Faut-il croire les Mémoires ? Essai de réponse par l’étude des Mémorialistes de Napoléon.
« J’ai été témoin, j’ai tout vu, et je puis dire : j’étais là ! » Constant
Introduction


Si le genre a eu des précurseurs célèbres – par exemple Saint-Simon ou le cardinal de Retz – l’écriture des Mémoires n’est devenu très à la mode qu’à partir du XIXème siècle. Quant à l’époque dans laquelle nous vivons, chacun a pu le remarquer, il n’est pas une célébrité ou prétendue telle, pas une personnalité politique, pas une star des média qui un jour en assume l’exercice, quitte à payer comme on disait jadis un « teinturier » pour le rédiger, quand on n’a pas trop de talent d’écriture pour le faire soi-même !
Mais si les auteurs croient souvent être très originaux dans leurs Mémoires, parce qu’ils y racontent leur vie, qui, par définition, est unique, le lecteur, lui, a bien souvent l’impression que tous ces écrits se ressemblent. Naissances, joies, déceptions, échecs forment une trame que nous retrouvons dans toutes les vies.
En général, mais ce n’est plus forcément de nos jours la règle, la vocation de mémorialiste naît généralement à l’âge mûr. C’est, en effet, lorsque la plus grande partie de la vie a été vécue, qu’elle a pris un chemin qui vraisemblablement ne se modifiera pas, qu’un individu peut être tenté par l’écriture de ses Mémoires. Il a alors tout un passé à ordonner, des aventures à raconter, une expérience de la vie qu’il peut avoir envie de transmettre. L’écriture peut alors être choisie comme un moyen de donner un sens à sa vie.
Le mémorialiste qui écrit vers ses cinquante ans et au-delà, ressent souvent les « approches » de la mort. Cette écriture est alors ressentie comme un prolongement de la vie, un sursis, permettant de vivre une seconde fois sa vie et de façon beaucoup plus satisfaisante que la « vraie » vie. Le mémorialiste choisit les événements qu’il raconte, abandonne tous les événements communs qui lui semblent non significatifs, qui tissent pourtant toute vie humaine.
Pour faire court, nous dirons, un peu sur le mode humoristique, que les préoccupations du mémorialiste sont, bien souvent : occuper son oisiveté, se disculper, établir qu’il a été méconnu !
C’est quoi des Mémoires ?
Le mot Mémoires vient du latin memoria. En tant que genre littéraire (notons qu’alors le mot « Mémoires » s’utilise uniquement au masculin pluriel), le mot désigne le témoignage écrit d’une personne sur sa propre époque et les événements qu’elle a vécus, soit en tant que témoin, soit en tant qu’acteur.
Tout écrit a sa formule propre, qui est en quelque sorte son essence. Quelle est donc l’essence des Mémoires ? Le récit de ce que j’ai été. Le récit du moi sur le mode du passé. Ce que je fus et dont je me souviens, ce que j’estime digne d’être raconté de ce qu’a été ma vie de ministre, de star de cinéma, d’ancien prix Nobel de physique, de Président de la République, de diplomate ou je ne sais quoi d’autre.
Les Mémoires sont évidemment proches de l’autobiographie, puisque ces deux genres possèdent plusieurs caractéristiques communes : ce sont en effet des récits rétrospectifs en prose dans lesquels l’auteur assume son propre récit et prétend restituer la vérité des événements vécus.
La différence majeure entre l’autobiographie et les Mémoires réside dans la nature des faits racontés :
- dans le premier cas (autobiographie), le récit est centré sur la vie privée de l’auteur : c’est un récit rétrospectif qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. L’autobiographie a donc des buts, plus ou moins avoués, qui sont toujours les mêmes ou presque :
- mieux comprendre sa vie ou du moins d’avoir l’illusion de mieux saisir son sens,
- être mieux connu de son public (car l’autobiographe n’est en général pas un personnage anonyme).
- dans le second, (Mémoires) ce récit est centré sur son époque. L’auteur raconte sa propre vie mais en axant son récit sur des faits historiques auxquels il a assisté en qualité de témoin ou pris part en tant qu’acteur. Il mêle donc vie privée et vie publique mais en donnant plus de relief à la seconde. Dans ce récit fait à la première personne, il essaie d’apporter son propre témoignage et ses propres éclairages sur une période historique déterminée.
