Jean-Baptiste Nicolas Savin (1768-1894), le grognard centenaire

La lecture du passionant livre d’Yves Gauthier « Souvenez-vous du gelé » m’a donné envie d’en savoir plus sur ce personnage étonnant, mort, nous dit-on à l’âge de 126 ans. Je vous présente ici une petite biographie parue en 1914, dans la Revue des Études napoléoniennes.

LE DERNIER DES VÉTÉRANS DE LA GRANDE ARMÉE

(Souvenirs personnels des entrevues et entretiens de l’auteur avec un officier de l’Armée de Napoléon Ier,)
L’auteur de la célèbre Macrobiotique l’illustre Houffland, se serait montré, sans nul doute, fort incrédule s’il était venu a sa connaissance que, parmi les débiles représentants d’un siècle aussi physiquement dégénéré que le nôtre, en dépit des intempéries et des rigueurs de notre climat si variable, au fin fond de la Russie, il existait de notre temps un être ayant vu le jour sous le ciel de France, sous le règne de Louis XV, et, phénomène inouï, jouissant complètement de toutes ses facultés intellectuelles !

Ce légendaire personnage réfugié depuis 1812 sur les rives de la Volga y avait élu son domicile et y termina son existence à l’âge de cent-vingt-sept ans, limite de vitalité aussi légendaire qu’inaccessible à nos contemporains. Aucune des facultés intellectuelles de l’extraordinaire vieillard ne lui fit défaut jusqu’à son dernier souffle.

Quelque invraisemblable que parût le fait de l’existence d’un aussi phénoménal personnage, il existait bien réellement et il a été donné à l’auteur de ces lignes, durant son séjour dans la même ville, où il passa deux années, non seulement de connaître cet homme extraordinaire et de s’entretenir avec lui longuement et fréquemment, mais d’écrire, d’après le récit du vétéran, son authentique et surprenante odyssée.

Constantin Woensky.

Je me trouvais en 1893 à Saratow.

Le hasard de ma conversation avec un des plus anciens habitants de cette ville m’apprit qu’il s’y trouvait, constamment résidant, un français, réfugié en 1812. Venu en Russie avec la  Grande Armée » napoléonienne, ce vétéran des troupes françaises avait aussi pris part aux nombreuses campagnes du premier Empire ; sa valeur militaire avait été récompensée par la croix de la Légion d’ Honneur attachée à sa poitrine par l’Empereur luimême.

L’existence d’un personnage aussi extraordinairement intéressant ne pouvait manquer d’éveiller ma curiosité et je pris aussitôt la ferme résolution d’aller « voir » le légendaire vieillard, témoin vivant de l’époque du grand Napoléon.

Les visées de mon ambition se bornaient à une entrevue avec le vétéran, car pouvais-je espérer m’entretenir avec un homme d’un âge aussi avancé. J’étais persuadé d’avance que je me trouverais vis-à-vis d’un centenaire complètement décrépit et tombé en enfance, ne jouissant certainement plus de ses facultés intellectuelles, et dont il me semblait impossible d’espérer recueillir quelque nouveau renseignement ; mais, fort heureusement pour moi, je fus déçu dans mes prévisions, et la suite de ce récit prouvera combien je me trompais.

M’étant procuré l’adresse du domicile du vétéran, je m’y rendis le jour même. Il habitait une petite maison construite en bois qui se trouvait dans la rue Grochovaja. La porte d’entrée de la maisonnette portait l’inscription suivante, métamorphosant à la manière. russe le nom du propriétaire : « Maison appartenant au lieutenant NrcoLAs ANDRÉEVITCH SAVINE ». Cette toute petite maisonnette, avec ses trois fenêtres de façade semblait s’être blottie discrètement parmi les nombreuses et plus grandioses bâtisses nouvelles, qui peu à peu avaient remplacé dans le voisinage les modestes voisins anciens. Je poussai la porte et me trouvai dans la cour où le tableau suivant s’offrit à mes regards : parmi les plates-bandes d’un parterre de fleurs entouré d’un enclos peu élevé, se trouvait un banc qu’occupait à ce moment un vieillard de petite taille, visiblement affaissé, une casquette à visière sur la tête, redingote à longs pans coupée l’ancienne mode, la boutonnière ornée d’un ruban rouge. Le vieillard, occupé des soins qu’il apportait à la culture de son jardinet et ayant à peine terminé l’arrosage de ses fleurs, était encore tout à son occupation favorite, et il ne s’aperçut guère de ma présence.

Cela me permit d’examiner à loisir les traits du visage ridé du vétéran, visage vivement éclairé en ce moment par les brillants rayons d’un radieux soleil d’après-midi.

