Enjeux stratégiques de la première campagne d’Italie

Menacée, depuis quatre ans, par les coalitions mises sur pied par les souverains monarchiques de l’Europe, la France républicaine avait pourtant résisté, portant même la guerre au-delà de ses frontières. En cette année 1796, deux théâtres d’opérations perdurent : l’Allemagne et l’Italie. Le Directoire considère le premier comme le plus important : les armées commandées par Jourdan (sur le Main, à la tête de l’armée de Sambre-et-Meuse) et Moreau (avec l’armée du Rhin, sur le Danube) doivent, pour contraindre Vienne à la paix, marcher vers la monarchie autrichienne, jusqu’à ce que ce dernier soit en mesure de communiquer, par le Tyrol, avec l’armée d’Italie, qui doit alors, selon le plan adopté (attribué généralement à Lazare Carnot et par ailleurs approuvé par Bonaparte), se borner à faire diversion. Une fois les trois armées réunies, il n’y aura plus qu’à foncer vers la capitale autrichienne, pour y dicter la paix.

Mais on va, en moins d’un an, assister à un étonnant renversement des rôles : les deux armées d’Allemagne vont être battues par l’archiduc Charles, tandis que celle d’Italie, contre toute attente (du moins du côté du Directoire), renverse la situation et prend le contrôle de l’Italie du Nord, avant d’entrer en Autriche et de la contraindre à la paix. De théâtre d’opérations considéré comme secondaire, l’Italie devient donc, en 1796, le théâtre principal.
Cette première campagne d’Italie (1796-1797) est certainement l’expédition militaire la plus brillante des guerres révolutionnaires françaises. En outre elle révèle un grand esprit militaire, un jeune général corse, Napoleone Buonaparte (qui va devenir Bonaparte). L’honnêteté oblige toutefois à faire remarquer que si beaucoup d’événements lui doivent en grande partie leur succès, il n’en demeure pas moins que certains d’entre eux sont le résultat de la concomitance d’autres évènements malheureux affectant la Coalition austro-sarde, rapidement mis à profit par Bonaparte, et qui, grâce à des paris risqués, réussit à prendre le contrôle de la situation.

La stratégie du jeune général en chef est somme toute simple : d’abord se glisser entre les Piémontais et les Autrichiens, ce qui fera tomber, il en est sûr, les premiers, puis, gagnant les seconds de vitesse, les tourner par leur gauche, et franchissant le Pô, les refouler jusqu’à l’Adige, d’où, s’y étant établi, il protégera le Piémont et la Lombardie, dont il pourra tirer toutes les ressources nécessaires à la poursuite de la campagne, s’ouvrant le chemin vers les régions prospères de l’Italie, qui n’auraient pu, autrement, n’être conquise que par la mer, pour autant bien sûr que l’Angleterre ne s’y soit pas opposée.
Ce plan, considéré au début comme « sans l’espoir du succès » par le Directoire, et qui, en cas d’échec, se serait terminé par la résurrection de l’ancien équilibre, par-dessus les Alpes, entre Paris et Turin, n’était pas sans risque pour l’armée d’Italie (pour le Directoire, rappelons-le, force faible et secondaire), sans toutefois qu’une éventuelle défaite eut entraîné de graves conséquences sur l’ensemble des opérations de la campagne de 1796.
Durant la première partie de la campagne, l’événement militaire et politique principal va effectivement être la disparition du Piémont (royaume sarde), au terme de quatre ans d’une opiniâtre résistance face à la menace française. Mais, en plus, l’élimination de ce petit royaume, qui jouait le rôle de tampon, a pour conséquence d’exposer l’Italie autrichienne (la Lombardie) aux menées agressives de la France.
Cette campagne, en plus d’être la première campagne « officielle » du général Bonaparte, est sûrement la première campagne révolutionnaire où sont mises en jeu des doctrines militaires totalement nouvelles. Le facteur le plus important est qu’on lui a donné (plus ou moins volontairement, il est vrai) une liberté complète de commandement.
Rappelons qu’au début de la campagne, les premiers opposants sont, pour le meilleur et pour le pire, les braves soldats du Royaume de Sardaigne (les Piémontais).
Or, cette armée du Piémont, sous les ordres du général Luigi Colli-Marchi (1760 – 1812), est un ensemble de troupes très contrasté. A côté d’une infanterie régulière bien entraînée et digne de confiance avec ses grenadiers d’élite, de mercenaires (lire troupes suisses) également bien entraînés et disciplinés, et d’une cavalerie courageuse, se trouvent de nombreuses milices mal armées (provinces), faiblement motivées sous les drapeaux, mais fortes et solides une fois transformées en insurgés territoriaux.
