Femmes haitiennes dans la tourmente
A la suite de l’article que nous avons récemment mis en ligne sur la campagne de Saint-Domingue, il nous a semblé utile – et nécessaire – de rappeler quelques-unes des héroïnes haïtiennes, le plus souvent oubliées en Europe, mais qui sont dignes de leurs consoeurs des armées de la Révolution et de l’empire, mieux traitées dans les ouvrages spécialisés de cette époque[1].
Nous tenons ici à remercier chaleureusement M. Jacques Leblanc, sans qui ce qui suit n’aurait pas vu le jour. Les portraits sont, pour la plupart, l’œuvre de l’artisanat haïtien.
Suzanne Louverture
Suzanne Louverture[2] était une agricultrice de talent. Lorsque son mari devint un personnage public, Suzanne fit le choix de ne point participer à ses engagements. Elle continua à s’occuper de son jardin où elle cultivait le café de ses propres mains, en compagnie d’autres femmes attachées à son service, prouvant ainsi qu’elle n’oubliait pas que l’agriculture à laquelle ils se livraient en commun, elle et son époux, au temps de leur esclavage, leur avait permis de vivre non seulement dans l’abondance mais de faire des épargnes et surtout de partager avec les plus misérables les fruits de leurs travaux.
Après la capture du général Toussaint-Louverture pris dans un guet-apens posé par l’infâme Brunet[3], Suzanne fut prise en otage par une escorte puis déportée en France. A son arrivée à Brest, elle fut transférée, avec ses fils, à Bayonne, le 1er septembre 1802, et placée sous la responsabilité du général Ducos.[4]
Napoléon avait ordonné à ses bourreaux de ne point tenter de torturer Toussaint car il ne parlerait jamais, mais de tout faire subir à Suzanne jusqu’à ce qu’elle avouât.
A son arrivée en prison elle pesait 250 livres; elle n’en pesait que 90 en quittant la France. Durant toutes les années de torture elle donna une unique réponse. « Je ne parlerai pas des affaires de mon mari avec ses bourreaux« . C’est une Suzanne mutilée, une Suzanne purement végétative, dépourvue de tous ses ongles, avec plusieurs os cassés qui rentra à la Jamaïque.
Elle suvivra de nombreuses années son mari, mais demeurant incapable de surmonter les épreuves qu’elle avait subies, et qui avaient altéré ses facultés psychiques. Elle meurt, âgée de 67 ans, dans les bras de ses fils, Placide et Domingo [5], le 19 mai 1816.
Elle était âgée de 67 ans.
Dans ses notes biographiques, Toussaint-Louverture [6] avait écrit :
« Je suis séparé de tout ce que j’ai de plus cher au monde (…), d’une femme adorée qui sans doute ne pourra pas supporter les maux dont elle sera accablée, loin de moi, et d’une famille chérie qui faisait le bonheur de ma vie. »
Lieutenant Sanite Belair

Née, à Verrettes, vraisemblablement en 1781, le lieutenant Sanite Belair, d’humeur intrépide et persuasive, jalouse et d’une grande ambition, on a peu de mal à se la représenter autrement que partagée entre le confort d’une vie d’épouse adorée et l’irrésistible attrait des incessantes luttes politiques qui conduiront à 1804.
Sanite, surnom de Suzanne, était une jeune affranchie, qui épousa 1796 (97) Charles Bélair, neveu, aide de camp et lieutenant bien en vue de Toussaint.
En 1802, dans les retranchements escarpés des Matheux, théâtre, plus de deux mois durant de cette prise d’armes de son époux (entre-temps promu général) contre l’expédition Leclerc[7], cette jeune femme, révélant un étonnant mélange d’énergie et des plus incompréhensibles faiblesses, va se signaler, pour la première fois à l’Histoire. Le succès d’une telle entreprise (dont l’on se plaît si souvent à mettre la hâte sur le compte d’une ambition démesurée de ses instigateurs), tributaire en grande partie d’une coalition des forces insoumises à l’armée expéditionnaire, c’est dans ce travail de rassemblement et d’ameutement nécessaire que l’on verra d’abord, s’il faut en croire certains, se distinguer Sanite, assistant inlassablement et presque en tout son époux, et ne cessant de faire montre d’un tel acharnement… qu’elle finira, dit-on, par figurer comme l’âme même de la conjuration.
Dès les débuts de cette prise d’armes cependant, n’échappant nullement à l’atmosphère et aux couleurs aguerries de son temps, vindicative et inexorable ne manquera pas non plus de se révéler Sanite.
