Du Niemen à Moscou -Un officier hollandais dans la Grande-Armée.

À Moscou

Arrivés à la barrière ou porte de Vladimir, les géné­raux russes prièrent le roi de Naples de ne pas avancer davantage : « Nous vous avons cédé la ville, Sire ; plus loin vous seriez notre prisonnier. » On convint cependant d’un armistice entre les généraux d’avant-garde qui ne lierait en rien les souverains. En consé­quence, le Roi m’ordonna d’éviter tout engagement. Nous partageâmes, les Russes et moi, un troupeau nombreux de bœufs magnifiques, dont mes soldats venaient de s’emparer. Les Cosaques nous dirent que c’était le leur, qu’ils n’auraient pas à souper si nous ne leur en rendions pas, qu’ils n’étaient pas embarrassés pour le lendemain et que quinze bœufs leur suffiraient. Je leur en fis restituer vingt-deux, ce dont ils parurent fort contents. Une joie secrète se peignit sur leurs figures, et un sourire malin dénotait l’espoir qu’ils avaient déjà de nous punir d’être venus à Moscou.

Les généraux venaient de nous quitter ; il était entre six et sept heures du soir lorsqu’une violente détonation se fit entendre du côté de la porte de Kalouga. C’était un magasin à poudre que l’ennemi faisait sauter, et c’était, paraît-il, le signal convenu; car, un instant après, je vis partir plusieurs fusées, et, une demi-heure plus tard, le feu se manifesta dans différents quartiers de la ville, notamment dans le faubourg de Vladimir, où le général Dufour et moi avions pris chacun une maison. Dès que je fus convaincu que l’on voulait nous chauffer en ville, je pris le parti de rejoindre tout de suite la division, qui était bivouaquée à cheval sur la route de Vladimir, sous les murs de la ville, et j’établis mon quartier général dans un moulin où j’étais sûr de ne pas être brûlé. Le vent était violent, et il faisait très froid. Il eût fallu être aveugle pour ne pas voir que c’était le signal d’une guerre à mort, et tout me con­firma les avis que j’avais recueillis déjà dans le mois de janvier à Rostock et à Wismar sur l’intention des Russes de tout brûler et de nous attirer au fond de la Russie. On a vu que j’en avais prévenu le duc de Bassano, et que le roi de Prusse, en allié fidèle, ami de ­la paix, avait prédit à l’empereur Napoléon tout ce qui nous arrivait et tout ce qui nous était encore réservé.

Nous trouvâmes les plus beaux palais abandonnés ; quelques-uns ne l’étaient que depuis quelques instants. Un valet de chambre d’une princesse me reconnut pour m’avoir vu en Italie ; il s’approcha, me demanda en grâce de sauver la maison. Sa maîtresse n’était partie que depuis une heure; aussi son appartement avait l’air de l’attendre. J’engageai le valet de chambre à briser un secrétaire qu’il me disait contenir des papiers. Je lui promis une garde que j’envoyai en effet, mais qui ne retrouva point le palais et qui est restée égarée plusieurs jours dans celte immense cité déserte. Le len­demain, le beau palais était brûlé, ainsi que celui du. général Durassow où plusieurs domestiques étaient restés. Connues ces bonnes gens me répétaient qu’on  allait brûler la ville, ce dont ils n’étaient nullement satisfaits, et comme ils imploraient mon secours, je crus d’abord qu’ils supposaient cette intention aux Français et je voulus les rassurer; c’est alors qu’ils m’expliquèrent qu’on avait laissé plus de mille person­nes comme incendiaires, et que M. le comte de Rostopchine avait fait sortir de Moscou toutes les pompes; mais qu’ils avaient été assez heureux pour en conserver. C’était contre les Russes qu’ils demandaient mon appui. Je n’ai pu y envoyer du monde que le lendemain; et déjà ce beau palais était détruit.

