Enjeux stratégiques de la première campagne d’Italie – Première partie : De Montenotte à Castiglione
Menacée, depuis quatre ans, par les coalitions mises sur pied par les souverains monarchiques de l’Europe, la France républicaine avait pourtant résisté, portant même la guerre au-delà de ses frontières. En cette année 1796, deux théâtres d’opérations perdurent : l’Allemagne et l’Italie.
Le Directoire considère le premier comme le plus important : les armées commandées par Jourdan (sur le Main, à la tête de l’armée de Sambre-et-Meuse) et Moreau (avec l’armée du Rhin, sur le Danube) doivent, pour contraindre Vienne à la paix, marcher vers la monarchie autrichienne, jusqu’à ce que ce dernier soit en mesure de communiquer, par le Tyrol, avec l’armée d’Italie, qui doit alors, selon le plan adopté (attribué généralement à Lazare Carnot et par ailleurs approuvé par Bonaparte), se borner à faire diversion, certes en prenant possession de la riche plaine du Pô, jusqu’à l’Adige.
Une fois les trois armées réunies, il n’y aura plus qu’à foncer vers la capitale autrichienne, pour y dicter la paix.
Mais on va, en moins d’un an, assister à un étonnant renversement des rôles : les deux armées d’Allemagne vont être battues par l’archiduc Charles, tandis que celle d’Italie, contre toute attente (du moins du côté du Directoire), renverse la situation et prend le contrôle de l’Italie du Nord, avant d’entrer en Autriche et de la contraindre à la paix. De théâtre d’opérations considéré comme secondaire, l’Italie devient donc, en 1796, le théâtre principal.
Cette première campagne d’Italie (1796-1797) est certainement l’expédition militaire la plus brillante des guerres révolutionnaires françaises et, comme devait l’écrire Stendhal, « l’époque la plus pure et la plus brillante » de la vie du futur empereur.
Elle révèle en effet un grand esprit militaire, même si l’honnêteté oblige toutefois à faire remarquer que si beaucoup d’événements lui doivent en grande partie leur succès, il n’en demeure pas moins que certains d’entre eux sont le résultat de la concomitance d’autres évènements malheureux affectant la Coalition austro-sarde, certes rapidement mis à profit par Bonaparte, qui, grâce à des paris risqués, réussit à prendre le contrôle de la situation.

La stratégie du jeune général en chef est somme toute simple : d’abord se glisser entre les Piémontais et les Autrichiens, ce qui fera tomber, il en est sûr, les premiers.
Puis, gagnant les seconds de vitesse, les tourner par leur gauche, et franchissant le Pô, les refouler jusqu’à l’Adige, d’où, s’y étant établi, il protégera le Piémont et la Lombardie, dont il pourra tirer toutes les ressources nécessaires à la poursuite de la campagne, s’ouvrant le chemin vers les régions prospères de l’Italie, qui n’auraient pu, autrement, n’être conquise que par la mer, pour autant bien sûr que l’Angleterre ne s’y soit pas opposée.
Ce plan, considéré au début comme « sans l’espoir du succès » par le Directoire, et qui, en cas d’échec, se serait terminé par la résurrection de l’ancien équilibre, par-dessus les Alpes, entre Paris et Turin, n’était pas sans risque pour l’armée d’Italie (pour le Directoire, rappelons-le, force faible et secondaire), sans toutefois qu’une éventuelle défaite eut entraîné de graves conséquences sur l’ensemble des opérations de la campagne de 1796.
Durant la première partie de la campagne, l’événement militaire et politique principal va effectivement être la disparition du Piémont (royaume sarde), au terme de quatre ans d’une opiniâtre résistance face à la menace française. Mais, en plus, l’élimination de ce petit royaume, qui jouait le rôle de tampon, a pour conséquence d’exposer l’Italie autrichienne (la Lombardie) aux menées agressives de la France.
Au début de la campagne, les premiers opposants sont, pour le meilleur et pour le pire, les braves soldats du Royaume de Sardaigne (les Piémontais).

Or, cette armée du Piémont, théoriquement sous les ordres du roi, mais dont le commandement effectif appartient au général Luigi Colli-Marchi (1760 – 1812), est un ensemble de troupes très contrasté. A côté d’une infanterie régulière bien entraînée et digne de confiance avec ses grenadiers d’élite, de mercenaires (lire troupes suisses) également bien entraînés et disciplinés, et d’une cavalerie courageuse, se trouvent de nombreuses milices mal armées (provinces), faiblement motivées sous les drapeaux, mais fortes et solides une fois transformées en insurgés territoriaux.