Ces soldats Piémontais, qui vont tous à la bataille affublés d’un surnom, n’ont pas une grande réputation chez les Alliés et leurs ennemis. Les Français les appellent les « castors », se référant à leur aptitude à se cacher dans des anfractuosités de terrain, lorsqu’ils combattent dans les cols, sous la mousqueterie et les bombardements. Bonaparte, de son côté, ne nomme-t-il pas, leur roi, Vittorio Amedeo III, le « roi des marmottes », ce qui, d’ailleurs, correspond à la personnalité tranquille et réservée du souverain.
Les années précédentes, l’entourage du roi a complètement changé sa stratégie, passant de la vieille défense en profondeur, à une défense frontale, au moyen d’une chaîne de petits détachements (la défense en cordon), soutenue par la « fleur à la boutonnière » de l’armée Piémontaise : l’artillerie sarde, considérée alors comme une des meilleure en Europe.
Il faut voir là la conséquence, soit de la nécessité de défendre la frontière naturelle montagneuse avec la France (les Alpes), soit des suggestions de la Cour de Vienne, où le Conseil de guerre (Hofkriegsrat) se préoccupe plus de protéger Milan (en Lombardie) que Turin (en Piémont). Cette défense plutôt rigide a d’ailleurs obtenu de bons résultats, avant l’arrivée de Bonaparte.
De leur côté, les Autrichiens ont en Italie le plus mauvais contingent qui soit au sein de leur armée : un mélange d’infanterie italienne peu enthousiaste (les régiments de la Lombardie), de soldats de frontière de Croatie (les « Grenzers ») et de Serbie (des volontaires), d’un peu de bons soldats des états héréditaires et d’un seul bataillon d’élite des grenadiers (Strassoldo). Cavalerie et artillerie sont insignifiantes, et par ailleurs difficiles à mettre en œuvre sur les chemins de montagnes (la campagne débute à la fin de l’hiver, la neige est encore présente sur les hauteurs). À part la division Provera (Johann Marchese Provera – mort en 1804), qui est, en fait, un prêt au roi sarde, le commandement supérieur autrichien (les Autrichiens se réservent toujours le commandement général et exclusif), est passé du FZM Joseph Nikolaus De Vins (1732 -1798), malade de la goutte, au FZM Johann Peter Beaulieu (1725 – 1819), plus « mobile », malgré ses soixante-dix ans passés. Mais la « crème » de l’armée autrichienne est destinée à rester sur le Rhin, car, à Vienne, on ne craint aucune menace sérieuse de la part de la « petite » armée d’Italie (on peut remarquer ici une similarité intéressante avec la position du Directoire vis-à-vis de l’armée d’Italie)
Les stratèges de la coalition ont donc misé sur le point le plus faible dans leur système défensif, avec les Piémontais dispersés le long des cols et en plaine, près des camps retranchés de Mondovi/Coni (aujourd’hui Cuneo) et de Turin, pendant que les Autrichiens concentrent leurs troupes entre Asti et Alessandria, se préparant à défendre la frontière de « leur » Lombardie.
Entre les deux, un espace libre dans la structure de la défense : la haute vallée de la Bormida. Et, effectivement, les Français vont séparer les deux alliés en frappant sur ce point, en utilisant l’excellente route de Savona à Carcare, avec deux puissantes colonnes, l’une dirigée contre les Piémontais de Colli, par Ceva – l’autre contre les Autrichiens de Beaulieu (1725-1819).
C’était là un vrai pari, le risque étant grand d’être écrasé au centre pendant cette attaque, mais les alliés n’avaient aucun commandement en mesure de saisir une telle occasion. Notons ici que Carcare était déjà mentionné dans le plan de campagne préparé, en 1794, par Bonaparte, plan approuvé par Directoire, dès lors que le problème de la neutralité de la république de Gênes aurait pu être résolu.
Dès l’instant où le Directoire donne à Bonaparte le commandement unique et suprême, il ouvre, sans le savoir, la boite de Pandore : Bonaparte commence en effet à appliquer ses concepts personnels de campagne, basés sur la connaissance parfaite du champ de bataille et des ressources du pays.
Comme Colin l’écrit : « la rapidité était l’élément fondamental de la stratégie de Napoléon« , surtout en montagnes et dans vallées. Bonaparte a également dit :
« la stratégie est l’art de faire une bonne utilisation du temps et de la distance. Je suis moins parcimonieux avec la seconde qu’avec le premier ; on peut toujours rattraper la distance, le temps, jamais ! Je pourrais perdre une bataille, mais je ne perdrai aucune minute!« .