Résumons nous : les Mémoires correspondent au récit de ce qu’on a vu ou entendu, de ce qu’on a fait ou dit, tandis que l’autobiographie, en revanche, est le récit de ce qu’on a été.
Le mémorialiste n’occupe pas, normalement, car il y a des exceptions notoires, une place centrale dans son récit: il s’attache aux événements qui se déroulent sur la scène de l’histoire, et son rôle est celui souvent de témoin privilégié (par ses fonctions, politiques, militaires, artistiques, etc.), parfois d’acteur, mais d’acteur secondaire.
L’esprit du mémorialiste est ainsi situé aux antipodes de celui du journaliste. Le sensationnel du présent est fait d’une extériorité‚ gratuite, du jaillissement d’une incohérence, où chaque fait apparaît sans rapport avec celui qui suit. Cela signifie aussi qu’il apparaît sans vie propre, sans vie personnelle.
Confidentielle dans ses conditions de rédaction, et donc libre, du moins en principe, face au pouvoir en place, entrant en concurrence avec l’histoire officielle, l’écriture des Mémoires possède une qualité inégalable: celle de restituer un rapport direct à l’existence et au passé sous la plume de personnages, hommes et femmes, qui s’essaient en amateurs à l’écriture et nous restituent la saveur du temps vécu.
Valeur des Mémoires
Chacun l’a expérimenté un jour, la mémoire est sélective, bornée, partiale : elle témoigne de la reconstruction par lui-même du parcours du témoin.
Donnons ici deux exemples pris dans les Mémoires de personnages de l’épopée impériale que nous retrouverons tout à l’heure.
Lorsque le soldat Barres entre à Iéna, la veille de la bataille, il y découvre, nous dit-il « d’une part le feu, de l’autre les bris des portes, les cris de désespoir ». Au même moment, le célèbre Coignet se trouve également dans la ville, où « toutes les maisons sont désertes ». Aucune mention d’un incendie. Avec ses compagnons, il y trouve « tout ce dont il a besoin, mais surtout du vin et du sucre ».
Quelques semaines plus tard, c’est l’entrée de la grande Armée, à Berlin. « La population de Berlin était toute aux croisées, et son admiration ne saurait se comparer qu’à celle des Parisiens, lors de notre retour d’Austerlitz », nous dit encore Coignet. Mais le prussien van Ense était également présent, et, lui, se rappelle que « certes quelques vivats en faveur de l’empereur avaient pu être lancés… mais dans sa majorité le peuple de Berlin n’approuvait pas de tels cris. »
L’historien ne peut donc se contenter des seuls Mémoires et son rôle sera d’objectiver les récits, de les croiser avec d’autres sources, bref de rentrer dans la complexité de la densité de l’histoire
Mais si l’historien François Hartog nous alerte « l’Histoire est en quête de vérité, la mémoire de fidélité », nous renvoyant ainsi à la question : « Où est la vérité ? Histoire ou mémoire ? », André Gide nous prévient : « Les Mémoires ne sont jamais qu’à demi sincères, si grand que soit leur souci de vérité », car, ajoute-t-il « tout est toujours plus compliqué qu’on ne le dit. »

Et Sainte-Beuve de renchérir, dans Mes prisons : « Qu’est-ce que la vérité ? – Nous sommes de pauvres esquifs qui ramons sur la mer sans fin. Nous montrons quelque reflet de lumière sur la vague brisée, et nous disons : C’est la vérité. »
Mais on ne peut exiger que la véracité des mémorialistes soit absolue. A distance, les faits grossissent, et comme les acteurs, si médiocre qu’ait été le rôle qui leur a été distribué, ils sont enclins à s’attribuer tout le succès qu’a eu la pièce. Point de second rôle, ayant joué aux côtés de Gabin ou Bardot, qui ne tire vanité des applaudissements.
Il en est de même des misères; les pires qui aient été souffertes sont toujours celles qu’on a éprouvées soi-même.
Il n’y a là rien que de très humain.
