Du Niemen à Moscou -Un officier hollandais dans la Grande-Armée.
Vers Smolensk
Le 11 août, Napoléon, ayant décidé de marcher sur Smolensk, se mit en route. Nous avançâmes par d’assez mauvais chemins fangeux vers Babinowiczi, et ce fut aux environs de Rassasna que tous les corps firent leur jonction. Tous passèrent le Boristhène le 13 et le 14 août. L’ennemi nous tint tête devant Krasnoie et nous livra un combat sanglant auquel Napoléon donna le nom de bataille parce qu’il y fut présent. L’honneur de cette journée appartient cependant au maréchal Ney et au roi de Naples. Le 16, l’armée occupa les hauteurs qui entourent Smolensk, et le 17 la ville fut attaquée et évacuée par les Russes dans la nuit, au moment où nous nous préparions à monter à l’assaut.
Cette journée du 17 n’en a pas moins coûté beaucoup de monde, et certainement on y a fait tuer quelques milliers d’hommes fort inutilement; car dès les quatre heures de l’après-midi des indices annoncèrent que l’ennemi se préparait à brûler la ville et à l’abandonner, bien qu’il s’y défendît encore avec acharnement. Le grand-duc Constantin animait lui-même les troupes, leur représentant que Smolensk était la porte du boulevard de l’Empire. Nous trouvâmes sur la place le corps du gouverneur, qui avait été tué d’un boulet de canon. La perte des deux côtés fut considérable. Nous eûmes plusieurs généraux blessés, entre autres le général Dalton, qui s’était distingué, et le général de brigade Grandeau, appartenant à notre division et qui fut fait général de division sur le champ de bataille. J’eus un cheval tué sous moi et je reçus une forte contusion sur la poitrine, que je négligeai dans les commencements et dont j’ai beaucoup souffert par la suite.
La ville de Smolensk, fameuse dans les annales de la Pologne primitive, belle, riche, bien bâtie, séjour de l’opulence et du luxe, ne souffrit pas seulement par le bombardement : elle fut pillée et presque entièrement dévastée. Les Russes avaient laissé dans les plus beaux palais des machines incendiaires, qui firent éclater successivement le feu dans différents quartiers. La division Friant traversa les flammes pour arriver sur la grande place, où elle bivouaqua. J’y passai la nuit sur un canapé fort riche que les soldats étaient allés chercher dans un des palais voisins. Mon souper consista en confitures, qui étaient excellentes et dont les seigneurs russes doivent faire une énorme consommation, si on en juge par la quantité que nous en trouvâmes, surtout dans les maisons de Moscou. On m’apporta deux ananas magnifiques et des pêches; j’aurais préféré une bonne soupe; mais, à la guerre, on mange ce qu’on trouve.
L’espoir de s’arrêter à Smolensk fut bientôt détruit. A quatre heures du matin, je reçus ordre de me mettre en marche pour occuper les ouvrages au-delà du Dniéper, et plus tard nous traversâmes les ruines du faubourg, et toute l’armée prit le chemin de Moscou. Il dépendait de Napoléon de terminer la campagne à Smolensk, de rétablir le royaume de Pologne en entier, et l’Europe lui en eût su gré. Si ce que j’en ai su alors est vrai, l’ennemi s’attendait à cette mesure. On prétend que le général Wilson, qui représentait l’Angleterre au quartier général, écrivit à Pétersbourg et à Londres, dans une première dépêche: « Tout est perdu; Smolensk est pris » , et que deux jours plus tard il envoya un second courrier annonçant : « Tout est sauvé ; les Français marchent sur Moscou. » L’Empereur n’avait pas su s’arrêter à Smolensk.
Tandis que nous nous étions rendus maîtres de cette ville, le général Gouvion-Saint-Cyr avait remporté une victoire signalée, sur le prince de Wittgenstein, les 17 et 18 août [1]Les Bavarois se distinguèrent, dans ces deux journées, soua les ordres des généraux Deroy et Wrede. Le premier y fut tué, et le général Siebein y fut grièvement blessé.; il y avait gagné le bâton de maréchal. Cette récompense fit plaisir à toute l’armée, dont le nouveau maréchal était aimé et estimé. Moins heureux, le duc d’Abrantès, au combat de Valoutina dans les environs de Smolensk, fit faire un faux mouvement aux troupes placées sous ses ordres, ce qui lui valut sa disgrâce. L’Empereur le traita avec dureté, lui reprocha publiquement sa conduite dilapidatoire et ses vols en Portugal, et, lorsque les chefs de corps furent réunis au Kremlin, il dit tout haut : « Quant au duc d’Abrantès, il ne doit point se trouver ici. » En effet, celui-ci avait eu la prudence de ne point se montrer.
