Du Niemen à Moscou -Un officier hollandais dans la Grande-Armée.

Bataille de la Moskowa

A quatre heures de la nuit, les troupes prirent les armes. Les généraux de brigade lirent tout haut, la proclamation de l’Empereur. Les mots de pain, de bons cantonnements, de retour en France, chatouillèrent les oreilles des officiers et des soldats, qui témoignèrent une grande envie de combattre. L’Empereur s’étant approché de ma brigade, les soldats lui demandèrent d’aller au feu; la gauche était déjà engagée, ainsi que le centre. Il répondit : « Des régiments comme celui-ci ne vont au feu que pour décider la victoire. » Les bou­lets et les obus roulaient dans le ravin qui était devant nous et atteignirent le cheval du général Montbrun, qui venait demander les ordres de l’Empereur. L’heure fatale approchait pour ce guerrier beau et brillant de gloire; il allait terminer sa carrière quelques instants après, en chargeant à la tête de la cavalerie. Le général Caulaincourt eut le même sort.

Napoléon s’assit pendant le commencement de la bataille sur les ruines de la grande redoute; il se plaça ensuite sur le bord du ravin à trois cents pas en avant de la redoute. C’est là qu’on lui annonçait de temps à autre le résultat des mouvements qu’il avait ordonnés : il semblait recevoir toutes les nouvelles avec la même indifférence, aussi bien celle de la reprise par l’ennemi de la redoute du centre, que celle du dévouement de nos troupes et de la belle charge de cavalerie qui nous en rendit définitivement les maîtres. Il tenait entre les mains le portrait du roi de Rome que l’Impératrice avait envoyé par M. de Bausset; il jouait avec et répéta sou­vent : « Il faut voir ce qu’il sera à vingt-cinq ans. » La garde impériale, en masse, était derrière le monarque et formait une réserve de trente-six mille hommes. Elle jouait des fanfares, tandis que le reste de l’armée combattait pour obtenir la victoire. En vain, lorsque les Russes commencèrent leur mouvement rétrograde, le maréchal Ney sollicita de montrer seulement la jeune garde. Ce mouvement nous eût livré, très probable­ment, quinze à vingt mille hommes qui prirent la route de Kalouga et qui durent leur salut à cette inaction de la garde et surtout à l’indécision de Napoléon. Il reçut avec orgueil le général russe fait prisonnier dans la redoute, et qui, quoique pris de vin, lui répondit avec dignité. Il ne fut jamais moins grand que dans cette journée.

A sept heures du matin, la mort avait déjà moissonné plusieurs généraux marquants. Un boulet avait décidé de la vie du général Romeuf, chef d’état-major du prince d’Eckmühl; le prince lui-même avait eu son cheval tué sous lui et avait reçu une forte contusion; cependant il n’avait point voulu remettre le commande­ment de son corps d’armée au roi de Naples, que l’Empereur avait choisi ; il continua pendant toute la journée à diriger ses troupes et à les conduire au feu. Le général Compans, dont Napoléon faisait à juste titre beaucoup de cas, fut blessé; le général Rapp, envoyé pour lui succéder, eut bientôt le même sort. La mort frappait de tous les côtés. C’est à ce moment que l’Empereur lui- même me dit de me mettre en mouvement, ainsi que toute la division Friant, vers la droite. Nous y restâmes quelques instants en colonne, exposés au feu de boulet. Mes deux aides de camp, le fils du général Friant et plusieurs officiers d’état-major y furent blessés. Bientôt on nous fit marcher vers le centre pour couvrir le vil­lage brûlé de Semenoffskoié, pris et repris plusieurs fois, et contre lequel les Russes dirigeaient leur réserve de 20,000 hommes.

