Discours prononcé par le citoyen Carnot, sur la motion relative au Gouvernement héréditaire.

Citoyens tribuns, [1]Pour faciliter la lecture, une orthographe moderne a été adoptée ici
Parmi les orateurs qui m’ont précédé, et qui tous ont appuyé la motion d’ordre de notre collègue Curée, plusieurs ont été au-devant des objections qu’on pouvait faire contre elle, et ils y ont répondu avec autant de talent que d’aménité : ils ont donné l’exemple d’une modération que je tâcherai d’imiter, en proposant d’autres observations qui m’ont paru leur avoir échappé. Et quant à ceux qui, parce que je combattrai leur avis, pourraient m’attribuer des motifs personnels indignes du caractère d’un homme entièrement dévoué à sa patrie, je leur livre pour toute réponse l’examen scrupuleux de ma conduite politique depuis le commencement de la révolution, et celui de ma vie privée.
Je suis loin de vouloir atténuer les louanges données au premier Consul : ne dussions-nous à Bonaparte que le Code civil, son nom mériterait de passer à la postérité. Mais quelques services qu’un citoyen ait pu rendre à sa patrie, il est des bornes que l’honneur autant que la raison imposent à la reconnaissance nationale. Si ce citoyen a restauré la liberté publique, s’il a opéré le salut de son pays, sera-ce une récompense à lui offrir que le sacrifice de cette même liberté ? et ne serait-ce pas anéantir son propre ouvrage, que de faire de ce pays son patrimoine particulier ?
Du moment qu’il fut proposé au peuple français de voter sur la question du consulat à vie, chacun put aisément juger qu’il existait une arrière-pensée et prévoir un but ultérieur.
En effet on vit se succéder rapidement une foule d’institutions évidemment monarchiques : mais à chacune d’elles on s’empressa de rassurer les esprits inquiets sur le sort de la liberté, en leur protestant que ces institutions n’étaient imaginées qu’afin de lui procurer la plus haute protection qu’on pût désirer pour elle.
Aujourd’hui se découvre enfin d’une manière positive le terme de tant de mesures préliminaires : nous sommes appelés à nous prononcer sur la proposition formelle de rétablir le système monarchique, et de conférer la dignité impériale et héréditaire au premier Consul.
Je votai dans le temps contre le consulat à vie ; je voterai de même contre le rétablissement de la monarchie, comme je pense que ma qualité de Tribun m’oblige à le faire : mais ce sera toujours avec les ménagements nécessaires pour ne point réveiller l’esprit de parti ; ce sera sans personnalités, sans autre passion que celle du bien public, en demeurant toujours d’accord avec moi-même dans la défense de la cause populaire.
Je fis toujours profession d’être soumis aux lois existantes, même lorsqu’elles me déplaisaient le plus : plus d’une fois je fus victime de mon dévouement pour elles, et ce n’est pas aujourd’hui que je commencerai à suivre une marche contraire : je déclare donc d’abord que tout en combattant la proposition faite, du moment qu’un nouvel ordre de choses sera établi, qu’il aura reçu l’assentiment de la masse des citoyens, je serai le premier à y conformer toutes mes actions, à donner à l’autorité suprême toutes les marques de déférence que commandera la hiérarchie constitutionnelle. Puisse chacun des membres de la grande société émettre un vœu aussi sincère et aussi désintéressé que le mien !
Je ne me jetterai point dans la discussion de la préférence que peut mériter en général tel ou tel système de gouvernement, sur tel ou tel autre ; il existe sur ce sujet des volumes sans nombre : je me bornerai à examiner en très peu de mots, et dans les termes les plus simples, le cas particulier où les circonstances nous ont placés.
Tous les arguments faits jusqu’à ce jour sur le rétablissement de la monarchie en France se réduisent à dire, que sans elle il ne peut exister aucun moyen d’assurer la stabilité du Gouvernement et la tranquillité publique, d’échapper aux discordes intestines, de se réunir contre les ennemis du dehors ; qu’on a vainement essayé le système républicain de toutes les manières possibles ; qu’il n’a résulté de tant d’efforts, que l’anarchie, une révolution prolongée ou sans cesse renaissante, la crainte perpétuelle de nouveaux désordres, et, par suite, un désir universel et profond de voir rétablir l’antique gouvernement héréditaire, en changeant seulement la dynastie. C’est à cela qu’il faut répondre.
J’observerai d’abord que le Gouvernement d’un seul n’est rien moins qu’un gage assuré de stabilité et de tranquillité. La durée de l’empire romain ne fut pas plus longue que ne l’avait été celle de la République. Les troubles intérieurs y furent encore plus grands, les crimes plus multipliés : la fierté républicaine, l’héroïsme, les vertus mâles, y furent remplacés par l’orgueil le plus ridicule, la plus vile adulation, la cupidité la plus effrénée, l’insouciance la plus absolue sur la prospérité nationale. A quoi eût remédié l’hérédité du trône ? Ne fut-il pas regardé par le fait comme l’héritage légitime de la maison d’Auguste ? Un Domitien ne fut-il pas le fils de Vespasien, un Caligula le fils de Germanicus, un Commode le fils de Marc-Aurèle ?
