Enjeux stratégiques de la première campagne d’Italie. Deuxième partie : de Castiglione à Campo-Formio
La première partie de la campagne d’Italie (1796-1797) s’était clôturée avec la poursuite de l’armée de Wurmser et le début du deuxième siège de Mantoue. Après un certain nombre de combats malheureux, Wurmser avait rassemblé son armée dans la grande forteresse, assiégée par les Français.
L’armée d’Italie, qui avait commencé la campagne dans une situation difficile et aux prises avec des manques considérables, mais avait gagné en expérience, grâce aux victoires et aux approvisionnements locaux, traverse de nouveau, en septembre, une crise grave.
Les blessés, les maladies de l’été, les épidémies, la perte d’officiers et de sous-officiers expérimentés, les marches fatigantes et l’absence, de nouveau, de ressources locales, tout ceci tend à abaisser le moral des troupes, que le siège de Wurmser dans Mantoue et l’occupation des ouvrages extérieurs de la forteresse (comme San-Giorgio) ne parviennent même pas à relever.
Bonaparte, avec peu d’hommes mais beaucoup de besoins entre dans la saison froide en assiégeant une très importante armée dans Mantoue, avec le risque de devoir affronter une nouvelle armée autrichienne arrivant des plaines de Vénétie par Vérone, ou descendant du Tyrol, par la vallée de la Brescia jusqu’au lac de Garde. En fait, après six mois de campagne, quelque chose a changé et les « grognards » commencent à murmurer.
Septembre 1796 marque le moment de la véritable explosion du génie de Bonaparte, le brillant général laisse la place au futur souverain, le politicien apparaît.
Le risque est très grand. L’armée, diminuée en hommes et en équipements, se trouve dispersée dans les territoires conquis et ne peut sans doute pas affronter un ennemi capable de lever, à chaque saison, une nouvelle armée. Or, c’est ce que fait l’Autriche, menaçant maintenant par l’est.
Bonaparte ne dispose pas à ce moment, sauf à retraiter, de beaucoup d’alternatives ; il lui faut alors agir plus en politicien qu’en général :
- Il lui faut d’abord accroître ses capacités d’approvisionnement, en prenant en compte, pour sa campagne, d’autres territoires italiens, et en s’attirant, pourquoi pas, les sympathies du peuple italien. Refusant d’être uniquement identifié comme l’envahisseur de l’Italie du nord, il change sa mission, se muant en porteur du drapeau de la liberté de l’Italie, dans un style très jacobin. Les Arbres de la Liberté apparaissent dans toutes les villes italiennes, dont les populations se montrent quelque peu fascinées par ces hommes venus de France. Là où l’idéologie ne réussit pas, l’intimidation la remplace, comme à l’égard des petits états voisins (Emilie, Romagne) et de la faible armée du Saint-Siège.
- Par ailleurs, Bonaparte renforce son système de « propagande ». De nombreux journaux commencent, en Italie, à publier les idées révolutionnaires. Beaucoup de rapports destinés au Directoire sont habilement « adaptés » aux besoins de Bonaparte. Par exemple, un certain nombre de « défaillances au combat », individuelles ou collectives (« On ne se bat que nonchalamment et presque avec répugnance, les chefs militaires sont dégoûtés » écrit le commissaire du Directoire Garreau, le 13 novembre 1796), sont passées sous silence dans les rapports officiels, disparaissant de toutes les histoires « officielles » de la campagne de 1796, et même de la « légende napoléonienne »
Il faudra tout le talent de Bonaparte, brillant sur le « champ de bataille » de la propagande comme en tactique, pour restaurer l’ordre dans son armée et redresser son moral et son état d’esprit.
La deuxième partie de la campagne (d’automne 1796 à hiver 1797)
L’Autriche avait donc levé sa troisième armée pour combattre Bonaparte. Accélérant les enrôlements au sein des populations slaves des frontières de l’empire, levant la première (mais non officielle) Insurrection en Hongrie, l’empereur crée l’armée du Frioul, placée sous le commandement du feld-maréchal Joseph Alvinczy de Berberek.
Masséna et Augereau font des miracles pour s’opposer à la marche de cette nouvelle armée, qui s’avance en deux grandes colonnes sous les ordres des FML Quosdanovich et Provera. Les Autrichiens atteignent Verone en octobre, après des affrontements à Bassano, sur la Brenta, Cittadella et Caldiero (première défaite officielle du général Bonaparte)
Une quatrième armée (c’est d’ailleurs plutôt un groupe d’armée) descend de Trente, le long de l’Adige, sous les ordres du FML Dadidovich, bousculant les faibles avant-postes français, et se dirigeant sur les derrières de Verone.