Un des chefs d’accusation plus tard retenu contre elle n’est-il pas, au demeurant, l’ordre d’exécution, pour le moins sommaire, de ce jeune secrétaire blanc soupçonné d’espionnage et dont, ainsi qu’il en avait été également d’autres généraux indigènes, s’était vu suspicieusement affublé Charles Bélair.
En route, en effet, pour les mornes de l’Arcahaie,
«ils n’avaient pas parcouru un espace de cents toises que la citoyenne Sanite qui partageait contre les Blancs toute la haine de son mari, déclara hautement qu’elle ne voulait pas donner des soins plus longtemps»
à ce jeune Blanc. Ce dernier
«tué à coups de sabre par les soldats de la huitième»,
les autorités n’en publièrent pas moins après que
«Sanite, la brigande, avait de ses propres mains, sabré ce jeune blanc.»
Son caractère altier et ses insurmontables caprices ne manqueront visiblement point d’avoir des suites fâcheuses. On rapporte, en effet, qu’elle dut à son humeur seule la défection du colonel Larose lequel, ancien chef de bataillon de la huitième, avait fini, comme convenu, par rejoindre à la tête de ses troupes l’insurrection dans les Cahos. Furieuse que les soldats de la huitième aient laissé s’échapper une mule qui transportait ses effets personnels, Sanite s’en serait pris à Larose d’une telle maladresse, jusqu’à se laisser aller, au cours d’une vive dispute, à le gifler, compromettant ainsi toute chance contre l’ennemi.
On s’accorde également à mettre l’insuccès de Belair sur le compte d’un moment de faiblesse de sa femme qui
«aussitôt après les premiers jours de l’insurrection, ne se sentait pas le courage de supporter les fatigues et les privations qu’on éprouve dans les montagnes».
Quelques mois donc après ce soulèvement, lors d’une attaque surprise de Faustin Répussard au Corail-Mirrault où, Charles Bélair étant parti en quête de renforts et de munitions, une partie des troupes reste cantonnée, Sanite est faite prisonnière.
Désespéré et ne trouvant pas mieux que de se résoudre à partager la captivité de sa femme, Bélair se rend. Répussard les livre à Dessalines, alors au service de l’armée expéditionnaire, et dont l’ambition, du reste, prenant déjà ombrage de l’évolution de ce jeune et trop fougueux général, les expédie sous bonne garde à Leclerc, non sans prendre soin, toutefois, de les accompagner d’une lettre les accusant ferme.
Là encore se révélera fatale l’influence de Sanite. Cette femme que «cette existence errante des bois effrayait», parvint à force d’abondantes larmes à convaincre son mari qui projette une évasion, d’accepter de se soumettre à la justice de Leclerc dont elle espère naïvement la clémence.
Ils sont condamnés six heures après leur arrivée au Cap:
«La commission, considérant le grade militaire de Charles et le sexe de Sanite, son épouse, condamna ledit Bélair à être fusillé et ladite Sanite, sa femme à être décapitée».
Le jour de l’exécution, le 5 octobre 1802, Sanite, qui répugnait à mourir autrement qu’en soldat, exigea et obtint, non sans peine, de ses bourreaux d’être fusillée : «Quand on le plaça devant le détachement qui devait le fusiller, il (Charles Bélair) entendit avec calme la voix de son épouse l’exhortant à mourir en brave. Au moment qu’il portait la main sur son cœur, il tomba, atteint de plusieurs balles à la tête. Sanite refusa de se laisser bander les yeux. Le bourreau, malgré ses efforts, ne put la courber contre le billot. L’officier qui commandait le détachement fut obligé de la faire fusiller.»
Marie Louise d’Haïti
Marie-Louise d’Haïti, de son vrai nom Marie-Louise Coidavid, naît en 1778, sur l’habitation Bredou, commune de Ouanaminthe. Née de parents libres, elle peut apprendre à lire et à écrire. Vers cette même époque, celui qui devait devenir son époux, encore adolescent, combat vaillamment à Savannah, se faisant déjà remarquer par son extraordinaire courage.
Le 15 juillet 1793, Marie Louise épouse donc Henry Christophe [8]. Femme d’officier, la vie agitée des camps ne donne aucun répit à Marie Louise.
La voilà obligée de connaître avec son époux les hasards de la guerre, qui la forcent à le suivre d’une ville à l’autre et le plus souvent à se cacher afin de ne pas être comme Sanite Bélair un otage précieux entre les mains de l’ennemi.