Ces soldats Piémontais, qui vont tous à la bataille affublés d’un surnom, n’ont pas une grande réputation chez les Alliés et leurs ennemis. Les Français les appellent les « castors », se référant à leur aptitude à se cacher dans des anfractuosités de terrain, lorsqu’ils combattent dans les cols, sous la mousqueterie et les bombardements.
Bonaparte, de son côté, ne nomme-t-il pas, leur roi, Vittorio Amedeo III, le « roi des marmottes », ce qui, d’ailleurs, correspond à la personnalité tranquille et réservée du souverain.
Les années précédentes, l’entourage du roi a complètement changé sa stratégie militaire, passant de la vieille défense en profondeur, à une défense frontale, au moyen d’une chaîne de petits détachements (la défense en cordon), soutenue par la « fleur à la boutonnière » de l’armée Piémontaise : l’artillerie sarde, considérée alors comme une des meilleure en Europe.
Cette évolution est la conséquence, soit de la nécessité de défendre la frontière naturelle montagneuse avec la France (les Alpes), soit des suggestions de la Cour de Vienne, où le Conseil de guerre (Hofkriegsrat) se préoccupe plus de protéger Milan (en Lombardie) que Turin (en Piémont). Cette défense plutôt rigide a d’ailleurs obtenu de bons résultats, avant l’arrivée de Bonaparte.
De leur côté, les Autrichiens ont à ce moment en Italie le plus mauvais contingent qui soit au sein de leur armée : un mélange d’infanterie italienne peu enthousiaste (les régiments de la Lombardie), de soldats de frontière de Croatie (les « Grenzers ») et de Serbie (des volontaires), d’un peu de bons soldats des états héréditaires et d’un seul bataillon d’élite des grenadiers (Strassoldo).
Cavalerie et artillerie sont insignifiantes, et par ailleurs difficiles à mettre en œuvre sur les chemins de montagnes (la campagne débute à la fin de l’hiver, la neige est encore présente sur les hauteurs).
À part la division Provera (Johann Giovanni Marchese Provera – né à Pavie, mort en 1804), qui est, en fait, un prêt au roi sarde, le commandement supérieur autrichien (les Autrichiens se réservent toujours le commandement général et exclusif), est passé du FZM Joseph Nikolaus De Vins (1732 -1798), malade de la goutte, au FZM Johann Peter Beaulieu (1725 – 1819), plus « mobile », malgré ses soixante-dix ans passés.
Mais la « crème » de l’armée autrichienne est destinée à rester sur le Rhin, car, à Vienne, on ne craint aucune menace sérieuse de la part de la « petite » armée d’Italie (on peut remarquer ici une similarité intéressante avec la position du Directoire vis-à-vis de l’armée d’Italie)
On le voit, la position des coalisés n’est pas, stratégiquement, la meilleure, avec les Piémontais dispersés le long des cols et en plaine, près des camps retranchés de Mondovi/Coni (aujourd’hui Cuneo) et de Turin, pendant que les Autrichiens concentrent leurs troupes entre Asti et Alessandria, se préparant à défendre la frontière de « leur » Lombardie.
Entre les deux, un espace libre, comme une provocation à y intervenir: la haute vallée de la Bormida. Et, effectivement, les Français vont séparer les deux alliés en frappant sur ce point, en utilisant l’excellente route de Savona à Carcare, avec deux puissantes colonnes, l’une dirigée contre les Piémontais de Colli, par Ceva – l’autre contre les Autrichiens de Beaulieu.
C’était là, de la part de Bonaparte, un vrai pari, car le risque était grand d’être pris en tenaille par deux armées deux fois plus nombreuses que l’armée française, mais les alliés n’avaient aucun commandement en mesure de saisir une telle occasion, et sont contraints d’affronter l’ennemi séparément.
Notons ici que Carcare était déjà mentionné dans le plan de campagne préparé, en 1794, par Bonaparte, plan approuvé par Directoire, dès lors que le problème de la neutralité de la république de Gênes aurait pu être résolu.
Dès l’instant où le Directoire avait donné à Bonaparte le commandement unique et suprême, il avait ouvert, sans le savoir, la boite de Pandore : le jeune général commence en effet à appliquer ses concepts personnels de campagne, basés sur la connaissance parfaite du champ de bataille et des ressources du pays.
Comme Colin l’écrit : « la rapidité était l’élément fondamental de la stratégie de Napoléon« , surtout en montagnes et dans vallées. Et, de fait, pour Bonaparte :
« la stratégie est l’art de faire une bonne utilisation du temps et de la distance. Je suis moins parcimonieux avec la seconde qu’avec le premier ; on peut toujours rattraper la distance, le temps, jamais ! Je pourrais perdre une bataille, mais je ne perdrai aucune minute!« .
