Junot, le général ambassadeur

Madrid, le 12 germinal an XIII.

Sire,

Pressé par le désir de remplir promptement la mission dont Votre Majesté m’avait chargé, et mon voyage en France ayant été extrêmement long par les accidents que j’ai éprouvés et l’horrible état des chemins, je suis parti de Bayonne à franc étrier et je suis arrivé à Madrid lundi 28 ventôse.

Portrait de Godoy par Goya
Portrait de Godoy; Pince de la Paix, par Goya

Mardi matin, j’ai été présenté au Prince de la Paix par le général Beurnonville [1]Ambassadeur à Madrid. Je vais rendre compte à Votre Majesté de nos conférences jour par jour.

 

Mercredi, j’ai remis au Prince de la Paix la lettre dont j’étais chargé de la part de Votre Majesté, et je lui ai parlé de ses escadres. Il m’a assuré que tout serait prêt aux termes de la convention. Beurnonville m’avait déjà dit la même chose (sans que je le lui eusse demandé), mais cependant je sais déjà d’une voie sûre que cela n’est pas possible parce qu’on manque de matelots et de biscuit. Le Prince m’a fait voir qu’il avait envoyé sept millions de livres à Cadix et quatre au Ferrol. On lève des matelots en Galice et on fait une presse générale qui fournira beaucoup d’hommes, mais peu de matelots.

Comme j’ai remarqué que le Prince n’avait pas de données exactes et détaillées sur la situation de ses escadres, je lui ai dit d’expédier sur-le-champ un courrier dans les deux ports. Il l’a fait et a demandé à chaque amiral combien il avait de vaisseaux prêts en ce moment, et quand il y en aura un autre, puis deux, etc.. Il aura les hommes de débarquement demandés par Votre Majesté, qu’il dit être des meilleures troupes de l’Espagne.

L’escadre du Ferrol sera naturellement aussitôt prête que celle de Cadix, mais elle manque encore plus de matelots et n’a pas des vivres pour deux mois au plus.

Votre Majesté sait sans doute que son escadre au Ferrol manque de poudre et que le contre-amiral Gourdon sera obligé de laisser un de ses vaisseaux qui n’est pas prêt. Je crois que c’est le Redoutable.

Cette première conversation n’a roulé que sur les escadres et a servi à nous étudier l’un et l’autre. Le Prince paraît me voir avec plaisir et m’a fort engagé à le voir tous les jours. C’était ce que je désirais et j’en profiterai.

 

Jeudi matin, j’y suis retourné. Il m’a reçu avec beaucoup d’égards et m’a paru ensuite vouloir entrer avec moi en confiance et même avec familiarité. J’avais une petite montre et une boîte qui lui plaisaient. Il les a prises et m’a donné en échange une boîte pouvant valoir mille écus et m’a offert trois chevaux, ce qui est pour lui une grande affaire, car il n’aime pas à donner. Je suis revenu sur les escadres. Il m’a dit avoir expédié le courrier et avoir écrit à ses amiraux qu’il n’entendrait à aucune excuse, qui pût les dispenser d’avoir d’abord six vaisseaux prêts dans chaque port.

Je lui ai dit que j’avais pour instruction de faire déclarer le Portugal contre l’Angleterre et que je devais pendant quinze jours employer les moyens de persuasion, que si je ne réussissais pas, je devais quitter Lisbonne, qu’il était nécessaire que l’ambassadeur d’Espagne (Le comte de Campo-Alange) eût les mêmes (…) déclarée, que dans ce cas Votre Majesté enverrait avant l’automne les forces nécessaires pour s’emparer du Portugal, conjointement avec l’Espagne, et je lui ai laissé entendre que dans l’hypothèse du succès, j’étais autorisé par Votre Majesté à m’entendre avec lui sur ce qu’il conviendrait de faire.

Il m’a répondu :

« Il sera bon après la conquête de savoir si on devra laisser le Portugal sous la Régence ou lui donner un autre gouvernement. Je suis à moitié Portugais, et j’ai déjà une principauté dans ce pays, et ils n’ont expliqué mes succès dans la dernière campagne qu’en disant que j’étais Portugais. »

Il croit que le Portugal ne se déclarera pas, parce qu’il craint et l’Angleterre et la Russie avec laquelle il y a un traité d’alliance offensive et défensive.