Pour être rapide et efficace, il était nécessaire de connaître la géographie dans les détails (choix correct des routes, des barrages de route, des voies secondaires et des ponts). Nous pouvons également ajouter, ici, le soin particulier que Bonaparte va attacher aux ponts, durant toute la campagne. Un bon exemple de cet élément est la marche d’Augereau vers Castiglione : 85 kilomètres en 36 heures, juste à temps pour se confronter à une nouvelle armée autrichienne.

Dédaignant, pour l’instant, les Autrichiens, qui constituent le principal opposant, Bonaparte choisi de s’en prendre aux Piémontais. En avril, il les défait « rapidement » à Montenotte (12 avril), Millesimo, Dego et Mondovi-Bicocca, évitant de perdre un temps inutile en sièges (forteresse de Ceva), forçant le roi Vittorio Amedeo III à une suspension des hostilités, à Cherasco, le 28 avril et à laisser un Beaulieu abasourdi en pleine inquiétude [1]il s’était au début avancé contre la colonne française de Montenotte, mais avait ensuite retraité sur Alessandria, craignant pour la frontière de la Lombardie.
Jusqu’à ce que le traité de cessez-le-feu soit adopté à Paris [2]cela prendra bien une vingtaine de jours, le Piémont est donc mis hors du conflit, et Bonaparte peut s’attaquer à la deuxième phase du plan d’opérations : se débarrasser des Autrichiens.
Plutôt que de foncer tête baissée contre ceux-ci, ce qui l’obligerait à forcer le passage du Pô (mais Beaulieu a détruit le seul pont sur le Pô – si l’on excepte celui de Turin – à Valenza) et à faire tomber toutes les lignes successives de défense, Bonaparte choisi une direction plus au sud, pour franchir le Pô à Piacenza, remonter vers l’Adda, réalisant ici une parfaite manœuvre sur les arrières de l’ennemi. Là, il lui restera une seule chose à faire : attaquer, certes dans des conditions difficiles, le pont qui franchi la rivière, à Lodi.
Cette audacieuse manœuvre a pour but, soit de capturer les troupes de Beaulieu (dont le moral est au plus bas), soit, au moins, leur retraite, et leur séparation définitive des Piémontais. C’est ce qui va se produire : le 6 mai Beaulieu amorce sa retraite, et, malgré la belle affaire du pont de Lodi, parvient à échapper à Bonaparte.
Et le 14 mai, Bonaparte entre triomphalement dans Milan, capitale de la Lombardie, comme un empereur romain. Le 21 mai, il apprend que la paix avec la Sardaigne est signée : il n’a plus rien à craindre de ce côté et peut, le 22, remettre ses troupes en marche.
Comme en avril en Piémont, Bonaparte va accorder la plus grande importance au harcèlement de l’ennemi, pour affaiblir sa confiance, au moyen d’attaques de flanc.
Il lance de nombreux assauts de flanc, comme à Montenotte, avec l’infanterie légère rapide (chasseurs à pied). La manœuvre de Lodi avait été une grande opération de débordement. Cette façon brillante de faire la guerre va culminer à Castiglione (5 août), action capitale de cette deuxième partie de la campagne, superbement emmenée par Augereau (le futur duc de Castiglione). Là, craignant la marche des Français vers le Tyrol, Vienne s’était enfin décidé à envoyer contre Bonaparte une meilleure armée, dont les troupes, formées de vétérans de l’armée du Rhin, étaient désormais commandées par le vieux mais très capable FZM Dagobert Sigmund von Wurmser (1724 – 1797).

Le plan est de l’attirer hors de ses fortes positions de défense, de contre-attaquer, enfin de le frapper par une attaque surprise de flanc. Comme prévu, les Français se retirent en bon ordre, suivis des Autrichiens. Malheureusement pour Bonaparte, l’assaut de flanc est lancé trop tôt et Wurmser peut éviter le piège et s’échapper. Mais la deuxième armée autrichienne a été complètement battue.
Avec des forces inférieures à celles de l’ennemi, le brillant général, entre avril et août, avait conquis plus des deux-tiers de l’Italie fertile du nord.
Cette première partie de la campagne d’Italie (1796-1797) s’était clôturée avec la poursuite de l’armée de Wurmser et le début du deuxième siège de Mantoue. Après un certain nombre de combats malheureux, Wurmser avait rassemblé son armée dans la grande forteresse, assiégée par les Français.
L’armée d’Italie, qui avait commencé la campagne dans une situation difficile et aux prises avec des manques considérables, mais avait gagné en expérience, grâce aux victoires et aux approvisionnements locaux, traverse de nouveau, en septembre, une crise grave.
Les blessés, les maladies de l’été, les épidémies, la perte d’officiers et de sous-officiers expérimentés, les marches fatigantes et l’absence, de nouveau, de ressources locales, tout ceci tend à abaisser le moral des troupes, que le siège de Wurmser dans Mantoue et l’occupation des ouvrages extérieurs de la forteresse (comme San-Giorgio) ne parviennent même pas à relever.