Pour être rapide et efficace, il était nécessaire de connaître la géographie dans les détails (choix correct des routes, des barrages de route, des voies secondaires et des ponts). Nous pouvons également ajouter, ici, le soin particulier que Bonaparte va attacher aux ponts, durant toute la campagne.
Un bon exemple de cet conception de la guerre est la marche d’Augereau vers Castiglione : 85 kilomètres en 36 heures, juste à temps pour se confronter à une nouvelle armée autrichienne.
Les Autrichiens, inquiets pour la capitale ligure, qui doit être, selon eux, le but premier de Bonaparte, se dirigent vers Gênes. Ceci sépare de fait les deux coalisés et Bonaparte en profite aussitôt.
Dédaignant les Autrichiens, qui constituent pourtant le principal opposant, Bonaparte choisi de s’en prendre d’abord aux Piémontais. En avril, il les défait « rapidement » à Montenotte (12 avril), Millesimo-Cosseria (13-14 avril), Mondovi (Sérurier, 22 avril), évitant de perdre trop de temps en sièges (forteresse de Ceva), et force le roi Vittorio Amedeo III à une suspension des hostilités, à Cherasco, le 28 avril, laissant un Beaulieu abasourdi en pleine inquiétude (il s’était au début avancé contre la colonne française de Montenotte, mais avait ensuite retraité sur Alessandria, craignant pour la frontière de la Lombardie).
Jusqu’à ce que le traité de cessez-le-feu soit adopté à Paris (et cela prendra une vingtaine de jours), le Piémont est donc mis hors du conflit, et Bonaparte peut s’attaquer à la deuxième phase du plan d’opérations : se débarrasser des Autrichiens.
Plutôt que de foncer tête baissée contre ceux-ci, ce qui l’obligerait à forcer le passage du Pô (mais Beaulieu a détruit le seul pont sur le Pô à Valenza – si l’on excepte celui de Turin, trop loin pour une avance rapide) et à faire tomber toutes les lignes successives de défense, Bonaparte choisi une direction plus au sud, pour franchir le Pô à Piacenza, remonter vers l’Adda, réalisant ici une parfaite manœuvre sur les derrières de l’ennemi. Là, il lui restera une seule chose à faire : attaquer, certes dans des conditions difficiles, le pont qui franchi la rivière, à Lodi.

par Louis-François Lejeune.
Cette audacieuse manœuvre a pour but, soit de capturer les troupes de Beaulieu (dont le moral est au plus bas), soit, au moins, de les forcer à retraiter, et de les séparer définitivement des Piémontais. Et c’est ce qui va se produire : le 6 mai Beaulieu amorce sa retraite, et, malgré sa défaite au pont de Lodi, parvient à échapper à Bonaparte.
Et le 14 mai, Bonaparte entre triomphalement dans Milan, capitale de la Lombardie, comme un empereur romain. Le 21 mai, il apprend que la paix avec la Sardaigne est signée : il n’a plus rien à craindre de ce côté et peut, le 22, remettre ses troupes en marche.
Comme en avril en Piémont, Bonaparte va accorder la plus grande importance au harcèlement de l’ennemi, pour affaiblir sa confiance, au moyen d’attaques de flanc, avec l’infanterie légère (chasseurs à pied).
Cette façon brillante de faire la guerre culmine à Castiglione (5 août), action capitale de cette deuxième partie de la campagne, superbement emmenée par Augereau (le futur duc de Castiglione). Là, craignant la marche des Français vers le Tyrol, Vienne s’était enfin décidé d’y envoyer contre Bonaparte une meilleure armée, dont les troupes, formées de vétérans de l’armée du Rhin, étaient désormais commandées par le vieux mais très capable FZM Dagobert Sigmund von Wurmser (1724 – 1797).

Le plan de Bonaparte était de l’attirer hors de ses fortes positions de défense (Mantoue), de contre-attaquer et de le frapper par une attaque surprise de flanc.
Comme prévu, les Français se retirent en bon ordre, suivis des Autrichiens. Malheureusement pour Bonaparte, l’assaut de flanc est lancé trop tôt et Wurmser peut éviter le piège et s’échapper. Mais la deuxième armée autrichienne a été complètement battue.
Avec des forces inférieures à celles de l’ennemi, le brillant général, entre avril et août, avait ainsi conquis plus des deux-tiers de l’Italie fertile du nord.
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