La position de Valoutina fut défendue et attaquée avec acharnement — non sans coûter bien du monde — contre l’avis du général Gudin qui aurait voulu la tourner. Mais les moyens dilatoires ne convenaient point au roi de Naples, qui écoutait moins la sagesse que son bouillant courage.

Valoutina est un endroit fameux dans les annales des Russes, qui l’appellent le champ Sacré. Le peuple prétendait qu’il avait toujours été le tombeau des armées polonaises qui avaient voulu marcher sur Moscou. Les Russes y perdirent contre nous trois de leurs meilleurs généraux. Nos pertes, pour être moindres, furent aussi cruelles. Le comte Gudin, l’un de nos généraux les plus distingués, eut les deux jambes emportées. Il était à la tête de sa division, qui le vengea par le plus brillant succès. Avant de mourir, il recommanda le général Gérard comme le mieux fait pour le remplacer, quoiqu’il fût le plus jeune général de brigade. Cet officier a justifié complètement ce bel éloge. Je vis dans cette occasion que le prince d’Eckmühl n’a pas le cœur aussi insensible qu’on a bien voulu le débiter. Il m’apprit la mort du général Gudin, les larmes aux yeux, et me parla de tous les regrets qu’elle lui causait. Le feu n’avait pas encore cessé, et le maréchal prévoyait que la division Friant, qui attendait l’arme au bras le résultat de l’engagement, pourrait être obligée d’aller soutenir la division Gudin, et il me parut avec raison peu content de voir ces beaux corps qu’il avait formés, pour lesquels il s’était donné tant de mal, sacrifiés à l’imprudente valeur du roi de Naples. –
Successivement les Russes abandonnèrent Dorogobouge, Wiazma et Ghjat après des combats assez chauds, mais cependant de peu d’importance, car il n’y avait que l’avant-garde qui se mesurait tous les jours avec l’ennemi.
Dorogobouge était assez considérable ; Wiazma, ville jolie, paraissait toute neuve; elle a été brûlée pendant que l’armée séjourna à Moscou; Ghjat était moins grand; l’Empereur y resta deux jours pour donner le temps aux éclopés et aux traînards de rejoindre leurs régiments. Il songea à réunir ses forces, car tout annonçait que nous approchions d’une journée décisive. On savait que le maréchal Koutousov avait succédé au général Barclay de Tolly dans le commandement de l’armée, et que le vainqueur des Turcs, désirant venger sa défaite d’Austerlitz, était décidé à nous livrer bataille avant Moscou dans l’idée de sauver cette capitale.
Le général Romeuf, chef de l’état-major, m’adressa, ainsi qu’aux autres généraux, une circulaire en date du 2 septembre, dans laquelle il disait, : « J’ai l’honneur de vous faire connaître que l’intention de M. le maréchal prince d’Eckmühl est que l’on prévienne les troupes que nous touchons au moment d’une bataille générale, et qu’elles doivent s’y préparer, etc. » En conséquence les soldats reçurent leurs cartouches, à cinquante par homme; les armes furent nettoyées; tous les hommes valides furent retirés des équipages et rentrèrent dans les rangs.
Le 4 septembre, l’avant-garde sous le roi de Naples attaqua la position des Gridenova, mais elle fut repoussée. Les Russes l’évacuèrent la nuit; Napoléon fit attaquer la redoute qui couvrait le flanc gauche de l’armée ennemie par la division Compans, qui s’en empara, non sans perdre beaucoup de monde. Le 3e régiment fut chargé par la cavalerie russe et perdit deux pièces de canon. Le prince d’Eckmühl m’avait donné l’ordre d’envoyer le colonel Pouchelon avec deux bataillons du 33e régiment pour appuyer le général Compans, mais celui-ci n’en eut pas besoin.
Plusieurs villages en feu, les hourras des Cosaques et le feu de l’infanterie, qui continua malgré l’obscurité, donnaient un échantillon de ce qui se préparait et faisaient prévoir que ces lieux étaient destinés à devenir bientôt le théâtre d’une terrible boucherie. L’Empereur ne se fit point illusion à cet égard. Il parcourait de l’œil la position des Russes, en dirigeant sa lunette d’un côté et d’autre; j’entendis qu’il se disait : « Grande bataille..beaucoup de monde beaucoup, beaucoup de morts. »
Puis, se tournant vers le prince Berthier, il ajouta : « La bataille est à nous. »
Le 6, on resta en position. Nous attendions encore une partie de la cavalerie, commandée par le général La Tour-Maubourg, et les Russes attendaient aussi des renforts ; la prise de la redoute les dérangeait et devait déjà leur donner des craintes. On évita soigneusement tout engagement. Les tirailleurs de la division Morand ayant commencé à pousser ceux des Russes, le prince d’Eckmühl m’ordonna d’aller à toute bride pour faire cesser le feu et recommander sur toute la ligne de ne rien entamer. On ne s’occupa que de préparatifs pour la grande journée du lendemain.