Le hasard m’en fit sauver un autre, qui appartenait au même comte de Durassow, et que j’ai habité durant tout le temps que nous sommes restés à Moscou. J’y ai donné l’hospitalité à M. le colonel d’Horrèr, émigré français, que je rencontrai le troisième jour errant avec sa famille, une mère fort âgée et deux ecclésiastiques qui tous avaient été dépouillés par nos soldats et que je fis rhabiller à neuf par le même moyen. Le désordre était à son comble ; la ville était livrée au pillage. Les soldats de ma garde m’apportèrent successivement tout ce dont j’avais besoin et même tout ce qui pouvait servir à mes réfugiés, qui, ayant leur maison brûlée, étaient dans la détresse la plus complète. Une partie de la populace rentra en ville le huitième et le neuvième jour, et pilla autant et plus que nos soldats. L’on ne se fait point d’idée en France du luxe asiatique et européen dont nous trouvâmes les traces à Moscou. Les approvi­sionnements des palais et des maisons particulières sur­passaient toute attente. S’il y avait eu de l’ordre, on aurait pu distribuer des vivres à toute l’armée pour trois mois; mais déjà il n’y avait plus de discipline. Les employés des vivres ne pensaient qu’à eux. On a refusé à des généraux blessés du vin de Bordeaux sous pré­texte qu’il n’y en avait point, et lorsque, six semaines plus tard, le maréchal duc de Trévise fît sauter le Kremlin, il y fit casser deux mille bouteilles à long bouchon pour empêcher que les soldats de la jeune garde n’en bussent en trop grande quantité [1]On peut calculer d’après cela ce qu’il y avait en barils, en tonneaux, et tout ce qui a été bu, et tout ce qui a été emporté par kg généraux et par les corps qui avaient des voitures à … Continue reading. Il fallait une permission de l’intendant général (le général comte Mathieu Dumas) pour obtenir un sac d’avoine, et c’était chose difficile à obtenir; et à notre départ il en resta dans les magasins pour nourrir vingt mille chevaux pendant six mois. En quittant Moscou, j’ai vu un maga­sin dont les voûtes, d’une longueur immense, étaient remplies de sacs de belle fleur de farine : il fut livré au pillage ; cependant je n’avais obtenu qu’avec peine, huit jours auparavant, un sac de grosse farine. Avec plus d’activité et de zèle de la part des employés, sur­tout des subalternes, l’armée aurait pu être habillée et bien nourrie. Plus d’un tiers de la ville était resté intact et regorgeait de tout ce dont nous avions besoin. Il n’y avait que le foin et la paille qui manquaient. Le prince de Neufchâtel lui-même envoyait dans les villages pour s’en procurer. Souvent les Cosaques en­levaient chevaux, voitures et domestiques. Les habi­tants, fatigués des vexations de la valetaille, avaient fini par s’armer contre eux ; ils les tuaient, ou bien ils allaient chercher les Cosaques pendant que nos gens ribotaient et chargeaient leurs voitures ou leurs chevaux. Je crois qu’avec plus de prudence on eût mieux réussi. J’ai été assez heureux de voir rentrer, tous les quatre ou cinq jours, mes fourrageurs, qui à l’ordinaire m’apportaient des œufs, des pommes de terre et quelquefois des volailles, grâce à l’ordre très sévère que j’avais donné de ne rien prendre que des fourrages, d’acheter tout le reste. Un sergent, homme de bien, accompagnait mes laquais, avec quelques soldats armés. Il empêchait toute vexation, et cette méthode réussit à merveille. Un jour, plusieurs des habitants d’un village où ils avaient été souvent vint au-devant d’eux, leur apportant deux poules et des œufs, mais les engagèrent à ne pas approcher parce que les Cosaques étaient chez eux. Leur avis fut complètement avéré.