Il y a donc un partage nécessaire à opérer entre ce qui ressort de la réalité et ce qui a été superposé par l’imagination ou même la mémoire.
Ceci est d’autant plus vrai que Mémoires et Souvenirs sont écrits longtemps après les événements et qu’une confusion peut s’établir, dans l’esprit de l’auteur, sans doute à son insu, entre ce qui lui est arrivé à lui-même, ce qu’il a conté, et ce qui est arrivé à ses voisins.
Certes, il y a toujours un fond de vérité. Malheureusement, certains font pis: c’est de toutes pièces, et comme dans un simple roman d’aventures, qu’ils forgent leur récit. Pour le rendre intéressant, ils y entassent des détails qui, matériellement, se contredisent; ils s’attribuent à eux-mêmes des aventures qui suffiraient à quelques milliers d’hommes; leur véracité n’est point soutenable; leur bonne foi n’est pas même admissible; leurs prétendus Mémoires sont des contes tels qu’à la veillée les anciens égrènent pour étonner les jeunes.
Seulement, verba volant, scripta manent, ces détails falsifiés, au lieu d’être dits, sont écrits, ils demeurent et, la lettre moulée exerçant toujours son prestige, la manie s’étant répandue partout du témoignage inédit, les voici qui passent à la presse et se répandent sur le monde.
Pour que des Mémoires méritent d’être publiés, il faut qu’ils présentent ces trois qualités: authenticité matérielle, originalité, véracité. Il n’en faut pas demander plus: car tout individu qui écrit sur sa propre vie cède à l’une de ces préoccupations :
- le besoin d’occuper son oisiveté,
- le désir de se disculper,
- la volonté d’établir qu’il a été méconnu.
Très souvent, ayant commencé pour se distraire, ayant eu pour objet, en se racontant, d’employer les heures de la retraite, il a tendance, peu à peu, à se glorifier, à soutenir une thèse, à prouver qu’il ne s’est jamais trompé, que s’il n’a pas été avancé comme sa vanité le demandait, c’est qu’on était jaloux de son mérite.
Car il a tout prévu, tout indiqué, tout deviné, tout fait, mais on l’a dépouillé de ses idées et il revendique sa part de gloire.
Bien sûr, dès qu’apparaît ce délire des persécutions ou des grandeurs, le lecteur un peu perspicace s’en aperçoit. Mais c’est souvent au bout d’un troisième ou d’un quatrième volume. Ce délire ne s’est développé qu’au courant du récit, par un naturel désir qu’a eu l’auteur de corser son rôle et de lui donner plus d’ampleur, par un retour qu’il a fait sur son destin, sur l’injustice du sort.
D’ailleurs ne se donne-t-il pas d’abord cette excuse qu’il n’écrit que pour lui-même et pour les siens ? Si la postérité a connaissance de son vrai mérite, tant mieux pour elle ! Il a commencé en ajoutant des vétilles à la vérité: bientôt, le délire monte, il envahit les pages, il obscurcit les faits les plus clairs; il n’y en a plus que pour lui, et le lecteur ferme avec tristesse ces volumes où, au début, il avait pourtant trouvé de la sincérité, de la gaieté, un ferme et joli récit d’actions ignorées, mais où il ne trouve plus maintenant qu’envie, vanité, mensonges; un style fatigué, bruyant et lâche, pis que tout, l’ennui.
En fait, et idéalement, l’historien ne devrait accepter comme témoignages à charge que les Journaux personnels (intimes), écrits sous le coup des événements, qui en fournissent une notion nette, précise et vue; en seconde ligne, les Mémoires rédigés postérieurement, mais d’après un Journal original tenu quotidiennement.
Les Mémoires qui n’ont pas cette base nécessaire ne devraient être reçus qu’avec méfiance. Vainement cherche-t-on à y suppléer en s’aidant des journaux publics comme d’un mémento chronologique sur qui l’on brode. Mais ils présentent toujours de l’officieux et du conventionnel qui obscurcit le spectacle. A un mot, à une phrase, involontairement copiée ou reproduite, le point de départ apparaît, tout le développement suit, et ce développement devient suspect.
