu à bout portant de la batterie de 12 pièces cosaques emporte rapidement la décision du combat. La cavalerie turque en fuite fut poursuivie par trois escadrons du régiment de hussards d’Olviopol provenant de l’aile droite. A ce moment la jonction des deux ailes marchantes russes semble devoir sceller le sort de la bataille. Or, il n’en est rien, la volonté de résistance des Turcs est intacte et le gros des forces n’a pas été encore engagé. De plus, la difficulté à déplacer l’artillerie joue à plein, l’éloignement des rives du fleuve ne permet plus à la flottille d’apporter le soutien des feux de ses pièces lourdes.

L’échec des attaques sur Battin par l’infanterie russe du général Koulnef en apporte la preuve. Sans préparation d’artillerie, le 11ème chasseurs se jeta sur Battin et s’en empare, mais une charge furieuse de janissaires et d’albanais venant du camp principal le rejette en dehors du village avec de lourdes pertes. Poursuivis par une nuée de sipahis, les chasseurs retraitèrent en carré jusqu’aux pentes du plateau tenu par Koulnef. Celui-ci demanda alors des renforts à Kamenski qui restait toujours exposé aux feux du front du retranchement principal . Kamenski détacha deux régiments de mousquetaires (Braensky, Kostof) et les hussards d’Alexandropol pour renforcer son attaque. Sur l’aile droite, le général Illawoïski regroupa ses forces pour attaquer la redoute de Battin. Les pentes escarpées y menant empêchaient tout mouvement de charge. Et c’est sous un feu terrifiant, au pas, en colonne par compagnie, que par trois fois les bataillons des cinq régiments présents (Vitebsk, Novgorod, Drepof, Tombof et grenadiers Fanagorie) se jetèrent sur le glacis de la redoute. Ces attaques lancées à partir de 15 h par le ravin de Battin sont appuyées par le feu de 20 pièces placées sur la face opposée de la redoute, sur une hauteur avoisinante. Lors de la dernière et décisive attaque, le général Ilawoïski fut blessé à mort par un coup de feu bien ajusté. Un moment décontenancé par la perte de leur général, les Russes reculèrent. Mais rendus furieux par les scènes du massacre des blessés devant la palissade par des janissaires avides de trophées, dans un dernier élan , la redoute fut prise et ses défenseurs passés au fil de l’épée. Koulnef, de son coté attendait patiemment les renforts demandés.

Kamenski, passant devant les troupes reformées de Koulnef, s’emporta contre la trop grande prudence de celui-ci. Ce fut devant tout l’état-major réuni, que Kamenski releva de son commandement le pauvre Koulnef. Ses aides de camp eurent le plus grand mal à retenir ce dernier car il voulut se jeter seul vers le camp retranché qui les narguait sur sa colline. Un vent de révolte souffla sur les troupes de Koulnef qui refusèrent dans un premier temps de suivre les ordres de Kamenski. Ce ne fut que vers 17 h 30 que les colonnes d’attaque se décidèrent à avancer. Il ne fallut pas moins de 7 régiments d’infanterie pour gagner le pied du camp. Sur cette face, les Turcs avaient jugé que l’escarpement était si accentué qu’il était superflu de poursuivre la construction de la palissade. Ce fut donc derrière un rempart de cadavres que les janissaires attendirent en poussant des grands cris de  » Allah’U’ Akbhar  » les colonnes russes. Les grenadiers de Malikof furent les premiers à prendre pied sur la colline. Le moral des Turcs s’effondra alors et dans cette sanglante mêlée fut tué Kurschanz Ali. Les Turcs se rendirent par milliers mais la bataille n’était cependant pas finie. Les Russes pénétrant dans le camp par l’Ouest repoussaient devant eux les plus irréductibles, la presse était si grande que les défenseurs du rempart Est furent littéralement propulsés dans les fossés. Les Russes de la force de blocage se virent soudain enveloppés de toutes parts par une nuée de fuyards qui débouchaient directement du fossé et des ravins. Un instant submergés, les Russes ne durent leur salut qu’à la panique folle qui s’était emparée des janissaires. Des cosaques furent assaillis par 10, 15 turcs qui en voulaient, non pas à leur vie mais à leur cheval pour s’enfuir plus vite. Certains des cavaliers atteignirent ainsi Albanof, où leur apparition jeta un instant la panique sur les arrières de l’armée russe. Le premier flot de fuyards passé, les régiments se déployèrent et le reste des Turcs fut pris comme dans une nasse. Le choix des Ottomans était simple: la baïonnette des grenadiers ou le feu de salve des mousquetaires dans la plaine. Vers 18 h 30, les derniers Turcs se rendirent. Les pertes Ottomanes furent très lourdes: 10.000 tués ou blessés, 6.000 prisonniers, 24 pièces de 6£ et 12£. De leur coté, les Russes déplorèrent 2.000 hommes de pertes. L’armée russe se replia sur Rutschuk dès le lendemain en laissant au général Saint-Priest le soin de poursuivre les débris turcs. La ville capitula le 26 septembre 1810. Les conséquences tactiques de la bataille n’apportèrent aucun résultat stratégique: les cols des Balkans n’étaient pas atteints, l’armée du vizir restait intacte dans la région de Schumla. Kamenski eut beau pavoiser pour Saint-Pétersbourg, son incurie et les ennemis qu’il s’était fait à l’armée eurent raison de sa superbe. Désavoué pour sa trop grande pusillanimité, il garda cependant le commandement de l’armée. Contrairement aux habitudes tacites de pause des combats pendant l’hiver, il prépara activement une offensive qui ne put avoir lieu car il mourut de  » fièvres malignes  » le 15 mai 1811. Son remplaçant, Kutusov ne fit guère mieux et resta sur ce théâtre secondaire jusqu’en 1812. Mais cela est une autre histoire.