Pendant la guerre civile entre Toussaint et Rigaud [9], Marie Louise trouve pour la première fois un champ d’action où se manifeste son ardente charité. Beaucoup de prisonniers n’eurent la vie sauve que grâce à son intervention. Les événements se précipitent à Saint Domingue: c’est l’arrivée de la flotte française et la décision de Christophe de réduire la ville en cendres pour empêcher l’entrée des Français. Marie-Louise doit aller se cacher avec ses enfants sur les sommets inaccessibles des Cahos où se trouvent déjà Suzanne Louverture, Marie Claire Heureuse et Sanite Bélair.
Le 1er janvier 1805, nous retrouvons Marie Louise assistant aux Gonaïves aux cérémonies du premier anniversaire de l’indépendance. Mais la paix de 1804-1805 n’était qu’une trêve. Les évènements politiques redoublent encore et viennent à nouveau troubler son existence: l’assassinat du Pont-Rouge, la scission entre le Nord et l’Ouest, l’élection de Christophe à la présidence, l’établissement de la monarchie.
Isolée, accablée par un impitoyable destin, cette femme qui a tout perdu dresse cependant la tête devant l’orage. Elle fait appel à sa soeur, Mme Pierrot qui obtient de Boyer l’autorisation de la rejoindre à Pise.
Et c’est dans les bras de sa sœur qu’elle meurt, à l’âge de 73 ans, le 14 mars 1851.
Cécile Fatima
Parmi toutes celles qui ont joué un rôle prépondérant dans l’histoire d’Haïti, une place à part doit être faite à Cécile Fatima, l’une des principales figures au congrès du bois Caïman où tous les fils de « Lafrik Guinen » étaient réunis pour définir une stratégie afin de sortir le pays du joug de l’esclavage. Rien de plus sinistre que cette réunion nocturne des nègres, dans l’épaisseur d’un bois, que la foudre éclairait par intervalles.
Les nègres, après avoir posté des sentinelles, par crainte de surprise, formèrent un grand cercle et s’assirent tous par terre. L’un d’eux prend la parole, et retrace avec véhémence la conduite injuste et inhumaine de leurs maîtres envers eux; il leur vante beaucoup les délices de l’indépendance et de la liberté dont ils vont enfin jouir. Ce discours arrache des larmes à tous les auditeurs et enflamme dans leurs coeurs le désir de la vengeance.
Après quelques cérémonies d’usage, une jeune femme, vêtue d’une tunique blanche, plonge le couteau sacré dans les entrailles de l’animal. Elle s’appelle Cécile Fatima[10], épouse de Louis Michel Pierrot[11] qui commande un bataillon militaire à Vertières et deviendra plus tard Président d’Haïti. C’est une mambo, fille d’une négresse africaine et d’un prince corse. Mulâtresse aux yeux verts et à longue chevelure noire et soyeuse, elle avait été vendue, avec sa mère, à Saint Domingue.
Cécile Fatima s’éteindra au Cap, à l’âge de 112 ans, en pleine possession de ses facultés.
Marie-Jeanne Lamartinière

On sait très peu de Marie-Jeanne. Confinés uniquement dans ces hauts faits qui ont vu sa gloire, les rares éléments qui semblent parler de sa personne frappent comme étonnamment muets sur ces petits détails de naissance et d’ambiance qui, pour affecter quelquefois une excessive frivolité, ne sont par moins seuls, dans ce cas, à pouvoir rendre palpable une destinée.
Aussi, plus que tenté se retrouve-t-on aujourd’hui de ne la voir autrement que comme un trait de feu exemplaire dont, dans une gravure à l’eau forte d’une guerre meurtrière, serait illuminé comme une invite l’anonymat désespéré d’une foule uniquement mue par le souci de la riposte, anonymat du reste qu’elle se ferait fort de regagner après coup, l’action étant assurée de son éclat et de sa suite. Compagne inséparable de Lamartinière [12], elle ne manque pas en effet de se distinguer hautement à ses côtés dans cette «Crête-à-Pierrot [13] assiégée par une armée française de plus de 12.000 hommes.
Vêtue d’un costume genre mamelouk, elle porte un fusil en bandoulière et un sabre d’abordage attaché à un ceinturon d’acier. Une sorte de bonnet emprisonne son opulente chevelure dont les mèches rebelles débordent de la coiffure. Sous la pluie des projectiles, Marie-Jeanne va d’un bout à l’autre des remparts, tantôt distribuant des cartouches, tantôt aidant à charger les canons. Et lorsque l’action devient plus vive, crânement, elle se précipite au premier rang des soldats et joue de la carabine avec un entrain endiablé.