Il est venu ensuite sur-le-champ sur le chapitre de l’Italie, et particulièrement sur la Toscane, dont le sort intéresse ici plus que tout au monde. La reine d’Espagne aime extrêmement la reine d’Étrurie [2]La reine d’Étrurie et la princesse du Brésil, femme du régent de Portugal, étaient toutes deux filles de la reine d’Espagne. et celle-ci se plaint beaucoup de sa position actuelle, et manifeste de grandes craintes pour l’avenir. Le Prince m’a remis ci-joint une lettre de cette reine à Votre Majesté.

J‘ai dit au Prince de la Paix que le sort de l’Italie était lié à de trop grands intérêts pour que la plus grande confiance même puisse faire faire des confidences de cette importance, que Votre Majesté en était fort occupée, et que je ne pensais pas qu’elle oubliât ni qu’elle voulût opprimer une reine qu’elle avait, elle-même, placée sur le trône d’Étrurie, que quant à la Cour de Naples, Votre Majesté ne m’avait chargé de rien relatif à cette Cour, mais que je savais qu’elle connaît parfaitement ce que peut cette reine dans ses propres États, et quelle influence elle pourrait avoir un jour en Espagne (Sa fille était la femme de l’héritier du trône d’Espagne, le futur Ferdinand VII.). A cela, il m’a dit avec chaleur :

« Je servirai l’Espagne tant que le roi mon maître existera, mais après sa mort (arrivât-elle avant celle de la reine de Naples), je quitterai ce pays. Il me serait impossible d’obéir à des étrangers et de souffrir tous les affronts qu’on m’y prépare. Je ne serai jamais le sujet d’une femme qui, dès aujourd’hui, annonce publiquement que lorsqu’elle sera sur le trône, elle chassera tous les Espagnols de toutes les places et ne souffrira pas qu’il y en ait un seul dans les ministères et dans les grandes places de la Cour et du clergé. »

Dans cette hypothèse, lui ai-je dit, vous aurez sans doute pensé à ce qu’il vous conviendra de faire et quel lieu vous devez choisir. Sans pénétrer vos secrets à cet égard, je puis vous assurer, de la part de mon maître, de toute sa protection. Si, dans cette circonstance-ci, vous usez de votre pouvoir et de tous vos moyens pour le seconder dans les grands plans qu’il médite, il reversera sur vous une grande partie de la gloire du succès. Par là, vous acquerrez plus de considération en Europe, et tout pourra lui être facile et lui sera agréable à faire pour vous, puisque vous l’aurez fortement secondé et qu’il avouera qu’il vous devra une partie des succès qu’il aura obtenus. »

Alors, en me pressant la main, il m’a dit :

« L’Empereur m’a écrit qu’en vous parlant, c’était comme si je lui parlais. Je sais que vous êtes son meilleur ami. J’espère que vous serez le mien, et je vais être franc avec vous (permettez. Sire, de me glorifier et de vous remercier de ces expressions du Prince de la Paix). Vous m’avez dit que l’Empereur était revenu de toutes les impressions défavorables qu’on avait voulu lui donner sur moi. Cela est-il bien vrai? »

Je le lui ai assuré.

« Quelle opinion a-t il de moi? Me croit-il en état de gouverner? »

Je lui ai répondu que Votre Majesté savait que toutes les affaires de l’Espagne étaient dirigées par lui et que, dans cette circonstance-ci, il donnerait, à toute l’Europe, et lui-même, la mesure de ses moyens, puisqu’il était chargé seul de la conduite de cette guerre et même du gouvernement, que je croyais pouvoir l’assurer que Votre Majesté l’estimait beaucoup et attendait beaucoup de lui.

« L’Empereur ne sait peut-être pas que les grands Portugais (dont l’ambassadeur qui arrive ici en est un, M. le comte da Ega) se sont réunis et qu’ils se sont entendus pour m’offrir la couronne de Portugal. Je les ai remerciés en leur disant que je voulais servir mon maître jusqu’à la fin, mais qu’après, s’il entrait dans les vues de la France que j’acceptasse, j’accepterais avec l’amitié de l’Empereur. »

Cette confidence était trop sérieuse pour que je me permisse de faire parler Votre Majesté. Je me suis contenté de lui dire que tout cela lui donnait la mesure de l’importance qu’il devait mettre à faire réussir les grands plans de Votre Majesté, qu’il pouvait arriver à tout ce qu’il pouvait ambitionner aujourd’hui, et que je lui répétais que vous seriez disposé à le soutenir et le seconder dans tout ce qui pourrait l’intéresser, qu’il devait porter ses vues à la hauteur du rôle qu’il joue maintenant en Europe, et tout attendre du monarque qui lui promet son appui et son amitié.