Le ruban rouge fixé à la boutonnière du vieillard me fit deviner que j’étais en présence de celui que j’étais venu voir ! C’était le vétéran de la Grande Armée, témoin vivant de la légendaire épopée napoléonienne, sanglante il est vrai, mais quand même ceinte de la glorieuse auréole des triomphes de ce grand génie militaire.

Examinant longuement le front couvert de rides du venerable vieillard et son visage aux traits rigidement figés par le temps, je comparais involontairement le présent et le passé. L’élan de ma pensée me transporta involontairement vers l’époque mémorable de La Guerre et la Paix », quand quatre-vingt-deux ans auparavant ce vétéran, maintenant accablé par le faix des ans, jeune et brave officier alors, dans les rangs de la formidable armée de Napoléon, formée de tous les peuples du continent européen, franchit en ennemi les frontières de la Russie, de cette même Russie qui, par la force des circonstances, devint depuis sa seconde patrie et à laquelle il a voué un amour aussi profond et sincère que celui qu’il a pour la France, son pays natal !

Je m’approchai du vieillard, l’interpellai par son nom et, lui faisant mes excuses de me présenter ainsi chez lui, expliquai mon insolite invasion par ma respectueuse admiration pour sa personne et le désir de voir et de m’entretenir avec un représentant de la glorieuse époque, ayant servi sous les ordres du plus grand des capitaines des temps modernes.

Me tendant la main avec aménité le vieillard me dit : « Vous venez de prononcer le nom de l’homme à qui j’ai voué les plus belles années de mon existence, celui dont je vénère la mémoire et dont le nom me sera éternellement sacré, soyez donc le bienvenu sous mon toit ».

Constantin Woensky.

En entrant dans la maison nous trouvâmes la fille du vétéran, personne déjà très âgée, mais encore alerte, aux soins de laquelle étaient dus le modeste confort et l’extrême propreté, seule élégance de ce simple intérieur dont les fleurs étaient le seul luxe.

Le vieillard aimait les fleurs avec passion et depuis que l’affaiblissement de sa vue lui interdisait toute autre occupation, il consacrait tous ses loisirs à leur culture.

Six ans avant sa mort, parvenu déjà à l’âge de cent-vingt ans, il pouvait encore se passer de lunettes pour lire ; il pouvait même s’adonner à son autre occupation favorite, le dessin. Mais, durant les dernières années, sa vue s’affaiblissait de jour en jour, et c’est avec peine si d’une main tremblante il parvenait à signer son nom 1 .

Nicolas Andréevitch (le vieillard aimait beaucoup et tenait à cette manière de russifier son nom par l’addition du prénom du père à celui de la personne interpellée) occupait une chambrette de dimensions minuscules, à vrai dire, mais d’aspect fort intéressant et pleine de réminiscences de son glorieux passé et de souvenirs dédiés à la mémoire de son Empereur.

Un grand portrait à l’aquarelle et une statuette de Napoléon Ier, en bronze, posée sur une table près de la fenêtre, témoignaient de l’intense vivacité de ses souvenirs, de ce • culte touchant par la profondeur de son dévouement sans limites.

Ce portrait de l’Empereur a son histoire qui ne manque pas d’intérêt . il a été peint par Savin lui-même en 1837 et cela de mémoire.

Le souvenir des traits si bien connus de Napoléon, gravés dans la mémoire de Savin, après vingt-cinq ans passés, était encore si présent à son esprit que le portrait était d’une parfaite ressemblance. Il représentait Napoléon portant le traditionnel uniforme, une main passée sous le rebord de l’habit, et le non moins traditionnel chapeau sur la tête. Le regard de l’Empereur erre dans le lointain, un rocher s’esquisse à l’arrière-plan et fait le fond du

En 1894, quelque temps avant sa mort Savin signait lui-même sa lettre au rédaeteur du Figaro ainsi que sa pétition au comte Délianoff, ministre de l’Instruction publique. L’un des derniers autographes de Savin se trouve chez l’auteur de ces souvenirs sur les pages d’un livre intitulé : Historre de Napoléon et de lu Grande Armée, par le comte de Ségur, livre dont Savin fit présent ù l’auteur de ces lignes.

portrait. Un autre portrait se trouve non loin du premier : celui d’un brillant officier de cavalerie portant hardiment l’uniforme ; et cet officier, c’est Nicolas Andréevitch lui-même en uniforme des chasseurs à cheval. Le portrait date de 1812.