Sa présence active dans ce fort ne laisse pas aujourd’hui encore d’impressionner, et on comprend l’étonnement des contemporains et le caractère épique des relations qui en sont restées:
«Auraient-ils pu, ces braves, fléchir un instant quand la voix courageuse d’une femme les exhortaient à s’ensevelir sous les ruines du fort ? Marie-Jeanne, femme de couleur, indigène du Port-Républicain, d’une éblouissante beauté, abandonnant les préoccupations de son sexe, venait à chaque assaut que donnaient les Français, affronter la mort sous les remparts. Une ceinture d’acier, à laquelle était suspendu un sabre, entourait sa taille, et ses mains armées d’une carabine envoyaient hardiment le plomb meurtrier dans les rangs français. Elle avait lié sa destinée à celle de Lamartinière et combattait toujours à ses côtés.»
« De loin, les Français surveillaient leur œuvre de destruction quand, stupéfaits, ils virent, sur les murailles du fort, une femme qui excitait les combattants. C’était Marie-Jeanne, la compagne de Lamartinière. Le sabre au côté, la carabine à la main, elle partageait tous les périls des héroïques défenseurs de la Crête-à-Pierrot.»
Que devient Marie-Jeanne après la retraite de la Crête-à-Pierrot ? Le Nouvelliste du 19 mars 1907 publie à ce propos deux témoignages édifiants. Le premier est de Joseph Barthe et frappe autant d’une conviction, nous dirions, entendue que d’une singularité souriante et tapageuse. En effet, laissant entendre qu’il tient son fait de tradition orale, celui-ci ne nous fait pas moins une révélation curieuse:
«Après la mort de Lamartinière, Marie-Jeanne fut pendant quelque temps la maîtresse de Dessalines et épousa ensuite un officier distingué de l’armée haïtienne… Larose.»
Lewis Pouilh, le second en liste, sans nécessairement confirmer ces dires leur offre cependant ce cadre de probabilité, de vraisemblance, pourrions-nous dire, leur permettant du coup d’accéder au rang de piste:
«Lamartinière, après la fameuse retraite de la Crête-à-Pierrot, fut suivi par sa maîtresse, la brave Marie-Jeanne. Lamartinière, dans la retraite, tomba même malade dans un champ de cannes en se rendant aux Cahos pour rejoindre Dessalines. C’est dans ce champ de cannes qu’il fut remis sur pied par Marie-Jeanne. Dessalines aimait beaucoup Marie-Jeanne à cause de sa vaillance, de sa beauté, de sa jeunesse. Lamartinière mort, Marie-Jeanne se lia d’amour avec un officier qui avait combattu à la Crête-à-Pierrot à côté d’elle. Je tiens ces renseignements, que je ne crois pas apocryphes, de mes vieux parents qui ne sont plus… D’ailleurs, le général Bonhomme Morisset, mon grand oncle, se trouvait dans le fort avec Lamartinière. Il a donc suivi cet intrépide général et Marie-Jeanne lors de la retraite; Il n’était pas même âgé de quinze ans.»
Victoria Montou, dite Toya
Gran Toya, esclave de l’habitation des Cahos, cette compagne d’armes de Dessalines, aurait sans doute vu son nom sombrer complètement dans l’oubli si, pour avoir été à maintes reprises en sa présence et subi comme une fascination de sa personne, un médecin de l’époque, Jean-Baptiste Mirambeau, n’avait cru bon, pour la rappeler à la mémoire, d’en coucher quelques mots.
D’un tempérament réfractaire, nullement émoussé par le côtoiement des pires conditions d’un travail servile et humiliant, Victoria Montou, femme énergique s’il en fût, s’en trouvera astreinte quotidiennement au plus rude des labeurs d’alors: celui des champs. Son meilleur ami était un esclave nommé Jean-Jacques. Celui-ci, d’un profil aussi rêche que le sien, était avec elle d’une telle intelligence, nous dit-on, que leur maître d’alors, prenant ombrage d’une situation que risquait de rendre tôt ou tard périlleuse cet abouchement répété de gens pareillement insoumis, trouva mieux son compte à se débarrasser d’elle en la transférant à l’habitation Déluger.
Là, curieux de voir cette femme esclave dont il était si souvent question dans ses conversations, Mirambeau se décide un jour à l’aller rencontrer aux champs :
«(…) à la tête d’environ cinquante esclaves, se trouvait Toya, ayant à la main une faulx, sur une épaule une houe et un couteau à indigotier suspendu à la ceinture de son caraco(…). Sur le commandement de Toya, une partie est envoyée au déboisement, une autre au labourage, d’autres à récolter et à mettre dans de grands paniers des céréales.(…) Elle a la voix timbrée, ses commandements sont identiques à ceux d’un général.»