En France, à la vérité, la dernière dynastie s’est soutenue pendant huit cents ans ; mais le peuple fut-il moins tourmenté ? Que de dissensions intestines ! que de guerres entreprises au-dehors pour des prétentions, des droits de succession, que faisaient naître les alliances de cette dynastie avec les puissances étrangères ! Du moment qu’une nation entière épouse les intérêts particuliers d’une famille, elle est obligée d’intervenir dans une multitude d’événements qui, sans cela, lui seraient de la plus parfaite indifférence.
Nous n’avons pu établir parmi nous le régime républicain, quoique nous l’ayons essayé sous diverses formes plus ou moins démocratiques ; mais il faut observer que, de toutes les constitutions qui ont été successivement éprouvées sans succès, il n’en est aucune qui ne fût née au sein des factions, et qui ne fût l’ouvrage de circonstances aussi impérieuses que fugitives : voilà pourquoi toutes ont été vicieuses.

Mais depuis le 18 brumaire il s’est trouvé une époque, unique peut-être dans les annales du monde, pour méditer à l’abri des orages, pour fonder la liberté sur des bases solides avouées par l’expérience et par la raison. Après la paix d’Amiens, Bonaparte a pu choisir entre le système républicain et le système monarchique ; il eût fait tout ce qu’il eût voulu ; il n’eût pas rencontré la plus légère opposition. Le dépôt de la liberté lui était confié, il avait juré de la défendre : en tenant sa promesse, il eût rempli l’attente de la nation, qui l’avait jugé seul capable de résoudre le grand problème de la liberté publique dans les vastes États ; il se fût couvert d’une gloire incomparable.
Au lieu de cela, que fait-on aujourd’hui ? on propose de lui faire une propriété absolue et héréditaire, d’un pouvoir dont il n’avait reçu que l’administration. Est-ce là l’intérêt bien entendu du Premier Consul lui-même ? Je ne le crois pas.
Il est très vrai qu’avant le 18 brumaire l’État tombait en dissolution, et que le pouvoir absolu l’a retiré des bords de l’abîme : mais que conclure de-là ? ce que tout le monde sait ; que les corps politiques sont sujets à des maladies qu’on ne saurait guérir que par des remèdes violents ; qu’une dictature momentanée est quelquefois nécessaire pour sauver la liberté. Les Romains qui en étaient si jaloux avoient pourtant reconnu la nécessité de ce pouvoir suprême par intervalles.
Mais parce qu’un remède violent a sauvé un malade, doit-on lui administrer chaque jour un remède violent ? Les Fabius, les Cincinnatus, les Camille, sauvèrent la liberté romaine par le pouvoir absolu ; mais c’est qu’ils se dessaisirent de ce pouvoir aussitôt qu’ils le purent : ils l’auraient tuée par le fait même s’ils l’eussent gardé. César fut le premier qui voulut le conserver, il en fut la victime ; mais la liberté fut anéantie pour jamais. Ainsi tout ce qui a été dit jusqu’à ce jour sur le pouvoir absolu prouve seulement la nécessité d’une dictature momentanée dans les crises de l’État, mais non celle d’un pouvoir permanent et inamovible.
« Je reçois de partout des lettres de félicitations, qu’assurément je n’ai ni mendiées, ni commandées. Je suis étonné moi-même du succès prodigieux qu’a obtenu ce discours, dans une ville comme celle-ci, depuis longtemps accoutumée à plier sans résistance à toutes les volontés du maître » (Lettre de Carnot à son frère – 12 mai 1804. Cité dans Le Grand Carnot – Marcel Reinhardd. Hachette, 1952. Les lettres mentionnées ici par Carnot ne figurent cependant pas aux Archives familiales.) |
Ce n’est point par la nature de leur gouvernement que les grandes républiques manquent de stabilité ; c’est parce qu’étant improvisées au sein des tempêtes, c’est toujours l’exaltation qui préside à leur établissement. Une seule fut l’ouvrage de la philosophie organisée dans le calme, et cette république subsiste pleine de sagesse et de vigueur : ce sont les États-Unis de l’Amérique septentrionale qui offrent ce phénomène, et chaque jour leur prospérité reçoit des accroissements qui étonnent les autres nations.
Ainsi il était réservé au nouveau monde d’apprendre à l’ancien qu’on peut subsister paisiblement sous le régime de la liberté et de l’égalité. Oui, j’ose poser en principe que lorsqu’on peut établir un nouvel ordre de choses, sans avoir à redouter l’influence des factions, comme a pu le faire le Premier Consul, principalement après la paix d’Amiens, comme il peut le faire encore, il est moins difficile de former une république sans anarchie qu’une monarchie sans despotisme.