Bonaparte, avec peu d’hommes mais beaucoup de besoins entre dans la saison froide en assiégeant une très importante armée dans Mantoue, avec le risque de devoir affronter une nouvelle armée autrichienne arrivant des plaines de Vénétie par Vérone, ou descendant du Tyrol, par la vallée de la Brescia jusqu’au lac de Garde. En fait, après six mois de campagne, quelque chose a changé et les « grognards » commencent à murmurer.
Septembre 1796 marque le moment de la véritable explosion du génie de Bonaparte, le brillant général laisse la place au futur souverain, le politicien apparaît.
Le risque est très grand. L’armée, diminuée en hommes et en équipements, se trouve dispersée dans les territoires conquis et ne peut sans doute pas affronter un ennemi capable de lever, à chaque saison, une nouvelle armée. Or, c’est ce que fait l’Autriche, menaçant maintenant par l’est.
Bonaparte ne dispose pas alors, sauf à retraiter, de beaucoup d’alternatives ; il lui faut alors agir plus en politicien qu’en général :
1.- Il lui faut d’abord accroître ses capacités d’approvisionnement, en prenant en compte, pour sa campagne, d’autres territoires italiens, et en s’attirant, pourquoi pas, les sympathies du peuple italien. Refusant d’être uniquement identifié comme l’envahisseur de l’Italie du nord, il change sa mission, se muant en porteur du drapeau de la liberté de l’Italie, dans un style très jacobin. Les Arbres de la Liberté apparaissent dans toutes les villes italiennes, dont les populations se montrent quelque peu fascinées par ces hommes venus de France. Là où l’idéologie ne réussit pas, l’intimidation la remplace, comme à l’égard des petits états voisins (Emilie, Romagne) et de la faible armée du Saint-Siège.
2.- Par ailleurs, Bonaparte renforce son système de « propagande ». De nombreux journaux commencent, en Italie, à publier les idées révolutionnaires. Beaucoup de rapports destinés au Directoire sont habilement « adaptés » aux besoins de Bonaparte. Par exemple, un certain nombre de « défaillances au combat », individuelles ou collectives (« On ne se bat que nonchalamment et presque avec répugnance, les chefs militaires sont dégoûtés » écrit le commissaire du Directoire Garreau, le 13 novembre 1796), sont passées sous silence dans les rapports officiels, disparaissant de toutes les histoires « officielles » de la campagne de 1796, et même de la « légende napoléonienne »
Il faudra tout le talent de Bonaparte, brillant sur le « champ de bataille » de la propagande comme en tactique, pour restaurer l’ordre dans son armée et redresser son moral et son état d’esprit.
L’armée d’Italie de 1796 restera toujours un souvenir vivant et heureux dans la mémoire de Napoléon, et ce, jusque dans son ultime exil. Mais cela tient aussi à un certain nombre de soldats et d’hommes, auprès desquels il avait appris la stratégie et l’art de manoeuvrer sur le champ de bataille.
Cette armée, à l’arrivée de Bonaparte, semble présenter plus de points faibles que de points forts. Sa faiblesse, en particulier, vient de la médiocrité de ses approvisionnements, qui a entraîné une très grande pauvreté en son sein, un recrutement insuffisant, en particulier dans l’artillerie et dans la cavalerie. Tout le génie de Bonaparte va consister à insuffler un esprit offensif à cette armée, qui puisse durer plusieurs années ; et les moyens vont être tout autant matériels qu’émotionnels. L’armée d’Italie se distingue alors des autres armées françaises, par son militantisme jacobin. Le 2 décembre 1796, le général Baraguey d’Hilliers suggère ainsi au représentant Letourneur la possibilité de « louer » des soldats au gouvernement, dans le but de sauver le Directoire et la Constitution.
Après les succès des modérés et des royalistes, au moment du renouvellement du tiers des Conseil [3]élections d’avril 1797, les armées envoient des adresses au gouvernement, l’assurant de leur soutien, menaçant les royalistes des pires représailles s’ils veulent redresser la tête. Et dans l’armée d’Italie, c’est Bonaparte lui-même qui en est l’initiateur.

Les adresses de la division Bernadotte, qui viennent de l’armée du Rhin, sont alors beaucoup plus modérées, et l’armée de Sambre et Meuse se montre beaucoup plus lente que celle d’Italie à envoyer son soutien. Quant à l’armée du Rhin, sous Moreau, elle n’envoie rien, à l’exception de quelques initiatives individuelles de quelques soldats.