Une profonde émotion s’empara de moi pendant la contemplation des reliques dont cette modeste chambrette se trouvait remplie. Mon attention fut surtout attirée par une petite gravure ancienne dont le cadre, vieux et défraîchi, ne portait plus que quelques vestiges de dorure. Cette gravure suspendue dans un des coins éloignés de la fenêtre représentait un épisode de la campagne d’Egypte et se distinguait par la netteté de l’exécution et la mise en relief des personnages groupés autour de Bonaparte.

Le général en chef de l’armée d’Égypte et ses officiers d’étatmajor sont assis sur le dos de quelques dromadaires ; on aperçoit dans le lointain la pyramide de Chéops avec son sphinx célèbre aux pieds duquel sont disposées les troupes françaises. Observant l’attention que j’apportais à l’examen de cette gravure, le vieillard me cita avec la plus grande minutie de détails les noms des généraux formant la suite de Bonaparte. « Je ne distingue presque plus ce qui est représenté sur cette gravure, me dit Nicolas Andréevitch, mais je me souviens parfaitement de tous les personnages qui y figurent. C’était ma première campagne avec l’Empereur . Voici à droite faisant face à Napoléon, Berthier, à côté de lui Lannes, depuis duc de Montebello, avec qui je me trouvais en 1809 sous les murs de Saragosse.

Etonné, j’entendais les paroles du phénoménal vieillard, surpris par son inconcevable mémoire. Il était alors en sa cent-vingtsixième année. Il était né en effet en avril 1768 ; à sa vingt-neuvième année, il avait pris part à la campagne d’Egypte et l’année 1812 le trouvait à l’âge déjà mûr de quarante-trois ans. Cette surprenante mémoire n’abandonna point le vieillard jusqu’à ses derniers jours. Bien souvent, sa fille, vieille déjà, me racontait qu’oubliant fréquemment les prénoms et noms de famille de certaines personnes, elle s’adressait à son père et presque toujours, non seulement il les nommait, mais souvent il se rappelait même où elles habitaient et dans quelle maison.

Depuis lors je fréquentai très souvent l’estimable Nicolas Andréevitch et, petit à petit, j’appris son extraordinaire odyssée, pleine d’un palpitant intérêt et parfois d’un tragique profond. Les épisodes les plus saillants de la vie guerrière du vieillard -repassaient vivants dans ses récits : l’Egypte, Saragosse, -l’emprisonnement dans la prison de l’inquisition espagnole, la campagne de 1812 et le passage de la Bérézina. – Une grande émotion se faisait jour surtout et les couleurs devenaient plus vives quand le vieillard  sanglante époque de la Terreur à Paris, durant laquelle périt son père à la défense dess Tuileries. Ces récits à bâtons rompus de Nicolas Andréevitch étaient intéressants au plus haut degré et eurent pour résultat le premier article parlant de lui qui fut inséré dans le IVopoié Vrémia (Nouveau et qui fit connaître Savin en Russie comme à l’étranger.

Mais laissons parler le vieillard lui-même et nous dire son odyssée, que je répète ici mot à mot, employant les mêmes expressions que celles tombées de ses lèvres vénérables :

« Je suis né à Rouen le 17 avril 1768. Mon père, André Savin, encore sous Louis XV était militaire et -servait dans les Gardes Françaises. Je ne me souviens guère de mes parents, -car presque enfant je fus envoyé à Tours qu’habitait en ce temps-là mon oncle, frère de ma mère. Jet fis d’abord mes études sous la surveillance de mon oncle, ensuite je fus mis à Tours -chez les jésuites au collège académique. Outre l’eri;eignement général et théologique, on nous enseignait la musique et le dessin ; ceux des élèves qui n’entendaient pas entrer dans les ordres pouvaient apprendre la danse,•l’escrime et l’équitation, si tel était leur désir.

« Au commencement des années 90 je _partis pour Paris pour voir mon père, ma mère et mon jeune frère qui habitaient de ce temps-là à Versailles, où mon père, déjà ‘en retraite, occupait un emploi a la cour. Autant que je m’en rappelle c’était en 1792 à l’époque même des massacres de septembre. Le sang coulait à flots à Paris. C’était cette époque terrible -où, grâce aux dénonciations, personne ne pouvait avoir l’assurance d’être en vie le lendemain. Une bande d’assassins commettait impunément et en plein jour les plus grandes atrocités au nom de la patrie et de la nation, qu’elle gouvernait en maître à la honte des gens honnêtes et bien intentionnés. Plus d’un siècle s’est écoulé depuis, et j’en ai vu bien d’autres dans ma vie : la peste en Syrie, les horreurs de la guerre en Espagne ; je fus témoin oculaire et pris part au drame connu dans l’histoire sous le nom de retraite de la Grande Armée, mais tout ceci n’est rien en comparaison de l’époque sanglante de la Terreur. Les détails des faits, il est vrai, échappent à ma mémoire, mais l’impression entière des horreurs de ce temps-là est présente à mes yeux comme un nuage sanglant.