Là, la division ne resta point inactive comme le roi de Naples le dit dans son rapport, et cette assertion est d’autant plus singulière que le Roi se retira deux fois dans un des carrés de ma brigade, pendant que la cava­lerie ennemie chargeait la nôtre, qui fut enfoncée, ce dont Sa Majesté me témoigna tout son chagrin. Tout au contraire, la division combattit jusqu’au soir avec autant de courage que de succès. Dans le rapport que je viens de citer, le Roi dit que le général Dufour, à la tête du 15e léger, avait couvert le plateau du village brûlé, que le reste de la division Friant était resté en réserve. C’est une jolie manière d’être en réserve que d’avoir cinq fois à repousser la cavalerie ennemie, qui est venue charger les trois carrés de ma brigade, et d’avoir été pendant trois heures consécutives sous le boulet et la mitraille. Le maréchal Ney m’avait demandé tout haut : « Quel est l’imbécile qui vous a placé là? » Et s’adressant ensuite au Roi : « Roi de Naples, pourquoi ne faites-vous pas charger votre cavalerie, ou bien avancer cette infan­terie, puisqu’on tient tant à la faire tuer? » Le 33e régi­ment perdit à la Moskowa quinze cents hommes, dont quarante-huit officiers et trois cent soixante soldats morts; le colonel Pouchelon, le major Maire, quatre- vingt-douze officiers et plus de neuf cents soldats bles­sés. Le général Friant eut un cheval tué sous lui par le même coup de mitraille qui cassa la jambe à celui que je montais. Je fus blessé, à six heures, devant un des carrés de ma brigade, je reçus deux contusions et, ayant ramené le soir nos tirailleurs dans le bois, j’eus un second cheval tué sous moi. C’est ainsi que s’écrit l’histoire. Le roi de Naples voulait que le général Dufour fût avancé en grade ; il ne parla que de lui, et je ne puis pas en vouloir à Napoléon d’avoir été mal informé. Le bulletin dit qu’à deux heures la bataille était gagnée et que le feu avait cessé. Ce bulletin a annoncé la mort de sept géné­raux. Le fait est qu’il y en eut quinze de tués et trente-sept de blessés, dont dix sont morts des suites de leurs blessures. On n’a pas parlé des quarante-huit colonels mis hors de combat. Les Russes ont certainement plus perdu de monde que nous, un bon tiers de plus, et je compte que l’armée française a eu vingt-neuf à trente mille hommes hors de combat.

 

C’est dans ces grandes occasions que l’on voit la diffé­rence de caractère des hommes marquants. Le roi de Naples, impétueux, s’élançait au milieu des escadrons ennemis, pareil au bouillant Achille; le maréchal Ney se promenait sur son cheval blanc en prenant sa prise de tabac avec un calme rare; c’était le vieux Nestor payant de sa personne, encourageant tout le monde par son exemple, et donnant les meilleurs conseils à ceux qui marchaient de pair avec lui, et les meilleurs ordres à ceux qui servaient sous lui. Le Vice-roi et les autres chefs firent des prodiges de valeur; aussi la bataille de la Moskowa fut-elle grandement gagnée, huit cents pièces de canon de notre côté avaient vomi la mort dans les rangs ennemis pendant toute la journée ; des monceaux de cadavres gisaient de tous côtés ; les blessés se traî­naient en appelant au secours. Le lendemain, cette plaine sablonneuse offrait le spectacle le plus dégoûtant. Et cependant la bataille n’eut pas de ces grands résultats, tels qu’en avaient produit Austerlitz et Friedland. On peut même dire que la prise de Moscou ne valait pas tant de sang.

Bataille de la Moskowa - Lejeune
Bataille de la Moskowa – Lejeune

Si le résultat ne fut pas en rapport avec les sacrifices, cela tint aux fautes commises. La plus grave fut de n’avoir pas poussé en avant dès le matin notre aile droite, qui aurait débordé l’ennemi, et qui aurait pu lui couper la retraite. Il faut attribuer cette faute au manque de bonnes cartes et à l’ignorance complète dos localités.

J’ai dit que, si l’Empereur avait voulu faire donner la jeune garde quand le maréchal Ney est venu l’en prier, c’en était fait sans doute de l’armée russe : on coupait une colonne de quinze mille hommes. Enfin on prit le change sur la retraite de l’ennemi. Il aurait fallu le poursuivre sur la route de Kalouga, par laquelle une partie de ses forces avait filé. Il n’y eut que le prince Poniatowski qui le suivit sur cette route. Le quartier général de Koutousov, les bagages et le reste de l’armée avaient pris le chemin de Moscou. Napoléon le suivit de près. Il était impatient de dicter des décrets du Kremlin. Cependant toute l’armée savait déjà que les Russes devaient brûler Moscou à notre arrivée, et que nous ne trouverions des habitants que les Allemands et une partie de la lie du peuple.