On peut dire, finalement, que Bonaparte eut la chance de trouver quelques bons commandants, certains d’excellents. Pendant les premiers mois, il opéra une large sélection, isolant les mauvais et encourageant les meilleurs. Durant la seconde partie de la campagne d’Italie, de septembre 1796 à février 1797, cette élite choisie fera la différence, ayant beaucoup plus de responsabilité dans les succès, quelque fois même plus que le Commandant en chef.
Comme il a été dit, Bonaparte fut très habile dans le domaine de la propagande comme dans celui de la tactique. L’armée prit rapidement confiance en elle après ses premiers succès. Mais si Bonaparte apporta beaucoup à l’Armée d’Italie, elle le lui rendit beaucoup : la révélation de ses talents militaires et la naissance de sa popularité et de son ambition.
Le “pillard” courageux

Le protagoniste des batailles de l’automne et de l’hiver en Italie fut très certainement le général André Masséna. Pour comprendre ses hautes qualités, il faut revenir en 1795, quand l’armée est encore sous le commandement du général Schérer. Celui-ci, « un des plus incapables généraux français », selon Miot de Melito, a acquis sa célébrité en gagnant la bataille de Loano [4]Ligurie, y battant les austro-piémontais, sans toutefois avoir le courage de les poursuivre en Sardaigne.
En réalité, le vainqueur de Loano s’appelait Masséna. Un roi sur le champ de bataille, brave, déterminé, entêté, avisé et partisan d’une stricte discipline. Il faisait appel à de nombreux rideaux de tirailleurs, en utilisant les bataillons de Chasseurs à pied pour franchir les collines et les montagnes et pour attaquer les flancs de l’ennemi. A Loano, il coordonne intelligemment ses mouvements avec les divisions d’Augereau et de Sérurier sur ses ailes, utilisant en même temps 4 bataillons d’infanterie à San Giacomo, pour couper la ligne de retraite de l’ennemi.
Dans cette opération, qui avait conduit à la prise de Loano, il avait montré, pour la première fois, toutes ses capacités. Thiébault écrit :
« Aucun mot ne peut exprimer l’influence électrisante, le pouvoir presque surnaturel, que Masséna exerçait sur ses troupes, par la soudaineté de ses décisions, tout autant sûres qu’instantanées, et par la rapidité de la lumière avec laquelle il en ordonnait l’exécution. »
Napoléon dira de lui : « le plus grand nom de mon empire militaire » et Donald D. Horward, écrit que
« la carrière militaire de Masséna ne fut égalée que par peu de militaires dans l’histoire de l’Europe. En plus de ses succès remarquables sur le champ de bataille, il influença la carrière de ceux, nombreux, qui servirent sous ses ordres. En fait, la majorité des maréchaux français ont servi sous ses ordres et ont pu voir « le grand Masséna à l’œuvre. »
Toutefois, à Sainte-Hélène, Napoléon précisera :
«Masséna avait été un homme très supérieur qui, par un privilège très particulier, ne possédait l’équilibre tant désiré qu’au milieu du feu: il lui naissait au milieu du danger ».
« C’était néanmoins un voleur… et c’eût été un grand homme, si ses qualités brillantes n’eussent été ternies par l’avarice ».
Lorsque Masséna se rend à Paris, après la brillante campagne de 1796-1797 et prononce son discours devant le Directoire, le président en exercice, Letourneur, encense le brillant officier :
«Le burin de l’Histoire, citoyen général, en transmettant à la postérité les prodiges de valeur qui ont illustré les armées françaises pendant les glorieuses campagnes de la Révolution, n’oubliera pas sans doute le général républicain si justement surnommé l’Enfant gâté de la Victoire, le brave Masséna !»
Et lorsque les Autrichiens ouvrent les négociations préliminaires, à Judenburg, qui vont conduire au traité de Campo-Formio [5]octobre 1797, à la fin de la guerre de la Première Coalition, Bonaparte, sans aucun doute, en est redevable plus à Masséna et à ses divisions qu’à n’importe quelle autre unité de son armée. Bonaparte avait certes défini la stratégie de la campagne, mais Masséna avait la responsabilité première dans les triomphes tactiques et la réalisation de ses plans.
La deuxième partie de la campagne : de l’automne 1796 à l’hivers 1797
L’Autriche avait donc levé sa troisième armée pour combattre Bonaparte. Accélérant les enrôlements au sein des populations slaves des frontières de l’empire, levant la première (mais non officielle) Insurrection en Hongrie, l’empereur crée l’armée du Frioul, placée sous le commandement du feld-maréchal Joseph Alvinczy de Berberek.