Le Journal, outre qu’il a offert à l’auteur de Mémoires le mémento le plus précieux, l’a constamment rappelé à la réalité, l’a contraint à la précision, l’a préservé des vanités excessives, et, lorsque la fatigue est venue, il a pourtant maintenu l’intérêt; même si l’auteur a quelque peu brodé, son travail garde une autorité et peut servir l’histoire.
Chaque génération d’historiens écrit sa vision du passé à la lueur de son expérience du présent et les récits d’Augustin Thierry, de Michelet, de Thiers, pour ne citer que trois grands « anciens », paraissent de nos jours d’un romanesque comparable aux textes de Balzac ou de Stendhal.
Mais par rapport aux romanciers qui relatent la vie de leur époque, les historiens ont le désavantage ou l’avantage du recul. Ils écrivent généralement au moins un demi-siècle après les événements qu’ils racontent. Cela leur permet de se distancier, de voir leur sujet de plus haut, mais les empêche de connaître l’ambiance d’un monde déjà révolu. Au lieu de saisir à pleines mains un sujet vivant, chaud, ils dissèquent, sous la lentille grossissante du microscope temporel, un cadavre d’époque.
Si l’œuvre de l’historien s’apparente alors au travail d’un médecin légiste d’une honnêteté souvent douteuse, dont les expertises sont influencées par l’État employeur ou des opinions politiques personnelles, que reste-t-il au public friand d’histoire ou d’histoires ? Aux explications des historiens, quelles que soit leur valeur, ne peut-on préférer les Mémoires et Souvenirs de contemporains ?
Mais il est bon de savoir à quelle époque ces Mémoires ou ces Souvenirs ont été rédigés.
Ceci est particulièrement important lorsqu’il s’agit d’évaluer les Mémoires relatifs à la période napoléonienne. Il faut alors bien avoir à l’esprit que, à partir de 1815 et jusqu’à, au moins, 1830, la France est gouvernée par des ennemis farouches de Napoléon. Une sévère censure empêche alors la publication d’ouvrages pouvant avoir une conation positive à son égard. Pire encore : tous ceux qui ont approché l’empereur déchu et bénéficié de ses largesses, doivent désormais faire des courbettes devant les Bourbons.
Comment alors espérer que les Mémoires écrits durant cette période puisse être totalement sincères et impartiaux ?
Il est aussi indispensable de connaître les intentions de l’auteur : a-t-il écrit-il pour son usage intime, pour ses proches, pour le grand public, pour justifier son action ?

« J’éprouve, » écrit la comtesse de Chastenay au début de ses Mémoires, « le besoin de dire avec simplicité ce que j’ai vu, ou ce que j’ai cru voir. »

L’humble sous-lieutenant Guibert nous précise, lui, que ses Mémoires sont avant tout « pour lui, ses enfants et ses amis ».
Quant à Pierre-Louis Roederer, qui fut un conseiller de Bonaparte, puis de Napoléon, il prend soin de préciser, au début de ses « Notes sur Bonaparte » : « Je déclare que je n’ai pas eu l’intention de faire un éloge. Je suis témoin. Je dépose. J’ai voulu dire les faits ; si ces faits louent, prenez-vous-en aux faits »
Les meilleurs Mémoires – nous dirons les plus sincères – seront donc indéniablement ceux qui ont été rédigés pour soi-même, qu’ils soient l’œuvre d’un personnage d’instruction médiocre et n’ayant joué qu’un rôle très subalterne, domestique, ou d’un bourgeois.
Par exemple, les Souvenirs du général Pouget n’ont été écrits, nous dit son fils, non pas « en vue de la publicité, mais uniquement pour laisser à ses enfants le récit des évènements de sa vie »
Les plus humbles, qui utilisent le plus souvent une langue fruste mais colorée et ignorent l’orthographe, valent souvent d’être signalés en raison de la spontanéité de leur témoignage, même s’ils ne sont que d’infimes pions sur l’échiquier historique.
Ceux qui n’ont écrit leurs Mémoires que pour leurs proches méritent en général une assez large confiance, même si parfois ils ont tendance à se mettre en valeur.
Il convient, en revanche, de se méfier de tous ceux qui destinent leurs souvenirs au grand public, surtout si ce sont des écrivains.