Quoique la 2e division du corps d’armée du prince d’Eckmühl eût perdu beaucoup de monde à la bataille de la Moskowa, et que le général comte Friant, qui la commandait, eût été blessé à la fin de l’action, le roi de Naples obtint de l’Empereur qu’elle resterait à l’avant- garde. Le général Dufour en prit le commandement, et elle ne forma plus que deux brigades; la mienne, qui se composait du 33e régiment d’infanterie de ligne et du régiment espagnol Joseph Napoléon, n’éprouva point de changement.

Le 8 au matin, la division se mit en mouvement pour appuyer la cavalerie. Elle suivit l’ennemi de près, et nous eûmes ce jour-là soixante-seize hommes hors de combat. Nous primes position le soir sur les hauteurs qui dominent Mojaïsk. Le prince de Neufchâtel m’or­donna de fouiller la ville, parce que l’Empereur voulait s’y établir; mais je la trouvai encore occupée par les Russes. Ils avaient une batterie masquée au cimetière, d’où ils tirèrent sur un de nos carrés aussitôt que le jour eut fait voir nos bivouacs. J’étais cependant par­venu à loger 4 compagnies de voltigeurs dès le soir dans le faubourg; et il y eut des coups de fusil tirés fort avant dans la nuit, mais l’ennemi n’évacua entièrement la ville qu’à sept heures du matin, avec précipitation, quand il vit que toute la division Friant avançait sur deux colonnes : elles se réunirent dans la ville. Nous y trouvâmes un grand magasin d’eau-de-vie, dont je fis faire la distribu­tion aux différents corps de l’avant-garde, quoique, sui­vant l’usage, des officiers d’état-major du prince de Neufchâtel fussent venus ordonner de réserver le magasin pour la garde impériale. L’ennemi, en se retirant, nous lança quelques obus. Une nuée de Cosaques cara­colèrent autour de la place, et, lorsque la division repre­nant sa marche eut débouché hors du ravin de Mojaïsk et que nous eûmes atteint le plateau, nous trouvâmes l’arrière-garde de l’ennemi en bataille à une demi-lieue de distance. Nous pûmes croire qu’elle voulait engager le combat, mais elle ne cherchait qu’à retarder notre marche pour laisser le temps à ses bagages de défiler.

Pendant toute la journée nous avançâmes en ligne, la cavalerie occupant les intervalles de l’infanterie. Notre droite, qui longea fort longtemps des ravins, ne put être tournée par la cavalerie ennemie ; mais notre gauche, quoique appuyée constamment aux forêts de sa­pins qui bordent la plaine, fut souvent inquiétée, et pour cette raison elle marchait en carré. Trois régiments de cavalerie russe chargèrent le 2e bataillon du 33e régi­ment de ligne (formant l’extrême gauche), qui ne comptait plus que 176 hommes présents. Le roi de Naples crut un instant que ce petit corps avait été enfoncé et m’envoya le secourir. A mon approche, la cavalerie ennemie, qui entourait le bataillon et criait aux Français de se rendre, songea à la retraite ; alors une décharge de notre infanterie faite presque à bout portant démonta plus de 70 Cosaques, et on leur tua 33 hommes. Le roi de Naples fut si content (et à juste titre) de la fermeté et de la bra­voure de ce petit bataillon, qui avait résisté nonobstant l’immense supériorité en nombre des Russes, que Sa Majesté demanda le soir même à l’Empereur de l’avan­cement pour les officiers et pour un sergent-major qui s’était surtout distingué, et la croix d’officier de la Légion d’honneur pour M. le capitaine Callier, qui commandait le 2e bataillon depuis la mort de son chef. Le reste de la journée se passa sans grand événement. Le soir seule­ment il y eut une fusillade très vive qui n’eut pour but que de nous faire céder par l’ennemi un petit village avec un assez joli château qui était à la convenance du roi de Naples. Les Russes furent obligés de bivouaquer dans la plaine, et nous étions si près les uns des autres que le général Exelmans n’osa pas même faire débrider la cavalerie ; il me pria même de laisser pendant la nuit un bataillon d’infanterie sous les armes.