Quelques années plus tard, et toujours à Déluger, la même Toya, une fois de plus, se fera remarquer de Mirambeau, mais cette fois-ci, dans l’agitation et l’euphorie d’une rébellion qu’un régiment, supérieur en nombre, se fait fort de contenir :
«Ce petit quantum de révoltés, sous le commandement de Toya, a été vite cerné et fait prisonnier par le régiment. Durant la lutte, Toya se sauve poursuivie par deux militaires; un corps à corps eut lieu entre eux et Toya; l’un d’eux a été grièvement blessé par Toya et l’autre, aidé de quelques autres militaires arrivés à temps, Toya est prisonnière.»
A l’interrogatoire qui ne manque pas alors de suivre, Toya, harcelée sans doute, aurait fait l’aveu, qu’ils ne faisaient, ainsi armés et sur pied de rébellion, que répondre à l’appel d’un certain Jean-Jacques, leur chef.
Y a-t-il identité entre ce Jean-Jacques et Dessalines ? La relation de Mirambeau à qui l’occasion sera offerte, plus tard et en de toutes autres circonstances, d’approcher de plus près encore Victoria Montou, le laisse clairement entendre. En effet, en 1805, peu après l’établissement de l’empire, alors que l’état de santé de Toya laissait craindre le pire, il fut appelé à son chevet chez l’empereur Dessalines même qui, éploré et demandant secours, la lui aurait alors présentée comme étant sa parente:
«Cette femme est ma tante, soignez-la comme vous m’auriez soigné moi-même, elle a eu à subir comme moi toutes les peines, toutes les émotions durant le temps que nous étions condamnés côte à côte aux travaux des champs ».
Il n’y parvint visiblement pas; Toya meurt le jour même, le 12 juin 1805 et est inhumée le lendemain.
«Huit brigadiers de la garde de l’empereur portaient alternativement le cadavre. Madame Dessalines entre deux sous-officiers conduisait le convoi. Madame Dessalines était vêtue de noir».
Défilée La Folle
Qui était-elle en réalité ? Une guerrière, une vivandière, ou, au dire de certains récits, une simple victime d’outrages d’une époque toute de bruit et de fureur ? Pour Dédée Bazile, c’est son vrai nom, aucun fait nettement avéré sinon une folie rédhibitoire. Folie par quoi elle se retrouvera, sans doute, à braver cet acharnement sans bornes sur le cadavre d’un homme d’Etat assassiné et, par des moyens de son cru, tenter d’offrir à ses sanglants restes, une sépulture jugée méritée, ce qui lui vaudra sans doute d’être, aujourd’hui encore, ce personnage inoubliable et familier de l’histoire d’Haiti.
Née dans les environs du Cap-Français, de parents esclaves, Dédée Bazile qui se serait vue, vers l’âge de 18 ans, la proie des pires outrages de son maître(1), est donnée par certains pour vivandière et, en cette qualité, est présentée au cours des guerres de l’Indépendance, comme l’une de ces multiples comparses évoluant passablement bien à l’ombre et dans le sillage des troupes guerroyantes de l’armée indigène, et ce jusqu’au soir où, surpris à une bamboche au Doco, ses trois frères et deux de ses fils se seraient fait massacrer par les hommes de Rochambeau[14].
Fortement ébranlée par ce choc, Dédée, sombrant dans la folie, continue, cependant, à hanter le sillage turbulent de l’armée, faisant de plus en plus de Dessalines, à qui elle semblait vouer une vénération sans bornes, cette idole dont elle aura à recueillir les restes, ce jour du 17 octobre 1806:
«Pendant que de nombreux enfants, au milieu de grands cris de joie, criblaient de coups de pierre les restes infortunés de Dessalines, sur la place du Gouvernement, une vieille femme folle nommée Défilée vint à passer. Elle s’approcha de l’attroupement que formaient les enfants (…) On lui dit que c’était Dessalines. Ses yeux égarés devinrent calmes tout à coup; une lueur de raison brilla sur ses traits. Elle alla à la course chercher un sac, revint sur la place, y mit ses restes ensanglantés et les transporta au cimetière intérieur de la ville. Le général Pétion [15] y envoya quelques militaires qui, pour une modique somme, les enterrèrent»
Dans son numéro de février 1940, Le Document, dont l’abouchement avec d’autres sources ne fait nulle doute, nous présente curieusement une Défilée toute différente, sous le jour surprenant d’une
«femme de guerre, au cœur indomptable (qui) avait le goût de l’aventure (…) aimait les convulsions révolutionnaires et témoignait aux soldats de l’indépendance la bienveillance olympienne d’une héroïne.»(4)
Cette même version veut qu’elle se soit battue aux côtés de ses deux frères et les ayant vus emportés par les balles et la mitraille, en aurait tout bonnement perdu la raison. Se montrant alors par toutes les rues du Cap, un rire fou sur les lèvres, on la verrait chaque soir hanter les murs du cimetière en quête de leur tombe pour s’y recueillir.