Masséna et Augereau font des miracles pour s’opposer à la marche de cette nouvelle armée, qui s’avance en deux grandes colonnes sous les ordres des FML Quosdanovich et Provera. Les Autrichiens atteignent Verone en octobre, après des affrontements à Bassano, sur la Brenta, Cittadella et Caldiero [6]première défaite officielle du général Bonaparte
Une quatrième armée – c’est d’ailleurs plutôt un groupe d’armée – descend de Trente, le long de l’Adige, sous les ordres du FML Dadidovich, bousculant les faibles avant-postes français, et se dirigeant sur les derrières de Verone.
Pour stopper cette menace, Bonaparte utilise l’approche tactique en cas d’infériorité numérique : gardant la position centrale, il s’attaque aux forces ennemies séparément. En novembre, c’est Arcole. Il est certes difficile de dire que Bonaparte y fut le vainqueur, mais en tous cas il le fait savoir, avec l’aide d’Alvinczy, qui décide de retraiter. Cela fait du bien au moral de l’armée française, mais c’est au prix de nombreuses vies perdues pour un pont finalement pas conquis.

Edgar Quinet, dans son Ode « Le chant du pont d’Arcole », écrira :
« En ce jour-là, c’était un des jours de brumaire,
Les saules du Ronco jetaient une ombre amère ;
La sarcelle avait fui ; le marais, sur ses bords, en
tremblant s’éveillait : les roseaux sous la bise,
Dans la fange, meurtris, ployaient leur tête grise ;
Et sur l’étang des morts passait l’âme des morts. »
Vision romantique, dont les images – marais remplis de l’âme des guerriers morts – se retrouvent, de nos jours, dans les textes de Tolkien [7]Le Seigneur des Anneaux. Mais Arcole est un combat des Croates contre les Français, dur, mais sans résultat, et durant lequel Bonaparte manque perdre la vie dans les marais. Le jour suivant, Alvinczy est de nouveau dans les murs de Vérone, et Wurmser, assiégé dans Mantoue, reprend confiance.
Il faut donc désormais fermer la porte du Tyrol. Compte tenu de l’incertitude concernant l’attitude de Dadidovich, Bonaparte se sépare du général Vaubois, et donne le commandement de l’aile gauche au jeune général Joubert, placé toutefois sous l’autorité d’Augereau et de Masséna.

Alvinczy regroupe ses forces dans le Trentino, se préparant à une grande bataille, et avançant en six colonnes, par les montagnes et les vallées. Provera est détaché contre la forteresse de Legnano, avec pour mission d’aller au secours de Mantoue, par l’est. L’alarme sonne le 12 janvier lorsque les Français perde le poste très important de Madonna della Corona [8]La Corona, qui contrôle la vallée de l’Adige.
Bonaparte arrive en toute hâte, donne ses ordres à Augereau – défendre – et à Masséna – arriver à marches forcées – et rejoint le centre du champ de bataille, sorte de coupe ressemblant à un stade, entourée de collines peu élevées, seul endroit où les soldats peuvent se mettre en ligne, entre des escarpements et des zones d’eau profonde [9]l’Adige et le lac de Garde. C’est ici, à Rivoli, que va se jouer la bataille décisive de la campagne d’Italie.
Les Français sont là en position risquée, mais les Autrichiens – Croates – manquent de formation, et sont peu habitués à se battre sur des collines sans canons et l’intervention directe de Masséna donne la victoire, cette fois bien réelle, à Bonaparte
Mais celui-ci – et Masséna – ne prennent pas le temps de célébrer leur victoire. En une demie journée, ils sont à Mantoue, battent Provera à La Favorite et détruisent l’aile des Autrichiens. L’infortuné Wurmser se rend et, dans les premiers jours de février, ouvre les portes de la citadelle. C’est le triomphe pour Bonaparte.
Le Génie politique de Bonaparte
Certains on pu dire :
« Bien que les politiciens l’aient pris pour un général, le général était un politicien calculateur. ».
Pour avoir quelques chances de succès contre les Autrichiens du nord et de l’est, Bonaparte doit libérer son flanc sud de toute menace.
A Turin, après l’armistice, Bonaparte avait obtenu l’alliance de la Sardaigne avec la France. A Gênes, un soulèvement calculé des Jacobins locaux lui avait permis de transformer la république sénatoriale en une République « populaire » de Ligurie, avec des institutions similaires à celles de la France.
A Modène, le 16 octobre 1796, des représentants de Reggio, Ferrare et Bologne avaient proclamé la « Republique Cispadine ». Le même processus était intervenu à Milan, avec la formation de l’éphémère « République Transpadane ». Le 29 juin 1797, Bonaparte réunira ces deux républiques pour en faire la « République Cisalpine », dans laquelle on peut voir la première tentative d’indépendance italienne.