Les soldats appelaient ces escarmouches du soir « la guerre du château », et cette guerre ne leur plaisait point, avec raison, car le plaisir de bien loger le Roi et son état-major coûtait fréquemment de trente à quatre-vingts braves soldats, qui auraient mérité d’être plus ménagés. Jamais je n’ai vu un quartier général où l’on s’occupait moins des soldats qu’à celui-ci.

Jusqu’alors les Russes avaient été fort complaisants et avaient fini, après une ou deux heures de petite guerre, par nous abandonner le petit donjon ou la cou­pole verte qui était l’objet de convoitise de Sa Majesté ; mais le lendemain 10 septembre ils furent plus récal­citrants, et l’envie d’occuper le petit château de Fominskoê nous coûta cher.

Les Russes, connaissant mieux les localités que nous, choisissaient toujours une bonne position avec de l’eau, du bois, parfois même quelques maisons; ils avaient d’autant moins envie de les abandonner pour les laisser au roi de Naples et à sa suite. Ils devaient donc être fatigués de l’acharnement que nous paraissions mettre à les déloger, pour ainsi dire chaque soir, souvent après qu’ils avaient déjà la marmite au feu, et cette fois ils tinrent bon, par la raison toute simple qu’en arrière do Fominskoë ils auraient eu à faire pour le moins trois lieues avant de retrouver un ruisseau ou un étang assez considérable qui pût fournir aux besoins de la troupe.

Donc, à quatre heures après midi, nos éclaireurs décou­vrirent que les Russes avaient pris position à cheval sur la grande route auprès du petit château de Fominskoë. Ils nous laissaient, à un quart de lieue de distance, pour nous loger, un joli bois, un ruisseau d’eau limpide et une petite ferme, enfin tout ce à quoi raisonnablement nous pouvions nous attendre dans la conjoncture. Nous pouvions bivouaquer dans le taillis ou sur le joli rideau de collines qui dominaient pour ainsi dire les Russes. Sa Majesté trouva apparemment qu’il était de trop bonne heure pour se reposer, ou bien le petit château de Fominskoë la tenta. Le fait est qu’Elle nous envoya l’ordre de laisser toute notre artillerie sur la route et de marcher par le flanc gauche, de traverser le taillis et de tourner l’ennemi dans sa position, tandis que le Roi se porterait en avant avec la cavalerie et deux faibles bataillons d’infanterie, dont un du 33e régiment et l’autre du régiment espagnol de Joseph Napoléon, tous deux commandés par le colonel baron de Schudi.

Aussitôt que les Russes se furent aperçus de notre mouvement, ils se préparèrent à nous bien recevoir. Une partie de leur cavalerie tourna le bois par où nous devions déboucher et tomba sur un bataillon du 48e ré­giment, formant notre extrême gauche, et le hacha en pièces à la sortie du bois, avant même qu’il eût eu le temps de se reformer; le commandant ne s’était pas douté de la proximité de la cavalerie. Le chef de batailIon Lamagret y fut tué. Le général Dufour réunit les autres bataillons du 48e et forma sa retraite, après avoir éprouvé un nouvel échec en voulant se porter contre l’infanterie russe.

A la droite, sur le grand chemin, les deux bataillons du 33e et de Joseph Napoléon étaient tombés sous le feu de l’artillerie ennemie, et la mitraille y avait fait un horrible ravage. Le bataillon espagnol fut presque tout entier couché à terre et perdit tous ses officiers. Le colonel Schudi, officier instruit et d’une grande bravoure, eut deux chevaux tués sous lui, et ses habits furent cri­blés de balles. Tout son régiment ne comptait plus le soir que quatorze officiers et cent quatre-vingt-seize hommes sous les armes.

Au centre, le 15e infanterie légère déboucha le premier. Le Roi ne lui laissa pas le temps de se reformer; Sa Majesté fit battre la charge, et les soldats courant à l’en­nemi en tirailleurs, sans être soutenus par aucune masse, furent écharpés par la cavalerie ennemie, qui en fit une vraie boucherie II n’y eut de sauvées, de ce beau régiment, que quelques compagnies qui s’étaient entre­mêlées avec le 33e régiment en traversant le marais et le taillis, et que j’avais fait rester avec moi. Le 33e de ligne déboucha en même temps que le 15e léger. Les aides de camp du Roi voulurent aussi l’engager au milieu de la cavalerie ennemie à la débandade ; mais, malgré toutes les criailleries de ces messieurs, je com­mençai par reformer mes bataillons, après quoi je me portai en avant pour donner le temps et la possibilité aux débris du 48e et du 15e de former leur retraite.