« Mais à la paix générale, m’a-t-il dit, lorsque l’Empereur sera obligé de retirer ses troupes de Naples, de la Toscane, de l’Italie enfin, de la Hollande et du Hanovre, pourra-t-il compter sur la bonne foi de ses voisins et serait-il à même de recommencer les hostilités avec avantage pour maintenir ce qu’il aura fait. Quelles places fortes et quelles positions pourront le garantir? »

Sans pénétrer les secrets de mon maître, lui ai-je dit, je suppose d’abord que le royaume d’Italie sera entièrement sous sa dépendance, quel qu’en soit le roi, qu’ensuite la ville d’Alexandrie de Piémont, que l’on met en état de contenir et d’approvisionner une grande armée, donnera à Votre Majesté le pouvoir d’entrer en Italie à sa volonté, que les Suisses et les Hollandais étaient naturellement dans la dépendance de la France, que les électeurs de différents cercles d’Allemagne avaient été mis par Votre  Majesté dans une telle position, qu’ils devaient tenir au moins autant aux intérêts de la France pour leur conservation, qu’à l’Allemagne, que la Prusse (dont on lui faisait peur) était liée avec la France par tant de garanties, qu’elle ne pouvait se détacher. Que l’Espagne soit toujours fidèle, que le Portugal fasse cause commune avec nous, et le continent n’aura rien à craindre ni des Russes, malgré leurs menaces, ni des Anglais, qui ne peuvent pas faire la guerre continentale, ni de l’Allemagne, qui aurait trop de désavantage à recommencer la guerre, vu notre position actuelle et la sienne.

« La France et le Portugal réunis sont maîtres de l’Espagne, m’a-t-il dit. C’est pour cela qu’il est essentiel que ce royaume soit assuré à l’Empereur. »

« Il y aura sans doute pensé, lui ai-je dit. Vous y penserez aussi, mon prince, mais faisons d’abord ce qu’il y a à faire aujourd’hui pour pouvoir être sûr de l’avenir. »

Il m’a montré beaucoup de bonne volonté. Je le presserai autant que je le pourrai, et j’espère que Votre Majesté aura ce dont elle a besoin.

Le Prince de la Paix est parti samedi pour Aranjuez où est la Cour. J’y suis allé mercredi soir. En arrivant, j’ai été avec Beurnonville chez le Prince de la Paix qui nous a appris que Votre Majesté avait réuni la couronne d’Italie à sa couronne impériale. Permettez-moi, Sire, de m’en réjouir, avec toute l’Italie. Depuis longtemps, on attendait cet événement. Tous les amis de la France s’en réjouissent avec ceux particuliers de Votre Majesté. La nouvelle du duché de Piombino n’a pas fait ici le même plaisir. On croyait toujours qu’il serait réuni à l’Étrurie. Le sort futur de cette reine, je le répète à Votre Majesté, est la chose du monde qui intéresse le plus le roi et la reine.

Jeudi à une heure, j’ai été présenté par Beurnonville au roi et ensuite à la reine et aux infants. J’ai été reçu par chacun d’eux avec des expressions de la plus grande bienveillance. Le roi m’a parlé du beau temps, de la chasse, mais la reine a mis une grâce parfaite dans tout ce qu’elle m’a dit. Elle s’est informée avec intérêt de la santé de Leurs Majestés Impériales et, après un assez long entretien, elle est rentrée sans avoir parlé à personne qu’à moi, quoiqu’il soit d’usage qu’elle fasse le tour de la salle où il y a toujours beaucoup de monde.

Laure Permon, duchesse d'Abrantès
Laure Permon, duchesse d’Abrantès

Mme Junot a été ensuite introduite chez la reine où était le roi. Elle a été reçue, ce qu’on appelle en confianza, ce que la reine aime beaucoup, parce qu’alors elle est plus libre. Elle l’a comblée de politesses et de bontés, et il m’a paru que le roi et la reine en avaient été contents. Ils m’en ont parlé l’un et l’autre.