De ces deux versions, à laquelle ajouter foi ? On ne sait trop. Toujours est-il que cette femme qui devra son nom à ce mot d’ordre: «Défilez, Défilez» que, dans une complète identification à son idole, elle n’aurait pas arrêté, armée de son bâton, de faire retentir à l’oreille de passants indifférents, l’esprit irrémédiablement perdu dans une revue de troupes, passa une partie de sa vie à Port-au-Prince, au Fort Saint-Claire où, un matin, elle est retrouvée morte de misère sur la voie publique. Un de ses fils, «le colonel Condol Bazile, officier de maréchaussée sous Soulouque, sauvera de la mort Fabre Geffrard, le 27 décembre 1858.»
Henriette Saint-Marc

Fallait-il être insouciante, révolutionnaire convaincue, femme désespérée, pour faire montre face au danger d’un courage aussi singulièrement tenace ? La naissance, le parcours, la parenté ainsi que les affiliations sûres d’Henriette Saint-Marc affectent l’allure d’un impénétrable mystère. Le peu dont aujourd’hui encore nous nous voyons tenus de nous accommoder, est qu’elle était une jeune femme de Port-au-Prince, au demeurant modeste, simple
«que l’on voyait passer à la rue d’Orléans, à la rue d’Aunis et parfois à la rue des Casernes devant les Casernes des anciens régiments d’Artois, de Guyenne et de Normandie.»
Et c’est cette jeune femme dont la séduction et la grande beauté ne manqueront point d’admirateurs, qui se retrouve à partager l’intimité des soldats français en échange de quoi, leur sont soutirées de la poudre et des munitions… On ne sait non plus comment la duplicité d’Henriette Saint-Marc fut découverte. Accusée d’avoir envoyé de la poudre aux insurgés de l’Arcahaie, peu après la déportation de Toussaint Louverture,
«elle fut arrêtée et aussitôt condamnée à la peine de mort. Arrachée de la prison, elle fut placée entre deux pelotons de carabiniers européens, et conduite, suivie de son cercueil, sur la place du marché, vis-à-vis de l’église. A dix heures du matin, en présence d’un peuple immense, une potence fut dressée sous ses yeux. Elle monta sur l’échafaud avec courage. Quand son cadavre se balança dans l’air, un cri lugubre, des sanglots éclatèrent dans la foule. Les femmes abandonnèrent le marché, saisies d’horreur“
Marie Claire Heureuse Félicité Bonheur

A voir cette prestigieuse et solide notoriété dont semble, aujourd’hui encore, s’entourer le nom de Claire Heureuse, on est, à première vue, toujours tenté d’y voir le reflet magnifié d’un renom de cour, le produit du rayonnement d’un nom (celui du Fondateur), vivace et profus, tout au cours de notre histoire, et dont elle n’aurait été, en fait, qu’un des multiples effets.
Pourtant, à la considérer de près, la gloire impériale, s’il en a jamais été, de cette femme qui a vécu centenaire, n’a-t-elle pas été, comparée à d’autres, que de très courte durée (1801-1807), et un regard même sommaire, par exemple, sur des contemporaines telles Suzanne Louverture et la reine Marie-Louise, épouses d’hommes d’Etat au demeurant, tout aussi célèbres que Dessalines (Toussaint Louverture, Henry Christophe ), ne les montre-t-il pas plutôt pâlotes et leurs noms, le plus souvent, relégués dans l’oubli ? Force nous est donc, on le voit, de faire montre de plus de circonspection et de nous demander si, dans de cette étonnante vitalité d’un nom (il n’a cessé tout au long de l’histoire d’inspirer poèmes et pièces), n’entrerait pas beaucoup plus, tout bien considéré, le fait bien plus probant d’une attachante particularité qui n’a laissé de frapper tout au cours de la longue vie de Claire Heureuse.
Née en 1758 à Léogane, de Bonheur Guillaume et Marie-Sainte Lobelot, famille de condition modeste, Marie Claire Heureuse verra très tôt son éducation confiée à sa tante Elise Lobelot, gouvernante chez les religieux de l’ordre de Saint-Dominique. C’est dans cette atmosphère que l’on imagine toute de piété et de recueillement qu’elle aura à passer une vie dont on ne sait malheureusement rien sinon que l’heure venue, elle se donnera en mariage à Pierre Lunic, maître-charron responsable des ateliers de l’habitation des Frères de Saint-Jean de Dieu, et dont elle deviendra, du reste, assez tôt veuve (1795).