Le Roi, voyant le résultat de sa folle entreprise, m’en­voya successivement les généraux Déri et Exelmans avec ordre de ne rien engager; mais il ne s’agissait plus de cela, l’affaire était malheureusement trop engagée, et, quoique l’ennemi m’opposât le triple des forces qui me restaient, je crus de mon devoir de soutenir le com­bat pour donner le temps à d’autres troupes d’arriver et pour que la retraite ne devint point une déroute. Mes tirailleurs tinrent en échec ceux de l’ennemi ; son artil­lerie, placée dans un bosquet de hauts arbres, me fit beaucoup de mal; je n’avais à lui opposer que le feu de l’infanterie. Notre cavalerie vint se jeter deux fois entre mes carrés échelonnés, ce qui m’obligea pendant un temps de faire cesser le feu. Par bonheur, l’ennemi ne profita point de sa supériorité ni de l’avantage qu’il avait sur nous, et, à la nuit tombante, je rejoignis avec ma brigade le reste de la division dans la position que les Russes nous avaient destinée dès le matin. Le baron de Galichet, chef d’état-major de la division, qui était venu me joindre pendant l’action, reçut une forte contu­sion à l’épaule; j’eus un cheval tué sous moi. M. de Beaucourt, mon aide de camp, qui avait déjà été blessé à la bataille de la Moskowa, mais qui, sur la nouvelle de l’embarras dans lequel je me trouvais, était venu me rejoindre, reçut une seconde balle dans la cuisse. Cette journée coûta à la division au-delà de douze cents hommes et l’élite des officiers, qui avaient survécu à la bataille de la Moskowa et à la prise de Smolensk, où surtout le 15e léger s’était tant distingué.

Les Russes avaient à l’affaire de Fominskoë environ dix mille hommes d’infanterie et seize bouches à feu; leur cavalerie était de 12 régiments. Nous n’avions pas quatre mille hommes d’infanterie, et le Roi nous avait forcés de laisser toute notre artillerie en arrière. Les Russes abandonnèrent Fominskoë le lendemain, et nous nous y établîmes pour laisser reposer la troupe qui était fatiguée de la journée de la veille.

Le prince d’Eckmühl vint visiter le champ de bataille. Le général Dufour et moi, nous lui exprimâmes de nouveau le désir de rentrer sous ses ordres ; c’était le vœu de tous les officiers et de la troupe. Le roi de Naples loua beaucoup la belle conduite de la division, nous promit des récompenses; mais tout cela était resté sans effet. Il est probable qu’il n’aura point avoué à l’Empereur tout ce que cette échauffourée avait coûté, et j’ai su qu’il m’en a voulu pour avoir donné l’état exact de la perte tant en soldats qu’en officiers. Il n’en était pas quitte cependant, et il eut au sujet de cette affaire une altercation très vive avec le maréchal Davout en présence de l’Empereur. Le maréchal ne pouvait pas voir sans douleur détruire inutilement les plus belles divisions de son corps d’armée. A Valoutina, la division Gudin avait été abîmée, et M général Gudin y avait trouvé la mort. Le Roi avait fait dépouiller les cada­vres français avant que l’Empereur vînt visiter le champ de bataille; il voulait faire croire à Sa Majesté que tous ceux qu’elle voyait étaient des cadavres russes. L’Empereur n’en parut pas trop convaincu et reprocha à son beau-frère d’avoir sacrifié trop de monde en atta­quant de front une position qui aurait pu être tournée. Pareillement à la bataille de la Moskowa, la division Friant avait été fort longtemps exposée à la mitraille sans utilité, et j’ai rapporté comment le maréchal Ney en avait hautement témoigné son mécontentement. L’échauffourée de Fominskoë comblait la mesure, et le prince d’Eckmühl, qui s’était donné tant de soins pour former le plus beau corps d’armée qui ait jamais existé, avait quelque droit de s’indigner de ce qu’un homme qu’il savait être son ennemi, et qui n’avait d’autre vertu militaire qu’un courage bouillant et beaucoup d’audace, pouvait impunément faire des sottises, parce qu’il était le beau-frère de l’Empereur.