Pendant que le général Beurnonville conduisait Mme Junot chez la princesse des Asturies, je suis rentré dans les appartements de la reine où j’ai trouvé le roi seul. Je lui ai remis la lettre de Votre Majesté et lui ai dit ce dont Elle m’avait chargé pour lui. Il m’a répondu que l’Espagne était disposée à faire tout ce qui dépendrait d’elle pour seconder Votre Majesté, que la meilleure preuve qu’il pourrait donner de sa bonne volonté, c’est qu’il donnait ses escadres pour des opérations qu’on ne lui avait pas même confiées, mais que, pour tout, il donnerait toujours à Votre Majesté des preuves certaines du désir qu’il a de lui plaire et de la seconder.

La reine est venue ensuite et le roi nous a laissés seuls. Je lui ai dit mot à mot ce dont j’étais chargé de la part de Votre Majesté. Elle m’a répondu que vous deviez bien connaître la position critique où se trouvait aujourd’hui l’Espagne, que le commencement de cette guerre avait été si malheureux, et que le peuple était si misérable, que cependant la Cour prendrait toutes les mesures nécessaires et ferait toutes sortes de sacrifices pour arriver au but que se proposait Votre Majesté, que l’argent ne manquerait pas plus que la bonne volonté.

« Vous allez en Portugal, m’a-t-elle dit. Je vous recommande les intérêts de ma fille. Quoique je crois que mes conseils de souveraine et l’autorité maternelle soient peu capables de les déterminer, j’espère cependant qu’ils se comporteront suivant leur cœur et leurs intérêts. Le roi écrira aujourd’hui au régent en père et en souverain et lui dira qu’il lui assure la paisible possession de son royaume s’il reste dans nos intérêts qui sont ceux de la France, que sinon, il lui laissera courir les chances de la guerre et l’abandonnera.

Mais, général, m’a-t-elle dit, ce qui nous chagrine et nous intéresse, c’est la reine d’Étrurie. Écrivez, je vous prie, à l’Empereur, votre maître, tout l’intérêt que nous y portons. Il va en Italie. Il verra peut-être par lui-même l’état où elle se trouve. Elle est son ouvrage. Qu’il la soutienne. Recommandez-la à l’Impératrice. Elle est si bonne mère… Elle sentira mieux que qui que ce soit toutes nos inquiétudes. »

Je lui ai promis de rapporter fidèlement ses propres mots à Votre Majesté. Le roi est rentré alors avec le Prince de la Paix, et la reine, en m’adressant la parole, m’a dit ces propres mots :

« Voilà notre soutien. Il a notre confiance et nous croyons qu’il nous est attaché comme on dit que vous l’êtes à votre Empereur. C’est sur lui que nous fondons tout notre espoir. Il est le seul de tous les Grands de l’Espagne qui ait de l’énergie et qui puisse nous tirer du pas où nous nous trouvons. Il a notre confiance entière et pour tous. Il la mérite et l’Empereur doit lui accorder la sienne. »

Le roi a confirmé ce que la reine venait de dire, et après un instant de conversation sur les plaisirs que prenaient Leurs Majestés Impériales, sur leurs habitudes et des choses agréables pour moi et Mme’ Junot, j’ai pris congé de Leurs Majestés.

Je pars demain matin pour Lisbonne où j’espère être rendu le 22 germinal. M. de Talleyrand a sans doute communiqué à Votre Majesté la dernière note de M. Serrurier, son chargé d’affaires. Elle m’a paru forte et je lui ai expédié un courrier pour qu’il m’informe de la réponse. On ne l’a pas encore reçue ici. J’aurai sans doute mon courrier en route. Je presserai mon voyage autant que je le pourrai, mais il est impossible de voyager promptement d’ici à Lisbonne, et partout on manque du nécessaire quoiqu’on paie horriblement cher. Le transport seul de mes gens et de mes bagages m’aura coûté plus de 40000 francs de Paris à Bayonne, sans compter la nourriture.

JUNOT.


 

References

References
1Ambassadeur à Madrid
2La reine d’Étrurie et la princesse du Brésil, femme du régent de Portugal, étaient toutes deux filles de la reine d’Espagne.