Une autre circonstance m’a servi. Je rencontrai un jour deux soldats chargés de vases d’argent et d’orne­ments d’église ; c’était à deux pas d’une petite église, tout près de mon palais ; je crus que c’était là même que mes pillards avaient fait leur butin ; je me fis ouvrir et je donnai le tout à un moine qui se présenta. Il demanda à mon interprète où je demeurais, je lui don­nai une sauvegarde et la permission de carillonner, ce qui à la vérité m’incommoda beaucoup, mais ce qui me valut la protection du clergé. Les prêtres recommandè­rent à toute la valetaille, qui s’était réunie dans l’hôtel, de se bien conduire à mon égard. Le colonel d’Horrèr me fut encore d’un grand secours.

Les soldats vendaient les plus belles pelisses pour rien. Au Kremlin, dans les chambrées de la garde impériale, on trouvait de tout : de la vaisselle plate en vermeil, des diamants, des perles, des étoffes de soie, etc. Je me représentai Samarcande prise par Tamerlan. En général je trouvai beaucoup d’analogie entre Moscou et les villes turques, par les coupoles dorées et peintes en vert surmontées d’un croissant en mémoire de la venue des Barbares. Ce furent aussi les incendies, qui me rap­pelèrent ceux que j’avais vus détruire une partie de Constantinople et de Smyrne, quoiqu’ici le spectacle fût encore plus étonnant. Ce fut, en effet, la plus belle horreur dont on puisse être témoin, et je n’oublierai jamais la quatrième nuit, lorsque l’Empereur fut obligé d’abandonner la ville pour se réfugier à Petrovskoïe, château gothique situé à une lieue de Moscou, sur la route de Saint-Pétersbourg. J’étais parti la veille avec la division du côté de Vladimir, mais les douleurs que je ressentais depuis la prise de Smolensk, à la suite d’une forte contusion de biscaïen qui m’avait fracturé l’extré­mité xiphoïde, étaient devenues tellement violentes que je ne pouvais plus me tenir à cheval. J’avais été obligé de demander au roi de Naples la permission de me faire soigner à Moscou, et j’avais sollicité d’être remplacé dans le commandement de ma brigade. Je me rendais donc à Moscou. A plus de deux lieues, la lueur des flammes éclairait la route ; en approchant, je ne vis plus qu’une mer de feu, et, comme le vent était très violent, les flammes ondoyaient comme une mer en fureur. Je fus heureux de retrouver mon moulin, d’où je jouis pendant toute la nuit de ce spectacle uni­que, horrible, mais majestueux et imposant. L’incen­die de Smolensk fut quelque chose de plus gran­diose; les murs élevés, les vastes tours au-dessus desquelles les flammes jaillissaient avec force, me re­présentèrent Ilium dans la fatale nuit que Virgile nous a décrite avec tant de beauté. Le feu à Moscou, beaucoup plus étendu, avait quelque chose de moins poétique.

On a fort blâmé l’empereur Napoléon d’avoir admiré dans un de ses bulletins cette catastrophe. Mais il n’avait à s’en faire aucun reproche, et certes il aurait bien voulu conserver Moscou, non par amitié pour les Russes, mais pour son avantage. De quelque manière qu’on la considère, soit comme l’expression d’un grand sentiment patriotique, soit comme l’effet d’une rage impuissante, la résolution prise par les Russes d’incen­dier Moscou n’en était pas moins mal calculée; elle n’eut et ne pouvait avoir aucune influence sur le sort de l’armée. J’ai déjà dit que dans la partie non brûlée il était resté des provisions immenses, et qu’il nous eût suffi d’une bonne direction, d’ordre dans l’armée et de prévoyance, pour être à même de retourner à Wilna sans difficulté. Passer l’hiver à Moscou était chose im­possible. Nous avions fait une trouée jusque-là, mais aucune province ne nous était soumise; l’armée du général Koutousov se reformait et débordait déjà notre flanc droit ; en possession de Toula et de Kalouga, elle pouvait arriver avant nous à Mojaïsk et surtout à Wiasma; d’autre part, la paix avec la Turquie donnait pleine liberté à l’armée de l’amiral Tchitchakoff de couper nos communications avec la Pologne; nous étions trop éloignés de la Courlande pour espérer aucun secours du corps du duc de Tarente, et les pertes qu’avait essuyées le maréchal duc de Reggio devant Polotsk le laissaient lui-même en compromis avec nos derrières mal gardés ; Witebsk, comme l’événement l’a prouvé, ne pouvait point être conservé ; ainsi plus nous restions à Moscou brûlé ou non brûlé, plus nous rendions notre perte certaine et nous nous préparions un sort à peu près pareil à celui de Gambyse dans la Libye ou à celui de l’armée d’Alexandre dans le désert de la Gédrosie.

