La comtesse aux chiens
Enfance
Emilie Victoria Kraus était la fille de Jose Kraus, chef d’équipe dans les mines de mercure d’Idria (y compris le site de l’Idrialin minéral) et de l’enseignante Rosalia Schlibar.

Elle grandi alors dans de bien mauvaises conditions. L’officier Philipp (von) Mainoni (1765-1832) propose à ses parents de fournir une meilleure éducation à la jeune fille, à Vienne. Après la mort prématurée de son père, la mère accepte finalement en 1795 et remet la fillette de 10 ans entre les mains de son père adoptif.
Philipp Mainoni se marie peu après, en 1798, continuant sa carrière militaire ; en 1785, il s’engage dans l’armée autrichienne et sera plus tard nommé secrétaire à la guerre de la cour impériale, à la direction de l’artillerie ; en 1809, il deviendra conseiller de la Cour au sein du Hofkriegsrat (qui deviendra plus tard le ministère de la Guerre) et, en 1810, chef d’unité au Bureau de l’Artillerie).
Sa bonne éducation et son comportement vont faire d’Emilie Victoria une personne très sociable. Lorsque Napoléon occupe Vienne en 1805, Emilie Mainoni, que l’on décrivait alors comme une beauté de 20 ans, assiste à une réception au Palais de Schönbrunn, où elle est remarquée par l’empereur des Français ; c’est le début d’une une affaire passionnée.

Napoléon a fait faire un portrait de sa maîtresse en Vénus, par le plus célèbre portraitiste viennois Johann Baptist von Lampi.
Elle va accompagner Napoléon pendant des années durant ses campagnes, habillée en homme (sous le pseudonyme de Page « Felix » ou d’Adjudant « Comte de Wolfsberg »), ce qui n’était pas difficile pour elle, en raison de sa silhouette élancée. Durant les courtes périodes de paix qui eurent lieu, elle habitait près de Paris, sans être autorisée à paraître à la cour, en particulier du temps de la première épouse de Napoléon, Joséphine, menant donc une double vie. En fait, elle vivait cachée aux Tuileries et seul un valet connaissait son identité.
Napoléon résida au palais de Schönbrunn en novembre 1809 durant la nouvelle occupation de l’Autriche. Mais de Varsovie, il avait fait venir une seconde maîtresse, la comtesse Maria Walewska (1786-1817).
Toutes deux ont donné naissance à deux fils illégitimes de l’empereur des Français, en mai 1810, à quatre jours d’intervalle, entrés chacun dans l’Histoire en tant que personnalités et morts également la même année, en 1868 !
C’est ainsi qu’Emilie Victoria Kraus donna naissance à Eugène, le futur Alexander Megerle von Möhlfeld (8 mai 1810 au château de Trianon – Versailles – 24 mai 1868) et Maria Walewska au comte Alexandre de Colonna-Walewski (4 mai 1810 à Varsovie ; mort le 27 octobre 1868).
Peu de temps avant, le 10 mars 1810, Napoléon avait épousé l’archiduchesse Marie-Louise d’Autriche (1791-1847), fille de l’empereur François Ier. Il fallait donc dissimuler ces deux affaires. Sur l’ordres de Napoléon, Eugène fut enlevé á sa mère, amené à Vienne, et, grâce à l’entremise de Mainoni, fut donnée pour adoption à la famille de Johann Georg Megerle von Mühlfeld, qui n’avait pas d’enfant.
Après Waterloo, Napoléon décerna au père d’Emilie, Philipp Mainoni, la Croix d’officier de la Légion d’honneur, et, selon Schallhammer, accorda à Emilie le titre de baronne de Wolfsberg. Il déposa également une importante somme d’argent (480 000 florins) pour sa maîtresse à la Banque de Londres, d’où elle devait recevoir une pension annuelle de 24 000 florins.
Après la mort de Napoléon à Sainte-Hélène en mai 1821, Mainoni réduisit de son propre chef le montant annuel de la pension à 9 000 florins, s’empara des bijoux inestimables et ne les restitua jamais, malgré de nombreuses demandes.

Bregenz
La baronne épousa en 1817, l’avocat viennois Johannes Michael Schonauer, mais après un mariage malheureux, divorça en décembre 1820 et s’installa à Bregenz en 1824 avec sa mère Rosalia et sa sœur. De 1824 à 1828, elle vécu dans une villa au n° 2 de la Kolumbanstrase, qui est encore connue aujourd’hui comme la Maison de la comtesse aux Chiens, et classée Monument Historique. Avant elle, y avaient habité, entre autres, Franz Josef Weizenegger (de 1815 à 1822) et Faustin Ens (de 1848 à 1858)
En 1826, sa mère décède et elle lui fait élever une imposante sépulture. La même année, elle rencontre un homme du Vorarlberg, 14 ans plus jeune qu’elle, Vinzenz Brauner, qui devient son compagnon.
Salzburg
Après deux ans (1828), le couple déménage à Salzbourg, où Brauner se voit confier un emploi de médecin de quartier, grâce à l’entremise d’Emilie. Il enseigne également, pendant un certain temps, l’obstétrique au département de santé.

