Friedland – Une nouvelle aventure de Marbot
Friedland, le 14 juin 1807 – Marbot, qui a retrouvé sa jument Lisette [1]Épisode qui fait partie de la légende napoléonienne, alors en pleine construction – selon Vincent Rolin, a décidé de changer de monture, car celle-ci est décidément trop fatiguée… Il ne s’attend pas à ce qui va lui arriver bientôt….
Vous m’avez vu partant le matin de Posthenen par ordre du Maréchal Lannes, pour aller à toute bride prévenir l’Empereur que, l’ennemi passant l’Alle à Friedland, une bataille paraissait imminente. Napoléon était à Eylau. J’avais donc près de six lieues à faire pour le joindre ce qui eue été peu de chose pour mon excellente jument si j’eusse trouvé les routes libres; mais, comme elles étaient encombrées par les troupes des divers corps se portant en toute hâte au secours du maréchal Lannes, devant Friedland, il m’était absolument impossible de galoper en suivant le chemin; je me jetai donc à travers champs, de sorte que Lisette ayant eu à franchir des barrières, des haies et des ruisseaux, était. déjà très fatiguée lorsque je joignis l’Empereur, au moment où il sortait d’Eylau. Cependant, je dus, sans prendre une minute de repos, retourner avec lui à Friedland, et bien que cette fois les troupes se rangeassent pour nous laisser passer, ma pauvre jument ayant fait tout d’une traite douze lieues au galop, dont six à travers champs et par une très forte chaleur, se trouvait vraiment harassée, lorsque, arrivé sur le champ de bataille, je rejoignis le maréchal Lannes. Je compris que Lisette ne pouvait faire un bon service pendant l’action : je profitai donc du moment de repos que l’Empereur accorda aux troupes pour chercher mon domestique et changer ma monture; mais au milieu d’une armée aussi considérable comment trouver mes équipages?… Cela me fut impossible. Je revins donc à l’état-major, toujours monté sur Lisette hors d’haleine.
Le maréchal Lannes et mes camarades, témoins de mon embarras, m’engagèrent à mettre pied à terre pour faire reposer ma jument pendant quelques heures, lorsque j’aperçus un de nos housards conduisant en main un cheval qu’il avait pris sur l’ennemi. J’en fis l’acquisition, et confiant Lisette à l’un des cavaliers de l’escorte du maréchal, afin qu’il passât derrière les lignes pour la faire manger et la remettre à mon domestique dès qu’il l’apercevrait, je montai mon nouveau cheval, repris mon rang parmi les aides de camp, et fis les courses à mon tour. Je fus d’abord très satisfait de ma monture, jusqu’au moment où le maréchal Ney étant entré dans Friedland, le maréchal Lannes me chargea de me rendre auprès de lui, pour le prévenir d’un mouvement que faisait l’ennemi. A peine fus-je dans cette ville, que mon diable de cheval, qui avait été si bien en rase campagne, se trouvant sur une petite place dont toutes les maisons étaient en feu, et dont le pavé était couvert de meubles et de poutres enflammés au milieu desquels grillaient un grand nombre de cadavres, la vue des flammes et l’odeur des chairs calcinées l’effrayèrent tellement, qu’il ne voulut plus avancer ni reculer, et, joignant les quatre pieds, il restait immobile et renâclait fortement, sans que les nombreux coups d’éperon que je lui donnais parvinssent à l’émouvoir.
Cependant, les Russes, reprenant momentanément l’avantage dans une rue voisine, repoussent nos troupes jusqu’au point où j’étais, et du haut d’une église et des maisons environnantes, font pleuvoir une grêle de balles autour de moi, pendant que deux canons, conduits à bras par les ennemis, tiraient à mi- traille sur les bataillons au milieu desquels je me trouvais. Beaucoup d’hommes furent tués autour de moi, ce qui me rappela la position dans laquelle je me trouvais à Eylau, au milieu du 14e. Comme je n’étais nullement curieux de recevoir de nouvelles blessures, et que d’ailleurs, en restant là, je n’accomplissais pas ma mission, je mis tout simplement pied à terre, et abandonnant mon satané cheval, je me glissai le long des maisons pour aller joindre le maréchal Ney sur une autre place que des officiers m’indiquèrent.
Je passai un quart d’heure auprès de lui; il y tombait des balles, mais pas, à beaucoup près, autant qu’au lieu où j’avais laissé ma monture. Enfin les Russes, repoussés à la baïonnette, ayant été forcés de reculer de toutes parts vers les ponts, le maréchal Ney m’engagea à aller donner cette bonne nouvelle au maréchal Lannes. Je repris pour sortir de la ville le chemin par lequel j’étais venu et repassai sur la petite place sur laquelle j’avais laissé mon cheval. Elle avait été le théâtre d’un combat des plus sanglants; on n’y voyait que morts et mourants, au milieu desquels j’aperçus mon cheval entêté, les reins brisés par un boulet et le corps criblé de balles !… je gagnai donc à pied l’extrémité du faubourg, en hâtant le pas, car de tous côtés les maisons embrasées s’écroulaient, et me faisaient craindre d’être englouti sous leurs décombres. Je parvins enfin à sortir de la ville et à gagner les bords de l’étang.
La chaleur du jour, jointe à celle répandue par le feu qui dévorait les. rues que je venais de traverser, m’avait mis en nage. J’étouffais, et tombais de fatigue et de besoin, car j’avais passé 14 nuit à cheval pour venir d’Eylau à Friedland; j’étais ensuite retourné au galop à Friedland et je n’avais pas mangé depuis la veille. Je me voyais donc avec déplaisir obligé de traverser à pied, sous un soleil brûlant, et au milieu des blés très élevés, l’immense plaine qui me séparait de Posthenen, où j’avais laissé le maréchal Lannes; mais un heureux hasard vint encore à mon secours. La division de dragons du général Grouchy, ayant eu non loin de là un vif engagement avec l’ennemi, avait, quoique victorieuse, perdu un certain nombre d’hommes, et les colonels, selon l’usage, avaient fait réunir les chevaux des cavaliers tués, menés en main par un détachement qui s’était mis à l’écart. J’aperçus ce piquet, dont chaque dragon conduisait quatre ou cinq chevaux, se diriger vers l’étang pour les faire boire. Je m’adressais à l’officier, qui, embarrassé par tant de chevaux de main, ne demanda pas mieux que de m’en laisser prendre un, que je promis de renvoyer le soir à son régiment. Il me désigna même une excellente bête que montait un sous-officier tué pendant la charge. J’enfourchai donc ce cheval et revins rapidement vers Posthenen. J’avais à peine quitté les rives de l’étang qu’il devint le théâtre d’un combat des plus sanglants auquel donna lieu l’attaque désespérée que fit le général Gortschakoff pour se rouvrir le chemin de la retraite en reprenant la route de Friedland occupée par le maréchal Ney. Pris entre les troupes de ce maréchal et, celles de notre centre qui se portèrent en avant, les Russes de Gortschakoff se défendirent vaillamment dans les maisons qui avoisinaient l’étang, de sorte que si je fusse resté en ce lieu, où j’avais en l’intention de me reposer quelques instants, je me serais trouvé au milieu d’une terrible mêlée, Je rejoignis le maréchal Lannes au moment où il se portait sur l’étang pour attaquer par derrière le corps de Gortschakoff, que Ney repoussait de front de la ville, et je pus par conséquent lui donner de bons renseignements sur la configuration du terrain sur lequel nous combattions.
(…)
« Mémoires du Général Marbot » , Édition Plon – Paris – 1891 (en 3 volumes)