« Le premier chagrin qui me frappa à Paris fut la nouvelle de la mort de mon père, qui périt, comme on le suppose, le 10 août. Ma mère disparut on ne sait où. Ayant trouvé asile chez des amis de mon père je restai à Paris jusqu’en 1794. Le 21 janvier 1793, jour de l’exécution de Louis XVI, je voulais, avec plusieurs de mes amis, voir une dernière fois l’infortuné roi, mais dès la veille au soir, par ordre de la municipalité de Paris, personne, sauf les troupes, ne pouvait sortir dans la rue : les portes et les fenêtres des maisons donnant sur le parcours du cortège devaient être fermées à partir du 20 au soir. Comme je ne faisais pas partie de la garde nationale et ne comptais pas d’amis au comité du salut public, n’étant pas domicilié à Paris ni porté sur les registres d’un arrondissement quelconque, ma position en ville devenait de jour en jour plus dangereuse.

« La seule solution de ce problème était de s’enrôler dans l’armée. A ce moment je reçus une lettre de mon frère, habitant Rouen, qui m’invitait à venir chez lui. M’étant procuré un laisserpasser, je quittai Paris vers la fin de 1794, et j’arrivai à Rouen pour y demeurer jusqu’en 1798.

« A cette époque, j’appris que le général Bonaparte formait au Havre des troupes nouvelles contre l’Angleterre et acceptait des volontaires.

Je décidai immédiatement de m’enrôler et me rendis à cet effet au Havre. Arrivé là-bas, je fis part de mon désir de servir dans le corps prenant part à cette expédition, et je fus admis comme volontaire dans le corps du général Bonaparte.

« Bientôt tous les volontaires furent expédiés à Toulon où se trouvait déjà notre réciment. A Toulon notre escadre se trouvait en racle et nous montâmes sur les bâtiments.

« Le but de l’expédition était secret, et ce n’est qu’après la prise de Malte, en pleine mer, qu’on nous annonça que nous faisions voile vers l’Égypte. Quinze jours après, nous étions sous les murs d’Alexandrie que nous prîmes d’assaut à peine débarqués. En route pour le Caire nous eûmes l’occasion de voir une première fois et d’avoir affaire aux Mameloucks . ces superbes cavaliers se ruèrent hardiment contre nos carrés, mais finirent par•être mis en complète déroute. Notre cavalerie pourtant en a beaucoup souffert, et tout traînard ou blessé fut impitoyablement mis à mort par l’ennemi. A la bataille des Pyramides je faisais partie de l’escorte du général en chef. Parmi les trophées recueillis à -la prise du camp égyptien, se trouvait le magnifique sabre de Mourad-Bey que Bonaparte porta depuis comme arme d’honneur jusqu’au jour où il fut proclamé Empereur . Après la prise du Caire -j’y restai au nombre des troupes qui composaient la garnison française de cette ville. Des généraux ayant pris part à cette expédition je me souviens surtout de Berthier et de Lannes, plus tard duc de Montebello, sous les ordres duquel je fis la campagne d’Espagne en 1809.

« Vers la fin de 1801 nous rentrâmes en France. Malgré les brillantes victoires de l’armée en Égypte, le résultat de l’expédition était plutôt négatif : nous fûmes obligés d’évacuer un pays, dont la courte occupation nous coûta tant de sacrifices en hommes et en arcent. Nous nous rendions parfaitement compte de la situation, à partir du général jusqu’au dernier des soldats, et -ce- n’était pas le CœUL’ gai quo nous rentrions dans notre patrie. Pourtant un vrai triomphe nous y attendait. Le premier consul nous fit un si brillant accueil à Lyon que nous ne tardâmes pas passer pour les héros de la patrie, et c’est cette époque que Napoléon déploya toutes les qualités d’un génie militaire qui lui valut l’amour et le dévouement sans bornes de toute l’armée. Sa familiarité bienveillante avec le plus simple soldat, qu’il interpellait par son nom, se rappelant ses campagnes, etc., en faisait une idole pour l’armée. Vingt ans durant ses guerres et campagnes, ses troupes marchaient à une mort certaine aux cris de « Vive l’Empereur » rien que par amour de celui qu’en plaisantant elles appelaient « le petit Caporal

« En 1805 j’étais à Austerlitz. L’année suivante, je pris part à la bataille d’Iéna qui décida du sort de la Prusse. En route pour Berlin je faisais partie de l’escorte de l’Empereur. A Potsdam, ayant salué le tombeau de Frédéric le Grand, l’Empereur prit l’épée du roi et la remplaçant par la sienne aurait dit, à ce que l’on prétend : Je prends l’épée de Frédéric et laisse à la Prusse la mienne : l’une vaut bien l’autre. Je ne sais ce qu’il y a de vrai en cela, car personnellement je ne l’entendis pas, mais cette phrase courait l’armée.