La grande faute de Napoléon n’est pas tant d’être venu à Moscou, quoique ce fût une grande imprudence, qui a été combattue par presque tous les chefs de l’armée à Witebsk et à Smolensk, mais c’est d’y être resté. Le maréchal prince d’Eckmühl, écoutant moins ses lumières et la sagesse que sa haine contre la cour de Russie, avait décidé son maître à s’avancer sur Mos­cou ; il se flattait que les Russes, consternés de voir leur capitale envahie, demanderaient la paix d’assez bonne heure pour laisser à l’armée le temps d’aller prendre ses quartiers d’hiver dans l’Ukraine et dans les autres provinces, que l’on comptait faire céder par l’empereur Alexandre au nouveau royaume de Pologne. On sait que lui, prince d’Eckmühl, et le roi de Naples, portaient leurs vues secrètes sur ce royaume.

La prudence aurait exigé que l’on se fût arrêté à Smolensk, que l’on eût empêché la Porte de faire la paix et que, réorganisant l’armée, qui depuis Witebsk se ressentait déjà du manque de vivres, on se fût préparé à entrer de bonne heure en campagne l’année d’après pour en finir avec la Russie. Cette conduite en eût imposé à toutes les puissances de l’Allemagne, qui, bien que furieusement lassées du joug français, n’eussent point songé à s’y soustraire. Rien de tout cela ne con­venait au caractère de Napoléon, qui ne savait ni négo­cier, ni temporiser. Tous les avis donnés, et depuis longtemps, relativement à la Turquie et à la Suède, avaient été rejetés avec un dédain étonnant, qui dénotait la présomption du maître et le peu de capacité de ses ministres, trop peureux pour oser lui parler avec quelque énergie sur ses intérêts les plus chers (tels le duc de Cadore, le duc de Feltre et le comte Montalivet), ou si complètement éblouis par l’auréole de gloire dont cet homme était encore entouré (tel le duc de Bassano) qu’ils le croyaient, de bonne foi, né avec la science infuse et par conséquent aussi infaillible qu’invincible.

Napoléon à son entrée à Moscou avait été frappé de ne recevoir ni députation ni hommages comme à Vienne et à Berlin ; il fut troublé, resta indécis entre divers partis, et la fatalité l’entraîna vers le plus funeste. Il était au plus haut période de sa gloire; son étoile s’obscurcit à Moscou et dès lors recula. Le Vice-roi proposa de marcher tout de suite avec son corps d’armée de quarante-cinq mille hommes sur Twer et de là sur Pétersbourg, tandis que le reste de l’armée tiendrait en échec le maréchal Koutousov. C’était vouloir continuer le système d’invasion ; mais-il y avait quelque chose de grand dans ce projet qui eût probablement réussi. Il aurait porté la consternation à la cour de Saint-Péters­bourg, et il est pour le moins douteux que l’empereur Alexandre eût laissé brûler sa seconde capitale. Vingt-cinq jours suffisaient pour y arriver. On eut peur des pluies et des mauvais chemins aux environs de Twer, et l’avis du Vice-roi fut rejeté. Le maréchal Ney opina fortement pour que l’armée, après huit jours de repos à Moscou, se repliât, chargée de vivres, sur Smolensk, par la même route qu’elle avait déjà suivie. C’eût été le parti le plus court et le plus sage ; on objecta que les Russes et nous-mêmes avions tout brûlé, et que nous ne trouverions plus de fourrages. Ces raisons étaient plausibles, mais non suffisantes dans l’embarras où l’on s’était mis. Le maréchal Davout inclinait à aller battre les Russes, brûler les établissements de Toula et de Kalouga, et à se jeter en Ukraine. Ce parti avait du brillant, offrait quelques résultats et semblait faisable, à la condition de l’exécuter sans retard, avant que l’armée russe se fût reformée et qu’elle eût reçu les grands ren­forts qui lui arrivèrent de tous les côtés, surtout les renforts de cette cavalerie qui nous a tant harcelés dans notre malheureuse retraite.