Grâce à son apanage napoléonien, Emilia Viktoria achète deux maisons, une à Salzbourg dans la Dreifaltigkeitsgasse et une autre, en 1831, à Schallmoos (à côté de Gnigl), le Rauchenbichlerhof, un véritable petit château. Dans le bâtiment de deux étages, elle dispose de 19 chambres abondamment équipées et mène une vie princière, recevant de nombreux serviteurs.
Durant ses années d’amante secrète de Napoléon, elle avait été constamment sous pression psychologique, obligée de nier son identité et de constamment se cacher et de ne pas être en mesure d’entrer en contact avec d’autres personnes.
Après l’échec de son mariage avec Schonauer, Emilie développa une puissante attraction pour les animaux. Sur les terres du Rauchenbichlerhof, elle organisa un zoo, avec des dizaines de chiens de toutes races, chevaux, ânes, singes, perroquets et oiseaux chanteurs exotiques, que les gens de Salzbourg nommèrent l’ »Arche Noé ». Au total, 160 personnes y séjournèrent.
Quelques manières étranges d’Emilie Victoria alimentèrent les rumeurs qui l’entouraient et lui donnèrent populairement le nom de « comtesse aux chiens ». Par exemple, les chiens mangeaient dans de la vaisselle en argent et, après leur mort, étaient ensevelis sous une pierre tombale dans le jardin..
L’entretien du zoo privé dévorait d’énormes sommes d’argent, en plus du style de vie princier de la propriétaire de la ferme. Tout cela sans problème tant que les actifs déposés à Londres furent suffisants.
Déclin
Alors qu’Emilie Victoria donnait l’impression d’une vie heureuse et insouciante, en 1832, à l’âge de 47 ans, elle appris le suicide de son père adoptif et gestionnaire de biens Philipp Mainoni. Il s’était jeté du troisième étage de son appartement à Vienne.
Ayant pris sa retraite en 1827 et ayant succombé au vice du jeu, il avait également dissipé l’héritage dans des transactions audacieuses. À la fin, il avait brûlé tous ses papiers, y compris des documents sur la relation d’Emilie avec Napoléon, avec le contrat de pension. Pour unique héritier, il avait nommé son neveu, l’officier d’artillerie Dominik Mainoni.
D’un seul coup, tous les dons cessèrent pour Emilie Victoria et ses bijoux précieux disparurent sans laisser de trace.
Afin de conserver ses biens, elle fit des dettes de plus en plus importantes. De belles robes en soie, des bijoux, de l’argenterie et d’autres objets précieux finirent chez les prêteurs sur gages. Elle aurait pu bien vivre avec certaines restrictions, n’ayant pas de loyer à payer. Cependant, elle ne pouvait pas, et ne voulait pas, se séparer de ses animaux et leur alimentation (les chiens recevaient la meilleure viande) lui coûtèrent son dernier argent. Les créanciers ne lâchèrent pas prise. Finalement, elle dû vendre ses chevaux et se déplacer sur des chemins dissimulés, à dos d’âne.
Alors que les tensions psychologiques augmentaient pour Emilia, son fidèle ami Vinzenz Brauner, qui vivait avec elle depuis 12 ans, tomba malade et mourut d’hydropisie, en 1838, à l’âge de 39 ans. Elle avait pris soin de lui jusqu’à la toute fin et se retrouvait sans appui.
Elle vendit certains de ses biens et plaça ses bijoux, et certains des animaux furent saisis. De longs procès conduisirent à augmenter les dettes, même si elle-même se privait pour nourrir les 80 oiseaux et 30 chiens qui lui restaient. Dans sa détresse, elle se tourna vers Marie-Louise, la veuve de Napoléon, qui l’aida au travers d’une petite pension. Elle reçut également un soutien financier de la veuve de l’impératrice Carolina Augusta. Mais comme elle ne pouvait pas se séparer de ses animaux, la chute continua.
La fin
En raison des dettes accumulées, le Rauchenbichlerhof et les biens personnels d’Émilie Victoria furent mis aux enchères en 1843. On lui laissa finalement un lit, une table, deux fauteuils, les vêtements les plus nécessaires et quelques appareils ménagers et elle dû déménager dans la « Fischerh’usl » (non chauffée) d’Alterbach à Gnigl, au milieu de l’hiver.
Parmi les animaux qui avaient également été à la vente aux enchères, seul un singe et une pie avaient trouvés preneur. Reflet de son ancienne richesse, sa ménagerie de cinq perroquets, huit oiseaux chanteurs, deux tourterelles, huit paons, douze chiens, d’innombrables chats et quelques singes ne trouvèrent pas d’acheteurs.
Malgré son amère pauvreté, sa fierté ne lui permettait pas d’accepter 6 chemisiers et 4 draps en cadeau ; elle préférait s’aliter pendant des semaines sans vêtements. Personne ne pouvait la convaincre de nettoyer son appartement, qui était encore habité par les animaux restants et pour lesquels elle mendiait. Elle se laissait aller, tomba malade, souffrit de la goutte, perdit ses dents et ses cheveux et son corps ressembla à un squelette.
Accusée de « gaspillage » et placée sous curatelle, elle refusa obstinément à être admise à l’hôpital en raison de son état de santé, à cause des animaux. L’archevêque de Salzbourg, le cardinal Schwarzenberg, nommé par la Cour de Vienne pour l’aider, la fit finalement admettre de force à l’asile du Sacré-Cœur. Là, elle emménagea dans une hutte de jardin pendant une courte période, puis fut prise en charge par les sœurs. Finalement, Emilia s’enfuit vers ses animaux dans la cabane du pêcheur, où elle mourut le 16, rappelée par son destin le 1er avril 1845.
Lieu de mémoire
Une plaque sur le mur de l’église au cimetière de Gnigl indique :
« En mémoire de la comtesse aux chiens Emilie Freiin von Wolfsberg, née Kraus, compagne de longue date de Napoléon Ier durant toutes les campagnes et son fidèle compagnon jusqu’à sa chute. »
Et: « Celui qui n’a jamais été coupable ou n’a jamais fait d’erreur, lui jettera la première pierre. »
Werner Sabitzer – Traduction Robert Ouvrard
M. Sabitzer est le directeur du musée de la police à Vienne (Marokkanergasse).
Son adresse-mail : werner.sabitzer@gmail.com