Lorsqu’il s’était avancé vers l’est, en juin 1796, pour faire le siège de Mantoue, Bonaparte avait envahit les états du pape, et le 23 juin, Pie VI, pour obtenir le cessez-le-feu, avait accepté d’abandonner les territoires papaux de Bologne et de Ferrare, de payer une large contribution pour dommages de guerre et d’envoyer à Paris un grand nombre d’objets d’art.
En février 1797, sur le motif que le pape a renoué son alliance avec l’Autriche, les Français s’avancent vers Rome. Le pape, dans une ultime tentative d’arrêter ce mouvement, accepte d’abandonner tous ses territoires du nord et de payer une contribution encore plus élevée. Les Français, déjà tranquillisés par l’armistice signé avec le Royaume de Naples, peuvent alors entrer en Toscane et être maître de tous les territoires de l’Italie centrale. Mais les pillages vont faire que leur population ne sera pas aussi amicale que celle du nord.
La troisième partie de la campagne : printemps 1797
Après Rivoli, la 1e campagne d’Italie était pratiquement terminée et ce que l’on doit bien appeler la troisième et dernière partie de la campagne, est, du point de vue stratégique, simple, puisqu’il s’agit simplement de marcher sur Vienne. Pour la première fois, Bonaparte a autant de soldats que son adversaire [10]il a reçu, d’Allemagne, le renfort de deux divisions – dont une sous le commandement de Bernadotte – s’élevant à 70.000 hommes.,

Bonaparte a maintenant devant lui un nouvel adversaire, en la personne de l’archiduc Charles, le plus jeune frère de l’empereur François II. C’est un remarquable chef, qui a déjà repoussé Jourdan et Moreau d’Allemagne. Considéré comme l’un des esprits militaires les plus brillants de l’histoire de l’Autriche, il essayera, plus tard, de réformer l’armée impériale et sera le vainqueur d’Aspern. Bonaparte essaye de le prendre de vitesse. Au niveau de l’Adige, la frontière suisse ne lui assure pas de protection, en particulier au nord, alors qu’il doit s’avancer vers l’est, vers Trieste et vers le Tyrol, pour menacer les lignes de communication des Autrichiens.
Dans le Tyrol, Joubert reçoit l’ordre d’être sur la défensive et de tenir environ 10 jours. Moreau aurait pu intervenir pour sécuriser son flanc, mais il ne va finalement passer le Rhin que le 18 avril, le jour de l’armistice.
La confrontation va se dérouler en trois étapes.
- Marche sur l’Isonzo (11-20 mars). Masséna prend une route directe vers Vienne et le col de Tarvis, à la tête de 15.000 hommes. Le 11, le jour du départ, il bat Lusignan à Longarone, près de Bellune. Il passe par le cours supérieur du de la Piave, alors que Bonaparte emprunte la vallée inférieure. Repoussé de front et menacé d’être contourné par sa droite, l’archiduc se retire. Bonaparte passe le Tagliamento le 16 mars. Charles a choisi d’éviter l’affrontement dans de grandes batailles.
- Marche sur Klagenfurt (20 – 31 mars). Masséna s’empare de Tarvis le 23 mars. Le 28, il retrouve Guieu (Guieux), qui emmène l’ex division Augereau, et Sérurier, à Klagenfurt, abandonné par l’archiduc.
- La marche sur Vienne (1er – 17 avril). Avec Bernadotte et Joubert, Bonaparte poursuit l’archiduc en retraite, le bat à Neumarkt, le 2 avril et atteint, le 7, Leoben.
L’archiduc prend position au Semmering, à environ 100 Kms de Vienne. Mais Bonaparte, désormais très loin de ses centres d’approvisionnement, signe, le 9 avril, un armistice provisoire (accord de Judenburg).
Cette campagne se termine donc, après une longue poursuite, sans grande bataille. Bonaparte, au moyen de petits engagements continuels et de passages de rivières offensifs, n’avait jamais laissé le temps à Charles de s’organiser. Mais l’opération était risquée. La preuve en est cette colonne autrichienne, relativement importante, qui pénétra en Tyrol et descendit la vallée de l’Adige, en direction de Vérone, après le passage de Joubert, et qui, après avoir facilement repoussé quelques détachements français, ne fut stoppée que par l’armistice.
Tout n’avait été qu’une question de rapidité et de souplesse des idées, de vitesse dans l’exécution et, aussi, de pression. L’armistice fut en fait la plus grande victoire de la campagne.
Mort de Venise
Les préliminaires de paix furent signés à Leoben, le 18 avril 1797, par l’archiduc Charles. « En politique, la stupidité n’est pas un handicap » aurait dit Bonaparte. 9 jours après Leoben, Bonaparte saisi l’occasion qui lui permet de mettre un terme à 1.000 années de l’Histoire italienne, par le sacrifice des « stupides » vénitiens, accusés de soulever des insurgés contre la France.