Le 12 septembre, l’avant-garde du roi de Naples quitta Fominskoë, et nous retrouvâmes vers le soir l’arrière-garde russe. Un espion, que l’on eut la bonhomie de regarder comme un déserteur, nous dit que les russes se préparaient à nous livrer bataille sous les murs de la Capitale, et qu’ils avaient fortifié une position bien plus formidable que celle de la Moskowa. En effet, le 14 au matin, nous aperçûmes quelques préparatifs, des abatis d’arbres, des redoutes et une ligne de cavalerie qui couronnait les hauteurs en avant de Moscou. Je suivais de près, avec ma brigade, le roi de Naples, qui, toujours en avant, nous traçait pour ainsi dire la route. On le voyait constamment au milieu des éclaireurs, et les ennemis pouvaient aussi bien que nous le distinguer à son grand panache blanc et à sa pelisse verte à brande­bourgs d’or. Les Russes tirèrent quatre ou cinq coups de canon ; bientôt le feu cessa, et le bruit se répandit qu’il y avait des pourparlers. De fait, le général comte de Narbonne, aide de camp de l’Empereur, en revenant d’une mission qu’il venait de remplir auprès du roi de Naples, me dit : « Voilà qui est fini, les Russes aban­donnent Moscou et remettent la ville à la générosité française. » Peu après l’Empereur passa en voiture, et, m’ayant fait approcher, il me dit : « Faites marcher, cela n’est pas fini. » J’observai clairement qu’il était soucieux; j’ignore quels en étaient les motifs, mais évidemment le comte de Narbonne avait cru sa nou­velle meilleure qu’elle ne paraissait au maître. Peut- être aussi Sa Majesté ne fut-elle pas contente de la joie que les soldats firent éclater à l’idée que l’on allait traiter de la paix. Ils manifestèrent ce sentiment très nettement en saluant l’Empereur lorsqu’il passa pour s’approcher de la ville.

On nous fit faire halte près du pont de bois qui était sur la Moskowa. Bientôt un aide de camp du Roi m’ap­porta l’ordre de marcher au Kremlin, où la populace et une espèce de garde nationale s’étaient retirées et renfermées dans l’arsenal. On tira sur nous par les cré­neaux. Un coup de canon à mitraille dissipa tout ce monde, et, d’après l’ordre du Roi, je réunis tout ce qui portait uniforme dans le palais impérial et je laissai une compagnie de voltigeurs pour garder ces pri­sonniers.

Le Roi avait continué sa marche entouré des généraux cosaques qui lui dirent les choses les plus flatteuses sur sa bravoure. Il croyait que les Russes ne l’avaient point reconnu, lorsque l’hetman lui dit : « Il y a longtemps que je vous connais, Sire, vous êtes le roi de Naples; la différence entre vous et moi est que je vous vois depuis le Niémen toujours le premier en avant de votre armée, et que depuis trois mois je suis constamment le dernier de la nôtre. » Il manifesta le désir d’avoir quelque mar­que de distinction du Roi. Sa Majesté lui offrit une belle montre, ajoutant qu’elle espérait que bientôt elle pour­rait lui offrir quelque chose de plus agréable ; elle vou­lait parler de son ordre que l’officier russe avait paru désirer. On parla de paix; les Russes furent assez francs : « Vous êtes venus nous attaquer, dirent-ils au Roi; notre empereur était l’ami de l’empereur Napoléon, pourquoi nous a-t-il déclaré la guerre? Nous voulons bien la paix, mais elle est devenue difficile; cependant il faut espérer que nous serons bientôt amis. » Le général Déri ayant demandé à un jeune officier qui paraissait être quelqu’un de distingué si l’empereur Alexandre se trouvait à l’armée, puisqu’on avait dit qu’il y était attendu, l’offi­cier lui répondit : « Non, et nous ne voulons pas qu’il y vienne. »