Car comment concevoir une limitation qui ne soit point illusoire dans un gouvernement dont le chef a toute la force exécutive dans les mains, et toutes les places à donner ? On a parlé d’institutions que l’on dit propres à produire cet effet : mais avant de proposer l’établissement du monarque, n’aurait-on pas dû s’assurer préalablement, et montrer à ceux qui doivent voter sur la question, que de pareilles institutions sont dans l’ordre des choses possibles ? que ce ne sont pas de ces abstractions métaphysiques qu’on rapproche sans cesse au système contraire ?
Jusqu’ici on n’a rien inventé pour tempérer le pouvoir suprême, que ce qu’on nomme des corps intermédiaires ou privilégiés : serait-ce donc d’une nouvelle noblesse qu’on voudrait parler par ce mot d’institutions ? Mais le remède n’est-il pas pire que le mal ? car le pouvoir absolu n’ôte que la liberté, au lieu que l’institution des corps privilégiés ôte tout à la fois et la liberté et l’égalité ; et quand même dans les premiers temps les grandes dignités ne seraient que personnelles, on sait assez qu’elles finiraient toujours, comme les grands fiefs d’autrefois, par devenir héréditaires.
A ces principes généraux j’ajouterai quelques observations particulières. Je suppose que tous les Français donnent leur assentiment à la mesure proposée : mais sera-ce bien le vœu libre des Français, que celui qui résultera de registres où chacun est obligé de signer individuellement son vote ? Qui ne sait quelle est en pareil cas l’influence de l’autorité qui préside ? De toutes les parties de la France éclate, dit-on, le désir des citoyens pour le rétablissement d’une monarchie héréditaire ; mais n’est-on pas autorisé à regarder comme factice une opinion concentrée presque exclusivement jusqu’ici parmi les fonctionnaires publics, lorsqu’on sait les inconvénients qu’il y aurait à manifester une opinion contraire, lorsqu’on sait que la liberté de la presse est tellement anéantie, qu’il n’est pas possible de faire insérer dans un journal quelconque, la réclamation la plus respectueuse et la plus modérée ?
Sans doute il n’y aurait pas à balancer sur le choix d’un chef héréditaire, s’il était nécessaire de s’en donner un. Il serait absurde de vouloir mettre en parallèle avec le premier Consul, les prétendants d’une famille tombée dans un juste mépris, et dont les dispositions vindicatives et sanguinaires ne sont que trop connues. Le rappel de la maison de Bourbon renouvellerait les scènes affreuses de la révolution, et la proscription s’étendrait infailliblement, soit sur les biens, soit sur les personnes de la presque totalité des citoyens.
Mais l’exclusion de cette dynastie n’entraîne point la nécessité d’une dynastie nouvelle. Espère-t-on, en élevant cette nouvelle dynastie, hâter l’heureuse époque de la paix générale ? Ne sera-ce pas plutôt un nouvel obstacle ? A-t-on commencé par s’assurer que les autres grandes puissances de l’Europe adhéreront à ce nouveau titre ? Et si elles n’y adhérent pas, prendra-t-on les armes pour les y contraindre ? Ou après avoir rabaissé le titre de Consul au-dessous de celui d’Empereur, se contentera-t-on d’être Consul pour les puissances étrangères, tandis qu’on sera Empereur pour les seuls Français ? Et compromettra-t-on pour un vain titre la sécurité et la prospérité de la nation entière ?
Il paraît donc infiniment douteux que le nouvel ordre de choses puisse offrir plus de stabilité que l’état présent : il n’est pour le gouvernement qu’une seule manière de se consolider ; c’est d’être juste, c’est que la faveur ne l’emporte pas auprès de lui sur les services ; qu’il y ait une garantie contre les déprédations et l’imposture. Loin de moi toute application particulière, toute critique de la conduite du gouvernement ; c’est contre le pouvoir arbitraire en lui-même que je parle, et non contre ceux entre les mains desquels ce pouvoir peut résider.
La liberté fut-elle donc montrée à l’homme pour qu’il ne pût jamais en jouir ? fut-elle sans cesse offerte à ses vœux comme un fruit, auquel il ne peut porter la main sans être frappé de mort ? Ainsi la nature qui nous fait de cette liberté un besoin si pressant aurait voulu nous traiter en marâtre ! Non, je ne puis consentir à regarder ce bien si universellement préféré à tous les autres, sans lequel tous les autres ne sont rien, comme une simple illusion. Mon cœur me dit que la liberté est possible, que le régime en est facile et plus stable qu’aucun gouvernement arbitraire, qu’aucune oligarchie.
Cependant, je le répète, toujours prêt à sacrifier mes plus chères affections aux intérêts de la commune patrie, je me contenterai d’avoir fait entendre encore cette fois l’accent d’une âme libre ; et mon respect pour la loi sera d’autant plus assuré, qu’il est le fruit de longs malheurs, et de cette raison qui nous commande impérieusement aujourd’hui de nous réunir en faisceau contre l’ennemi implacable des uns comme des autres, de cet ennemi toujours prêt à fomenter nos discordes, et pour qui tous les moyens sont légitimes, pourvu qu’il parvienne à son but d’oppression universelle, et de domination sur toute l’étendue des mers.
Je vote contre la proposition.