En 1809 je me trouvais faisant partie des troupes qui combattaient en Espagne sous le commandement du maréchal Lannes. De toutes les guerres du temps de l’Empire, la guerre d’Espagne se distingua comme la plus cruelle et la plus sanglante. Le clergé excita le peuple à une insurrection unanime.

Nous ne rencontrâmes résistance égale en opiniâtreté à celle-ci qu’en Russie à la retraite de Moscou. Le siège de Saragosse, où je fus blessé, est surtout vivace dans ma mémoire. Le courage acharné des Espagnols y atteignit les limites de la possibilité . non seulement les troupes, mais toute la population, sans en exclure les femmes. prirent part à la défense de la ville. Chaque ruc, chaque maison représentait une citadelle menaçante qu’il fallait prendre avec des pertes énormes. Pour avoir pris part à cette affaire, je fus récompensé par la croix de la Légion d’Honneur. Bientôt après se produisit un fait que ma mémoire garda fidèlement plus que les autres : mon incarcération dans une prison d’inquisition espagnole. Fait prisonnier par les Espagnols, avec dix autres camarades, je fus incarcéré dans la prison du tribunal inquisitionncl de Séville, où l’on détenait les prisonniers de guerre en attendant l’exécution militaire. Nous fûmes enfermés tous ensemble dans une assez grande cellule, qui avait servi probablement, jusqu’à ce moment, d’un endroit de torture, car nous y trouvâmes plusieurs instruments en fer que nous employâmes pour nous évader. Ayant creusé un couloir nous nous sauvâmes tous profitant des ténèbres de la nuit. Un mois durant, les montagnes nous abritèrent; nous nous alimentâmes exclusivement d’oranges et de laitue, jusqu’à ce que nous pûmes rejoindre nos troupes. Sur onze personnes, pourtant, trois seulement revirent la patrie : les autres périrent à force de privations et de fatigue.

« Pendant la campagne de Russie, en 1812, je fis partie du troisième corps de la Grande Armée sous les ordres du maréchal Ney ; c’est avec lui que je fis toute la campagne depuis le passage du Niemen jusqu’à Moscou d’abord et la retraite ensuite.

« Pendant la bataille de Krasnojé, j’eus plusieurs chevaux tués sous moi, et notre corps fut presque entièrement anéanti ; c’est à peine si quelques centaines des nôtres parvinrent jusqu’aux bords de la Bérézina, sans une pièce d’artillerie, presque tous à pied, dans un état pitoyable, minés par la fatigue, la faim et le froid. Je ne saurais vous dire combien j’eus de reconnaissance pour l’homme à qui moi et plusieurs des nôtres fûmes redevables de nous avoir préservés de la mort la plus cruelle, celle de se sentir gelé.

La bataille de Krasnoie - Faber du Faur
La bataille de Krasnoie – Faber du Faur

« Notre sauveur était le chirurgien de la Grande Armée le vertueux Larrey, l’homme philanthrope et courageux, resté célèbre à juste titre.

« Arrivés aux bords de la Bérézina, tous les corps d’armée s’étaient réunis près du village « Stbudianka » pour y attendre les moyens de passer à l’autre rive avec les restes de l’armée. C’est avec une précipitation fièvreuse qu’on procéda à la construction de deux ponts, l’un pour le passage des troupes, l’autre pour celui de l’artillerie et du train. C’étaient des ponts de chevalet que nos braves pontonniers élevaient dans la rivière ayant de l’eau jusqu’à la ceinture et parmi des glaçons flottants. Il fallait se hâter, car l’ennemi nous suivait de près. Avant que je pusse atteindre l’autre rive déjà occupée par nos soldats, le maréchal Ney me confia la garde des fourgons, qui contenaient le trésor de l’état-major représenté par quatre millions en pièces d’or.