Est-ce à mettre sur le compte d’une éducation fortement pétrie de préceptes bibliques, ou bien d’une disposition d’âme toute exceptionnelle ? Cette femme, dont rien ne laisse présager une destinée d’impératrice, ne laissera très tôt de faire montre, vis-à-vis de qui la sollicite, d’une générosité et d’une disposition à secourir confinant tout bonnement à la sainteté et ce, fait remarquable dans un contexte meurtri de préjugés raciaux et des haines les plus larvées, sans discrimination de couleur ni d’aucune sorte.
Déjà lors du siège de Jacmel en 1800 — siège qui, aux dires de certains, lui vaudra, quoique sur une échelle certainement plus réduite, de figurer bien avant Florence Nightingale, comme la première infirmière de guerre connue de l’histoire — ne manquera-t-elle pas de se distinguer hautement à la considération de tous quand, nous rapporte-t-on, la ville ravagée par la famine et par la mort et au bord de succomber, elle parvient, par sa seule force de persuasion, à obtenir du général Jean-Jacques Dessalines, un des commandants des troupes assiégeantes, et qu’elle verrait à l’occasion pour la première fois, l’autorisation de pénétrer dans les murs porter aide et assistance aux blessés ?
Et,
«le surlendemain, on vit sortir de Léogane un cortège de femmes et de jeunes filles, montées sur des mulets courbés sur le fardeau des provisions alimentaires, des médicaments et divers objets de pansement. Claire-Heureuse tira de l’angoisse, de la mort, des centaines de vieillards, de femmes et d’enfants. Elle alluma le feu sous des trépieds improvisés, éplucha les légumes elle-même…, on la vit déballer des caisses de médicaments et panser, avec l’aide de ses amies de Léogane, de nombreux blessés de guerre».
L’attrait irrésistible des contraires jouant sans doute à plein encore une fois, on assistera en émoi, le 21 octobre 1801, tout juste après la guerre civile, à l’étonnant et incompréhensible mariage de cette femme au rugueux et vindicatif Dessalines.
Elle ne laissera alors de conserver, même «au faîte des honneurs, toujours égales, son humeur, sa douceur, sa charité active, sa force de volonté dans le bien et son élégante simplicité de mœurs». Elle légitimera des enfants adultérins de son époux et plus tard, impératrice, continuera auprès des infortunés un engagement qui se poursuivra même après Pont Rouge.
Se plaçant visiblement hors de ce temps de règlements de compte et de récrimination, son quotidien avec l’illustre tyran la voit redoubler de courage et de bon cœur, s’intéresser au sort des prisonniers, désapprouver publiquement la violence du massacre des Français dont elle n’hésitera nullement, pour sauver nombre d’entre eux, à braver la fureur proverbiale de son mari. La scène est célèbre du sauvetage de Descourtilz [16], racontée par Descourtilz lui-même, qu’elle cache, sous son propre lit, et dont elle ne parvint à obtenir la vie sauve qu’à force de supplications, et, en dépit de la présence ce jour-là de nombre d’officiers et aides de camp, en se traînant à genoux et en pleurs, aux pieds de Dessalines.
Après la séquestration dont, aussitôt après son assassinat, furent l’objet les biens de Dessalines, Claire Heureuse qui, quoique sans moyen aucun de subsistance, n’accepte pas l’invitation de Christophe à s’installer dans la famille royale du Nord, ne tarda pas à tomber dans la gêne.
Elle vécut dans l’indigence à Saint-Marc jusqu’au jour du 21 août 1843 où, suite à la requête bienvenue d’un membre proche du pouvoir, M.J. Charlot, le gouvernement consent à lui allouer une pension viagère annuelle de 1200 gourdes dont elle jouit jusqu’en 1856, année où fut arrêté sous des accusations fallacieuses et exécuté sommairement (le 2 juin) sous l’empire de Faustin 1er, le général César Dessalines (petit-fils de Jean-Jacques Dessalines).
L’empereur manifestant peu après, à son retour de campagne, le cordial désir de lui faire ses hommages, elle ne le reçut point et crut bon de manifester publiquement sa réprobation en gardant ce jour-là portes closes. Pour attirer alors sa bonne grâce autant sans doute que pour poser au protecteur, l’empereur ne trouva pas mieux alors que de faire voter le 22 juin 1857 une loi qui, triplant la pension de la veuve Dessalines, la porte à 300 gourdes par mois. Claire Heureuse, offusquée et prise d’un profond dégoût, refusa catégoriquement de toucher désormais une pension dont l’augmentation si ostensible ne laissait aucun doute quant a l’intention réelle d’un gouvernement impérial aux abois et désireux, à grands renforts de moyens, de faire oublier ses méfaits.