Au fond, l’Empereur était désappointé comme un homme qui n’est pas accoutumé à se voir trompé dans ses calculs. Il s’enferma au Kremlin, où il eut l’air d’attendre les événements dans un temps où tous les moments devenaient d’un jour à l’autre plus précieux. Il voulait encore se faire illusion. Après avoir cru qu’Alexandre lui demanderait la paix, il s’imagina que du moins ce prince serait empressé de l’accepter, si elle lui était offerte. Le roi de Naples se laissa mystifier par le vieux Koutousov, rusé compère, et par les flagorneries des autres généraux russes, qui pour gagner du temps conclurent un armistice, puis le rompirent quinze jours après de la manière la plus brusque. Les Russes surpri­rent notre avant-garde, le 18 octobre, à Woronowo ; ils enlevèrent au général Sébastiani une partie de son artillerie, et sans les faibles restes de la division Friant commandés par le général Dufour, qui montra en cette occasion autant de talent que de bravoure, le Roi eût été pris avec toute l’avant-garde. Le général Déri, officier distingué, ami du Roi et son maréchal de palais, fut tué dans cette affaire. Les généraux russes nous avaient prodigué toutes les caresses imaginables.

Le Roi ayant envoyé le général Déri représenter que, de la manière dont la ligne des vedettes russes était placée, son quartier général même était dominé, le maréchal Koutousov pria le général Déri de parcourir lui- même la ligne avec un de ses aides de camp pour placer les vedettes russes, et il le chargea d’assurer le Roi qu’il n’avait rien tant à cœur que de prouver à Sa Majesté son respect et son admiration. Mais lorsqu’il crut pou­voir recommencer les hostilités, il fit enlever les pale­freniers du Roi, sous prétexte qu’ils avaient dépassé la ligne de démarcation. Le Roi les fit réclamer avec humeur, en déclarant que si on ne lui renvoyait pas ses gens, il regarderait l’armistice comme rompu. Les Russes le prirent au mot, ne firent aucune réponse et attaquè­rent le lendemain. On cria à la violation de parole, à l’infamie. Le fait est que l’on avait joué au plus fin, et que les Russes rendirent au roi de Naples le tour qu’il avait joué, même moins loyalement, au prince d’Auersperg, au pont du Danube, après la bataille d’Austerlitz.