Pour stopper cette menace, Bonaparte utilise l’approche tactique en cas d’infériorité numérique : gardant la position centrale, il s’attaque aux forces ennemies séparément. En novembre, c’est Arcole. Il est certes difficile de dire que Bonaparte y fut le vainqueur, mais en tous cas il le fait savoir, avec l’aide d’Alvinczy, qui décide de retraiter. Cela fait du bien au moral de l’armée française, mais c’est au prix de nombreuses vies perdues pour un pont finalement pas conquis.
Edgar Quinet, dans son Ode « Le chant du pont d’Arcole », écrira :
« En ce jour-là, c’était un des jours de brumaire,
Les saules du Ronco jetaient une ombre amère ;
La sarcelle avait fui ; le marais, sur ses bords, en
tremblant s’éveillait : les roseaux sous la bise,
Dans la fange, meurtris, ployaient leur tête grise ;
Et sur l’étang des morts passait l’âme des morts. »
Vision romantique, dont les images (marais remplis de l’âme des guerriers morts) se retrouvent, de nos jours, dans les textes de Tolkien (Le Seigneur des Anneaux). Mais Arcole est un combat des Croates contre les Français, dur, mais sans résultat, et durant lequel Bonaparte manque perdre la vie dans les marais. Le jour suivant, Alvinczy est de nouveau dans les murs de Vérone, et Wurmser, assiégé dans Mantoue, reprend confiance.
Il faut donc désormais fermer la porte du Tyrol. Compte tenu de l’incertitude concernant l’attitude de Dadidovich, Bonaparte se sépare du général Vaubois, et donne le commandement de l’aile gauche au jeune général Joubert, placé toutefois sous l’autorité d’Augereau et de Masséna.
Alvinczy regroupe ses forces dans le Trentino, se préparant à une grande bataille, et avançant en six colonnes, par les montagnes et les vallées. Provera est détaché contre la forteresse de Legnano, avec pour mission d’aller au secours de Mantoue, par l’est. L’alarme sonne le 12 janvier lorsque les Français perde le poste très important de Madonna della Corona (La Corona), qui contrôle la vallée de l’Adige.

Bonaparte arrive en toute hâte, donne ses ordres à Augereau (défendre) et à Masséna (arriver à marches forcées) et rejoint le centre du champ de bataille, sorte de coupe ressemblant à un stade, entourée de collines peu élevées, seul endroit où les soldats peuvent se mettre en ligne, entre des escarpements et des zones d’eau profonde (l’Adige et le lac de Garde). C’est ici, à Rivoli, que va se jouer la bataille décisive de la campagne d’Italie.
Les Français sont là en position risquée, mais les Autrichiens (Croates) manquent de formation, et sont peu habitués à se battre sur des collines sans canons et l’intervention directe de Masséna donne la victoire, cette fois bien réelle, à Bonaparte
Mais celui-ci (et Masséna) ne prennent pas le temps de célébrer leur victoire. En une demie journée, ils sont à Mantoue, battent Provera à La Favorite et détruisent l’aile des Autrichiens. L’infortuné Wurmser se rend et, dans les premiers jours de février, ouvre les portes de la citadelle. C’est le triomphe pour Bonaparte.
Le Génie politique de Bonaparte
Certains on pu dire : « Bien que les politiciens l’aient pris pour un général, le général était un politicien calculateur. ». Pour avoir quelques chances de succès contre les Autrichiens du nord et de l’est, Bonaparte doit libérer son flanc sud de toute menace.
A Turin, après l’armistice, Bonaparte avait obtenu l’alliance de la Sardaigne avec la France. A Gênes, un soulèvement calculé des Jacobins locaux lui avait permis de transformer la république sénatoriale en une République (« populaire » !) de Ligurie, avec des institutions similaires à celles de la France.
A Modène, le 16 octobre 1796, des représentants de Reggio, Ferrare et Bologne avaient proclamé la « Republique Cispadine ». Le même processus était intervenu à Milan, avec la formation de l’éphémère « République Transpadane ». Le 29 juin 1797, Bonaparte réunira ces deux républiques pour en faire la « République Cisalpine », dans laquelle on peut voir la première tentative d’indépendance italienne.