Un an après, aux Gonaïves où elle avait pris demeure chez Mme Chancy, son arrière-petite-fille, loin de tout bruit et de toute querelle, elle mourra, centenaire, dans la nuit du 8 au 9 août 1858, dans le plus extrême dénuement
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Grann Gitonn – Mère Spirituelle de Dessalines
Lorgina Emile, Mme Ivenert et Mme Elie – Elles ont initié au voodoo des jeunes dans tout le pays
Pierrette Jolibois – Lieutenant du troisième bataillon de Prince Royal
Guillaumette Charlot – Membre du premier bataillon du régiment de l’Artibonite
Romaine la Prophetesse – Personne très douée spirituellement
Manbo Idore – Maîtresse du Président Hyppolite – Conseillère d’importance
Dorimaine – Fille de Dessalines, travaillait comme servante et a obtenu d’ importantes informations
Manbo Dede Magrig – Conseillère spirituelle du roi Christophe
Mme Nord Alexis – Organisa une cérémonie Vodoo pour commémorer le premier centenaire
de l’Indépendance d’ Haiti
Marinette (Marinet pye chech) – Elle a consacré sa vie au bien-être de l’armée indigène.
Euphémie Daguilh – Maîtresse de Dessalines, connu comme sa “fanm chance”. Elle a maintes fois bravé les balles et prodigué des soins aux blessés.
Marie-Madeleine (Joute) Lachenais – Elle est née dit-on à l’Arcahaie en 1778, eut une fille de Marc-Joseph Laraque, commandant de l’Arcahaie, deux filles du Président Pétion:Célie et Hersilie, puis une autre du président Jean Pierre Boyer: Azema.
Juliette Bussière Laforest-Courtois – De parents affranchis, Juliette Bussière Laforest naquit au Cap-Francais en 1789, fut une bonne musicienne et professeur de piano. Elle assumera la direction exclusive des filles en matière de musique et de littérature.
Victoire Jean-Baptiste – Elle est cette paysanne analphabète, originaire de l’habitation Campêche à Milôt, qui, en dépit de l’indignation toute bourgeoise de tout Port-au-Prince, domina quelque temps la vie politique haïtienne, avec le privilège de nommer et de révoquer, à sa guise, ministres et fonctionnaires.
NOTES
[1] Voir, par exemple : « Histoire de la Dragonne ». Robert Ouvrard. Cosmopole, Paris, 2003.
[2] Selon certaines sources, elle aurait été parente (nièce ?) du père (ou parrain) de Toussaint-Louverture. Le fils qu’elle avait eu précédemment, Placide, fut adopté par Toussaint-Louverture.
[3] Jean-Baptiste Brunet (1763 – 1824). C’est lui qui a tendu un guet-apens à Toussaint-Louverture, le 7 juin 1802.
[4] Nicolas Ducos (1756 – 1823), frère du directeur Roger Ducos. A l’époque des faits, général de brigade depuis le 2 janvier 1802, il est commandant d#armes à Bayonne. Il écrira au ministre de la marine : « Si j’étais plus fortuné, je viendrais à leur secours »
[5] Le fils cadet, Saint-Jean, était mort en 1804, à Agen
[6] « Mémoires du général Toussaint-Louverture », écrits par lui-même. Paris, 1853
[7] Victoire-Emmanuel Leclerc (1772 – 1802), beau-frère du Premier consul, par son mariage avec Pauline.
[8] Henri Christophe (1767 – 1820)
[9] André Rigaud (1761 – 1811)
[10] Fatima est, s’il en fut, un prénom musulman, qui curieusement émerge au coeur même de cette cérémonie
[11] Jean-Louis Pierrot (1761-1857). Le roi Henri Ier le nommera lieutenant-général avec le titre héréditaire de prince. Il sera président d’Haïti du 16 avril 1845 ai 28 février 1846.
[12] Louis Daure Lamartinière
[13] La Crête-à-Pierrot, était une position fortifiée élevée par les Anglais du temps de leur occupation de l’île
[14] Donatien-Marie-Joseph de Vimeur, vicomte de Rochambeau (1755 – 1813), le fils du maréchal.
[15] Anne-Alexandre Sabes, dit Pétion (1770 – 1818)
[16] Michel Etienne Decourtilz, naturaliste français.