Il faut rendre cette justice au roi de Naples qu’il avait prévenu depuis plusieurs jours l’Empereur que l’armée russe recevait de fréquents renforts ; que s’il était attaqué, il ne pourrait se maintenir; que l’on man­quait de tout; que les soldats, comme les officiers, étaient fatigués et dégoûtés, et il osa prédire des malheurs  ; mais l’Empereur le traita fort mal pour ces vérités et n’en tint point compte. Il avait, dès le lendemain de son arrivée à Moscou, fait venir Mme Burcet, directrice du théâtre français à Moscou, et lui avait enjoint de faire donner des pièces françaises. Mme Burcet obéit, tout étonnée de la sécurité du monarque, et elle donna au maréchal Duroc des avis importants, qui furent négligés parce qu’à la cour de France tout était morgue et jactance. Cette femme, qui avait été long­temps la maîtresse du duc de Brunswick, mort à Iéna, et qui auparavant avait vécu dans l’intimité du prince Henri de Prusse à Reinsberg, avait vu à Moscou tous les grands personnages et savait très bien tout ce qui se passait et se tramait contre nous. L’Empereur s’étourdit en faisant donner des concerts; souvent il joua à la bouillotte et il fut gai. Quelques revues, beaucoup de décrets datés de Moscou furent ses passe-temps, et il s’endormit sur le précipice. Il voulut faire de l’organi­sation, créer des mairies et des commissariats de police; mais les hommes qu’il employa, tels que M. Lesseps, ancien consul général à Pétersbourg, et qui savait la langue russe, et quelques auditeurs, le servirent mal, n’ayant ni assez d’énergie, ni les talents nécessaires pour être à la hauteur d’une circonstance aussi diffi­cile. En général l’Empereur fut mal secondé. Le prince de Neufchâtel commençait déjà à se faire vieux; son chef d’état-major, le général comte Monthion, était un vaniteux personnage, et toute cette boutique était mal organisée. Peu de talents et beaucoup de présomption. L’Empereur fit chercher partout les proclamations du fameux Pucatief [2]Pougatchef, cosaque déserteur, qui se fit passer pour Pierre III et souleva le peuple au début du règne de Catherine II. Il fut exécuté à Moscou . Je suppose qu’il voulait calquer les siennes d’après ces pièces fameuses, mais fort rares, qui dans le temps firent un grand effet sur l’esprit des Cosaques. Le comte Daru, ministre secrétaire d’Etat, que je voyais souvent, m’en parla et me demanda même de faire quelques recherches; mais on ne parvint point, à ce que je sache, à les découvrir.

J’ai à parler maintenant de la négociation de paix que l’Empereur fit entamer par le général comte de Lauriston, son aide de camp et son dernier ambassadeur à la cour de Pétersbourg. J’ai peut-être contribué à l’envoi de ce plénipotentiaire, et voici ce que j’en sais. M. d’Horrèr, cet officier émigré français que j’avais sauvé et qui était lié avec le maréchal Koutousov, m’avait dit que la paix ne dépendait point de l’empereur Alexandre, mais de l’armée; que c’était la nation qui avait forcé l’Empereur à mettre de nouveau le maréchal à la tête des troupes. « Vous avez connu le maréchal à Constantinople, ajouta-t-il; vous savez qu’il a beaucoup d’ambition et de vanité; je puis vous assurer qu’il n’a accepté le commandement que dans l’espoir de se venger de la bataille d’Austerlitz, dont l’empereur Alexandre, très injustement, lui attribue la perte; il a perdu la bataille de la Moskowa, qui sait s’il ne porterait point sa gloire à être le pacificateur des deux grands empires? La paix dépend de lui : s’il la veut, elle se fera, et sans lui elle est impossible. Comme je le connais intimement, je me charge d’aller le sonder; je laisserai ici ma femme, ma mère et mes enfants en otage. » Je communiquai ces idées de M. d’Horrèr au comte Daru, qui en parla à l’Empereur. Deux jours après, je reçus ordre de venir auprès de Sa Majesté, mais juste ce jour-là j’étais couché et tellement souf­frant de ma contusion, qu’il me fut impossible de sortir. J’écrivis au comte Daru, qui montra ma lettre à l’Empe­reur, et le lendemain le général Lauriston fut expédié. Ce fut encore M. d’Horrèr qui m’en intruisit et qui m’annonça tout de suite que c’était une négociation manquée, puisque M. de Lauriston était chargé d’une lettre pour l’empereur Alexandre, et que, ne s’adres­sant au maréchal Koutousov que comme intermédiaire, la démarche ne pouvait satisfaire la vanité du vieux guerrier. Mais l’empereur Napoléon n’était plus le gé­néral Bonaparte qui avait pu écrire à l’archiduc Charles, commandant l’armée autrichienne en Italie, pour trai­ter des ouvertures de paix; à Moscou, il aurait cru compromettre sa dignité, faire un acte de jacobinisme en cherchant à négocier avec tout autre en Russie qu’avec l’empereur Alexandre. Le raisonnement pou­vait être assez juste en principe; en fait, il s’agissait de se tirer d’une position fort épineuse, et il aurait fallu ne pas y regarder de si près. Napoléon a été jus­tifié à nos yeux, quand j’ai revu à Paris, deux ans après, M. d’Horrèr, qui m’a avoué qu’il n’aurait pas réussi. Il avait rejoint, après notre départ de Moscou, le maréchal, qui lui avait déclaré qu’il n’aurait jamais consenti à la paix depuis la prise de Moscou, mais que si l’Empereur la lui avait proposée après la bataille de la Moskowa, il l’aurait acceptée pour sauver la ville sainte.