„Judenburg, le 9 Avril 1797.
Toute la terre ferme de la sérénissime République de Venise est en armes. De tous les côtés, le cri de ralliement des paysans que vous avez armés est : «Mort aux Français!» Plusieurs centaines de soldats de l’armée d’Italie en ont déjà été les victimes. Vous désavouez vainement des rassemblements que vous avez organisés. Croyez-vous que, dans un moment où je suis au cœur de l’Allemagne, je sois impuissant pour faire respecter le premier peuple de l’univers?” (Bonaparte).
En réalité, Bonaparte avait déjà décidé ce qu’une éventuelle paix imposerait à l’Autriche. 1100 ans après la première élection d’un Doge, tous les territoires de la Sérénissime, depuis le lac de Garde jusqu’aux bouches de Cattaro, étaient tout simplement offerts à l’Autriche comme monnaie d’échange. La conséquence la plus durable fut la disparition de la république de Venise, alors que, durant le conflit, celle-ci était restée neutre.
Les Légations papales, privées du pape, étaient par ailleurs incorporées dans la République Cisalpine.

En échange, François II abandonnait les Pays-Bas autrichiens – la Belgique d’aujourd’hui -, les préparant à une annexion à la France et, selon une clause secrète, autorisait l’annexion de tous les territoires situés sur la rive gauche du Rhin, à l’exception de la région de Cologne.
La signature du traité définitif prend place au château de Campoformio [11]Aujourd’hui Campo-Formido, le 17 octobre. Sa publication scellait officiellement en Europe la mort de la République de Venise, compensation donnée à l’Autriche pour la perte de la Belgique et de la Lombardie. Le traité mettait également un terme officiel à la première Coalition contre la France révolutionnaire.
Bibliographie essentielle
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Béraud, Stéphane : Bonaparte en Italie. Naissance d’un stratège. Paris : Bernard Giovanangeli éditeur, 1996.
Binder von Krieglstein Carl Zur Psychologie des grossen Krieges. W. Braumüller Wien, 1893.
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Clausewitz, K. von : La campagne de 1796 en Italie. L. Boudoin, 1899 Colin, J.: Études sur la campagne de 1796-1797 en Italie. Paris, s.d.
Fabry, G. : Histoire de l’armée d’Italie. Paris : Chapelot éd., 1901
Gachot, Edouard Histoire militaire de Massena. La première campagne d’Italie (1795-1798). Paris, 1901
Hortig Viktor: Bonaparte vor Mantua Ende Juli 1796. Der erste Entsatzversuch. Mit 5 Karten und 5 Textskizzen. Inaugural-Dissertation Stiller Rostock, 1903.
Horward Donald D., André Masséna, Prince D’Essling, in the Age of Revolution (1789-1815), in The Journal of the Napoleonic International Society, vol.1, n.1, avril 1997.
Koch Frédéric (Masséna, maréchal) : Mémoires de Masséna. Paris, 1848-1850. Voir le tome II.
Pierron Édouard, Comment s’est formé le génie militaire de Napoléon Ier? L. Baudoin et Cie., Paris, 1888.
Reinhard, Marcel : Avec Bonaparte en Italie d’après les lettres inédites de son aide de camp Joseph Sulkowski. Paris : Hachette, 1946
Rüstow, Wilhelm, Die ersten Feldzüge Napoleon Bonaparte’s in Italien und Deutschland 1796 und 1797, F. Schulthess, Zürich 1867.
Schels Johann Baptist: Der Feldzug 1797 in Italien, Innerösterreich und Tirol — in Österreichische mililitärische Zeitschrift 1835. HI VI. VII. 1837. H. IV. V. VII. VIII. 545.
Tranié, Jean et Carmignani, Juan-Carlos : Napoléon Bonaparte – La première campagne d’Italie. Paris : Pygmalion-Watelet, 1990.
Villani Pasquale, Rivoluzione e diplomazia. Agenti francesi in Italia (1792-1798), Napoli, Vivarium, 2002
References[+]
↑1 | il s’était au début avancé contre la colonne française de Montenotte, mais avait ensuite retraité sur Alessandria, craignant pour la frontière de la Lombardie |
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↑2 | cela prendra bien une vingtaine de jours |
↑3 | élections d’avril 1797 |
↑4 | Ligurie |
↑5 | octobre 1797 |
↑6 | première défaite officielle du général Bonaparte |
↑7 | Le Seigneur des Anneaux |
↑8 | La Corona |
↑9 | l’Adige et le lac de Garde |
↑10 | il a reçu, d’Allemagne, le renfort de deux divisions – dont une sous le commandement de Bernadotte – s’élevant à 70.000 hommes. |
↑11 | Aujourd’hui Campo-Formido |