28 novembre 1812 - La Berezina - Faber du Faur
28 novembre 1812 – La Berezina – Faber du Faur

« Malgré les objections que j’énonçai sur le danger d’effectuer ce transport, le maréchal ne fit que réitérer ses ordres, et il ne me resta plus qu’à m y conformer. J’étais un des derniers arrivant au pont avec l’arrière-garde du corps du maréchal Victor. Tous nos maréchaux se trouvaient réunis sur l’autre rive : le désordre commence, la voix des chefs est méconnue, et la grosse artillerie traverse le pont en même temps que nous. A ce moment on aperçoit dans le lointain les lances des Cosaques, la presse de la foule devient épouvantable ; notre train ne peut parvenir à la moitié de la longueur du pont, qui cède sous le poids de la grosse artillerie et des caissons chevaux et hommes sont précipités dans la rivière.

Désarçonné, mais ayant pu éviter une chute, poussé par la foule, je regagne la rive que j’avais quittée et nous sommes entourés de cosaques. Toute défense était impossible : un homme en costume de général arrêta les cosaques en nous invitant à nous rendre : c’était, disait-on, à Platov lui-même que nous devions la vie.

C’est tout ce que je puis vous raconter, me dit le vétéran : mes mémoires, qui dataient de 1798, périrent lors du malheureux passage de la Bérézina. »

S’étant réfugié à Saratow et y ayant élu domicile, le. respectable vétéran ne quitta pas cette ville pendant les quatre-vingt-deux années qui suivirent la mémorable époque de l’invasion des armées napoléoniennes et, preuve vivante de ce que la longévité des anciens n’était ni une fiction, ni un conte fantastique, le phénoménal vieillard y termina ses jours à l’âge de cent-vingt-sept ans, abrité par le toit de sa modeste demeure située dans une des rues les moins importantes de la ville, sous la sauvegarde de sa fille qui, bien qu’elle-même parvenue aux limites de la vieillesse, entourait de soins le déclin des jours de son vénérable père, témoin vivant des faits mémorables de l’histoire, compagnon d’armes et de gloire du plus grand génie militaire de notre siècle !

Chaque fois qu’il m’arrivait de franchir le seuil de la modeste demeure du vieillard dont l’âge extraordinaire stupéfiait tous ceux qui le connaissaient, je me sentais envahi par un indicible sentiment de pieux émoi, pareil à celui qu’éprouve le voyageur amoureux de l’antiquité sous les voûtes du Panthéon, du Colysée ou de quelque autre monument consacré aux grands souvenirs du passé.

Infiniment plus intense était ce sentiment, puisqu’au lieu d’un tombeau glacé et muet, j’avais devant moi un être humain, représentant vivant de l’histoire de tout un siècle et d’un siècle aussi fertile en grandes œuvres et en mémorables faits historiques que le XVIIIe siècle, un homme légendaire qu’on aurait pu croire transporté comme par la baguette d’un magicien au milieu de nos contemporains.

Mon premier article sur Savin (paru dans le Nopoié Vrémia du 28 mai 1894), illustré d’un portrait du vétéran, fit sensation. La personnalité du vieillard inspira le plus vif intérêt et une grande quantité d’articles dans les journaux autant russes qu’étrangers, articles des plus sympathiques au respectable vétéran de la Grande Armée, remplissait les colonnes de ces journaux et même, due à l’initiative du « Figaro », une collecte fut organisée en faveur du vieillard. Des lettres pleines d’expressions de très profonde considération adressées à Nicolas Andréevitch venaient en grand nombre lui apporter les hommages non seulement de ses compatriotes, mais aussi d’Allemagne, d’Autriche, de Suède, du Danemark, d’Angleterre et même d’Amérique. Celle de ces lettres qui offrit l’intérêt le plus saillant fut celle d’un jeune savant allemànd, le professeur Paul Holzhausen, de la ville de Bonn, qui reconnut en Savin un des compagnons d’armes de feu son grand-père, dont le service se passa dans les rangs de la « Grande Armée à l’époque des guerres napoléoniennes.

Une médaille de Sainte-Hélène envoyée bientôt par le gouvernement français à Savin mit le comble aux hommages rendus au vétéran. Cette médaille, don infiniment précieux pour un vétéran de l’armée, tout en honorant la personnalité et les faits d’armes de la carrière militaire de Savin, conféra au vénérable guerrier le glorieux titre de « compagnon de cloire » de son Empereur. Le diplôme accompagnant la décoration, portant la signature du ministre de la guerre, le général Mercier, disait que. « Le Chancelier de l’Ordre National de la Légion d’ Honneur certifiait que ladite médaille de Sainte-Hélène était donnée à Jean-Baptiste-Nicolas Savin, ancien officier aux hussards, ayant servi dans les rangs de l’armée française depuis l’année 1797 jusqu’à l’année 1812 ».