On perdit un temps précieux par cette négociation. Enfin l’Empereur fut convaincu qu’il fallait s’en tirer par l’épée, et que la fortune allait en décider. Il fit partir tous les généraux et officiers supérieurs blessés avec un convoi qui prit la route directe de Smolensk par Mojaïsk et Wiasma, et qui arriva fort heureusement par Minsk à Wilna, tandis qu’un convoi de vivres et de munitions fut attaqué par les Cosaques et pour la plus grande partie détruit ou pris.

Le prince Eugène s’était donné toutes les peines pos­sibles pour réorganiser son corps d’armée, dont il était très aimé; la garde italienne était superbe. L’Empereur le fit partir le premier, avec ordre de prendre d’abord la route de Mojaïsk, puis de se rejeter à gauche et d’arriver par la vieille route de Kalouga sur Malojaroslawelz, où il prévoyait qu’il livrerait bataille. On savait que les Russes y avaient fait beaucoup d’ouvrages en terre. Quant au roi de Naples, il commençait à se dégoûter; mais son âme belliqueuse le retenait, ainsi qu’un reste d’attache­ment pour son beau-frère, quoiqu’il eût eu lieu déjà de s’en plaindre sous beaucoup de rapports tant personnels que politiques.

L’homme qui avait conseillé d’aller à Moscou, le prince d’Eckmühl, fut aussi celui qui montra le plus d’activité et de zèle à réorganiser l’armée afin de prévenir la catas­trophe qu’il commençait à entrevoir. Malheureusement, il était peu aimé des généraux et des colonels à cause de sa dureté, et, il faut le dire à sa louange, peut-être encore plus à cause de son intégrité et de sa sévérité pour la discipline et contre le gaspillage. De là, le plaisir secret d’entraver tout ce qu’il voulait faire et une joie indécente lorsque plus tard on apprit que Napoléon, pendant la retraite, lui avait reproché avec colère la faute qu’il lui avait fait commettre et l’avait taxé de lâche.

Napoléon fut ingrat envers un des hommes qui lui furent le plus dévoués, et c’est cette circonstance qui m’a fait toujours croire que les Bourbons auraient pu s’attacher franchement le maréchal en 1814 à son retour de Hambourg. Au lieu de cela, on l’a humilié et maltraité, ce que j’ai toujours envisagé comme une faute grave.

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1On peut calculer d’après cela ce qu’il y avait en barils, en tonneaux, et tout ce qui a été bu, et tout ce qui a été emporté par kg généraux et par les corps qui avaient des voitures à leur dispo­sition !!!
2Pougatchef, cosaque déserteur, qui se fit passer pour Pierre III et souleva le peuple au début du règne de Catherine II. Il fut exécuté à Moscou