Lorsqu’il s’était avancé vers l’est, en juin 1796, pour faire le siège de Mantoue, Bonaparte avait envahit les états du pape, et le 23 juin, Pie VI, pour obtenir le cessez-le-feu, avait accepté d’abandonner les territoires papaux de Bologne et de Ferrare, de payer une large contribution pour dommages de guerre et d’envoyer à Paris un grand nombre d’objets d’art.
En février 1797, sur le motif que le pape a renoué son alliance avec l’Autriche, les Français s’avancent vers Rome. Le pape, dans une ultime tentative d’arrêter ce mouvement, accepte d’abandonner tous ses territoires du nord et de payer une contribution encore plus élevée. Les Français, déjà tranquillisés par l’armistice signé avec le Royaume de Naples, peuvent alors entrer en Toscane et être maître de tous les territoires de l’Italie centrale. Mais les pillages vont faire que leur population ne sera pas aussi amicale que celle du nord.
La troisième partie de la campagne (printemps 1797)
Après Rivoli, la 1e campagne d’Italie était pratiquement terminée et ce que l’on doit bien appeler la troisième et dernière partie de la campagne, est, du point de vue stratégique, simple, puisqu’il s’agit simplement de marcher sur Vienne. Pour la première fois, Bonaparte a autant de soldats que son adversaire (il a reçu, d’Allemagne, le renfort de deux divisions – une sous le commandement de Bernadotte – s’élevant à 70.000 hommes.),

Bonaparte a maintenant devant lui un nouvel adversaire, en la personne de l’archiduc Charles, le plus jeune frère de l’empereur François II. C’est un remarquable chef, qui a déjà repoussé Jourdan et Moreau d’Allemagne. Considéré comme l’un des esprits militaires les plus brillants de l’histoire de l’Autriche, il essayera, plus tard, de réformer l’armée impériale et sera le vainqueur d’Aspern. Bonaparte essaye de le prendre de vitesse. Au niveau de l’Adige, la frontière suisse ne lui assure pas de protection, en particulier au nord, alors qu’il doit s’avancer vers l’est, vers Trieste et vers le Tyrol, pour menacer les lignes de communication des Autrichiens.
Dans le Tyrol, Joubert reçoit l’ordre d’être sur la défensive et de tenir environ 10 jours. Moreau aurait pu intervenir pour sécuriser son flanc, mais il ne va finalement passer le Rhin que le 18 avril, le jour de l’armistice.
La confrontation se déroule en trois étapes.
- Marche sur l’Isonzo (11-20 mars). Masséna prend une route directe vers Vienne et le col de Tarvis, à la tête de 15.000 hommes. Le 11, le jour du départ, il bat Lusignan à Longarone, près de Bellune. Il passe par le cours supérieur du de la Piave, alors que Bonaparte emprunte la vallée inférieure. Repoussé de front et menacé d’être contourné par sa droite, l’archiduc se retire. Bonaparte passe le Tagliamento le 16 mars. Charles a choisi d’éviter l’affrontement dans de grandes batailles.
- Marche sur Klagenfurt (20 – 31 mars). Masséna s’empare de Tarvis le 23 mars. Le 28, il retrouve Guieu (Guieux), qui emmène l’ex division Augereau, et Sérurier, à Klagenfurt, abandonné par l’archiduc.
- La marche sur Vienne (1er – 17 avril). Avec Bernadotte et Joubert, Bonaparte poursuit l’archiduc en retraite, le bat à Neumarkt, le 2 avril et atteint, le 7, Leoben.
L’archiduc prend position au Semmering, à environ 100 Kms de Vienne. Mais Bonaparte, désormais très loin de ses centres d’approvisionnement, signe, le 9 avril, un armistice provisoire (accord de Judenburg).
Cette campagne se termine donc, après une longue poursuite, sans grande bataille. Bonaparte, au moyen de petits engagements continuels et de passages de rivières offensifs, n’avait jamais laissé le temps à Charles de s’organiser. Mais l’opération était risquée. La preuve en est cette colonne autrichienne, relativement importante, qui pénétra en Tyrol et descendit la vallée de l’Adige, en direction de Vérone, après le passage de Joubert, et qui, après avoir facilement repoussé quelques détachements français, ne fut stoppée que par l’armistice.
Tout n’avait été qu’une question de rapidité et de souplesse des idées, de vitesse dans l’exécution et, aussi, de pression. L’armistice fut en fait la plus grande victoire de la campagne.
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