C’est les yeux remplis de larmes et en proie à la plus profonde émotion que le vénérable Nicolas Andréevitch reçut cette médaille, que le prince Boris Mestcherski, gouverneur de Saratow, alla porter en personne au vétéran. Heureux et ravi, le vénérable guerrier montrait sa médaille aux amis et connaissances qui étaient venus le complimenter. Les insignes de cette décoration militaire, fort rare en France, sont : une médaille en bronze bruni avec ruban vert. Sur le côté face de la médaille le visage en profil de Napoléon avec l’inscription suivante : Napoléon Ier à ses compagnons de gloire, sa dernière pensée. Le revers de la médaille porte l’Aigle Impériale et l’inscription : Sainte-Hélène, 5 mai 1821, jour de la mort de Napoléon.

Nicolas Andréevitch Savin habita la province de Saratow quatre-vingt-deux années durant. Ayant été fait prisonnier par les cosaques de Platov lors du passage de la Bérézina, Savin avec d’autres prisonniers de guerre, pris en même temps que lui, fut dirigé d’abord sur la ville de Iaroslav et ensuite transféré définitivement à Saratow où, afin de subvenir aux frais de son existence, Nicolas Andréevitch donna des leçons d’escrime aux officiers de la garnison de cette ville. Bientôt après son installation à Saratow, grâce à la protection bienveillante du gouverneur de cette province, M. A. D. de Pantchoulidzev, Savin, après avoir passé des examens, obtint un diplôme, lui donnant le droit de l’enseignement de la langue française et fut nommé professeur du gymnase de Saratow, dont l’internat est spécialement destiné aux enfants de la noblesse et des hauts dignitaires de cette province.

Depuis ce moment le vaillant officier des armées napoléoniennes disparut pour faire place au précepteur qui se voua à l’enseignement et à l’éducation de la jeunesse de naissance noble de Saratow, jeunesse dont trois générations furent consécutivement ses élèves. De nombreux certificats et attestations louangeuses délivrés à Nicolas Andréevitch depuis 1814 jusqu’en 1874 par différentes institutions et maints personnages particuliers habitant la province de Saratow témoignent autant de l’activité féconde que de l’estime et de la bienveillante affection inspirées par le digne et respectable Nicolas Andréevitch à tous ceux qui le connurent.

En 1874, parvenu à l’âge de cent-cinq ans, Savin prit la décision de renoncer au préceptorat et à l’instruction de la jeunesse.

Le vieillard sentait le poids des années qui jusqu’à ce moment ne semblaient pas avoir prise sur lui, et il ne lui fut plus possible de remplir consciencieusement ses fonctions de précepteur et instituteur. Les plus que modestes économies d’un incessant labeur de soixante ans durant dans la pédagogie, lui permirent l’acquisition d’un lopin de terre avec une maisonnette, modeste demeure qui abrita les dernières vingt années de l’existence du vétéran.

Son exceptionnelle et surprenante vigueur physique ne fit défaut à Savin que pendant les quelques dernières années qui précédèrent sa mort. Les habitants de Saratow se souvenaient parfaitement avoir vu fréquemment, quelques années avant, un vieillard pas grand de taille, affaissé, se diriger à pas préssés de bon matin, une corbeille au bras, vers le marché. Les dimanches et les jours de fêtes on pouvait voir ce même vieillard, paré de sa belle redingote, la rosette de la Légion d’Honneur à la boutonnière, se rendre à l’église catholique.

Au dire de Nicolas Andréevitch lui-même, et de tous ceux qui le connaissaient, la sobriété du vieillard autant pour les aliments que pour la boisson était proverbiale et son genre d’existence avait toujours été exempt de tout excès.

Rien n’était moins recherché que les modestes repas du vieillard. Sa boisson préférée était le thé, il l’absorbait volontiers et en grande quantité jusqu’aux derniers jours de son existence.

Au printemps et pendant tout l’été, le vieillard passait des jours entiers dehors, dans son jardinet, s’adonnant avec passion à la culture de ses plates-bandes de fleurs, toujours alerte et sur pieds, et ce fut presque sans s’être alité que le vétéran se trouva enlevé par la mort.

S’il arrivait aux intcrlocuteurs de Savin au cours de leurs entretiens avec lui d’exprimer leur étonnement d’une si prodigieuse longévité, il répondait invariablement qu’elle était due aux habitudes de sobriété de son genre d’existence, dès sa plus tendre jeunesse exempte de tout excès

Multa tulit fecitque puer sudavit et alsit Abstinuit Venere et vino…..

La mort vint le surprendre doucement et l’enleva sans aucune souffrance. Se sentant indisposé depuis plusieurs jours et, le mardi 29 novembre 1894, éprouvant une faiblesse de plus en plus croissante, Savin invita un prêtre pour lui administrer l’extrême onction et la sainte Communion.

Muni des Sacrements de l’Église que lui donna le comte de Schembeck, Chanoine et Doyen de l’église catholique de Saratow  (qui témoigna des sentiments de haute piété de Savin toute sa longue vie durant, loyal et fidèle chrétien) le dernier des vétérans de la Grande Armée, quelques heures après cette sainte cérémonie, s’endormit du sommeil éternel.

A l’époque de son décès Savin était âgé de cent vingt-six ans, sept mois et douze jours .

Le 2 décembre 1894, la rue Grochovaja, d’ordinaire si tranquille et peu animée, avait un aspect tout à fait inusité. Une foule énorme se pressait presque dès l’aurore à la porte de la modeste maisonnette, porte qui portait l’inscription « maison appartenant au lieutenant Nicolas Andréevitch Savine « .

A dix heures précises, tous les représentants du clergé catholique, le comte de Schembeck en tête, se trouvèrent réunis dans la demeure mortuaire.

Les parents, amis et connaissances du défunt remplissaient la chambre, fort petite d’ailleurs, où se trouvait exposé le cercueil contenant les derniers restes du dernier des vétérans de la Grande Armée. Parmi les assistants un grand nombre d’officiers et de militaires.

Le prince B. B. Mestchersky, gouverneur de Saratow, arriva bientôt après, accompagné du général commandant de la garnison de la ville, le lieutenant-général Mrotchoevitch, en grande tenue. Les regards de toute l’assistance se portaient involontairement sur les murs de la modeste demeure où les deux portraits, celui de Napoléon et celui de feu Nicolas Andréevitch, en uniforme français d’officier des hussards (les deux portraits œuvres du défunt) ainsi que le diplôme portant la signature du Président de la République, diplôme qui avait accompagné l’envoi de la médaille de Sainte-Hélène, attiraient l’attention. A dix heures et demie après de courtes prières funèbres, le cercueil étant porté par les parents et amis du défunt aux sons mélodieux des chants des élèves du Séminaire catholique de la ville, la procession se dirigea vers l’église catholique.

Le cercueil déposé sur un catafalque, on célébra la cérémonie religieuse. Au chevet du cercueil, posé sur un escabeau, un coussin supportait les décorations du défimt, fixées à un ruban rouge, la croix de la Légion d’Honneur et la médaille de Sainte-Hélène. Au pied du cercueil une superbe couronne de lauriers avec l’inscription suivante : « Hommage des officiers de la garnison de Saratov au lieutenant Savin, 1768-1894 ».

Parmi les nombreux assistants venus pour prier pour le repos de l’âme du vétéran décédé, il y avait beaucoup d’officiers . de toutes armes. Les dernières prières funèbres furent . dites par Monseigneur l’archevêque de Tiraspol et les doyens du diocèse.

La cérémonie religieuse terminée, le cercueil avec le corps du défunt fut porté à bras par les officiers, les parents et les amis, tout le long du chemin depuis l’église jusqu’à la rue Illinskaia où se trouve le cimetière de la ville de Saratow.

Le gouverneur de la province, ayant désiré rendre les hommages les plus éclatants aux cendres du vénérable vétéran, un des plus glorieux et certainement le plus ancien des officiers des troupes de l’armée française, sollicita du ministre de la guerre l’autorisation pour les troupes de la garnison de rendre au digne guerrier les honneurs militaires d’usace en ce cas. Comme on s’y attendait, l’autorisation fut accordée, mais le froid étant devenu trop intense le jour des funérailles, la température dépassant de plusieurs degrés de froid celle que d’après les règlements militaires les troupes sont autorisées à affronter pour prendre part aux procesSions funèbres, les honneurs militaires ne purent être rendus aux cendres du vétéran. Seuls, les officiers de la garnison, rendant hommage au vénérable héros, eurent la permission de prendre part au cortège, en portant les décorations militaires du défunt.

Les obsèques de Nicolas Andréevitch furent faites aux frais de la ville de Saratow, désireuse de rendre cet hommage posthume au plus ancien de ses citoyens

Bientôt après les funérailles de Savin, la colonie fra’nçaise de Saint-Pétersbourg 2 organisa une collecte afin d’élever un monument sur la tombe de Nicolas Andréevitch, au cimetière catholique romain de Saratow, lieu de l’éternel repos du « Dernier des vétérans de la Grande Armée ».

CONSTANTIN WOENSKY.