Dans les pas de la gloire

Dans les pas de la Gloire
La carrière « napoléonienne » de Stendhal

David Markham

Traduction-adaptation : Robert Ouvrard

 

“Ma passion pour Napoléon est la seule qui me reste; elle ne m’empêche pas de voir les erreurs et les petitesses qui peuvent lui être reprochées.” Stendhal (en 1836)

“C’était un homme dont les qualités étaient extraordinaires et l’ambition redoutable; par ses talents, il a été l’un des plus grands depuis César, et dans mon opinion il l’a même surpassé.”

Marie-Henri Beyle (1783-1842), plus connu sous le nom de Stendhal, est l’une des figures littéraires les plus importantes des temps modernes.[1] Ayant vécu la période de transition allant de l’Ancien Régine jusqu’au retour de la Monarchie et à la Monarchie de Juillet, en passant par le règne de Napoléon, Stendhal a pu être ainsi le témoin de l’entrée de la France et de l’Europe dans l’ère moderne.

Bien sûr, la personnalité dominante de cette période est Napoléon Bonaparte. Sa carrière en inspire aujourd’hui, et il fut tout autant une merveille de son temps. Beaucoup ont fait carrière à l’ombre de la gloire de Napoléon, et c’est le cas d’Henri Beyle. Il n’est pas possible de lire un roman important de Stendhal sans être frappé par le rôle central joué par Napoléon dans les vies de ses personnages, et ce n’est pas un hasards. La carrière de Stendhal suit, par beaucoup de cotés, celle de Napoléon. Comme Napoléon, il su utiliser des contacts importants commencer sa carrière. Et une fois commencée, la carrière de Stendhal s’éleva et tombera avec les chances, durant sa vie et posthume, de Napoléon Bonaparte. De fait, dans son autobiographie, La Vie de Henry Brulard, il déclare « Je  tombai avec Nap[oléon] en avril 1814… Quant à moi, la chute me fit plaisir… Je vins en Italie». » [2]

Stendhal écrivit ses romans longtemps après que Napoléon ait abandonné le pouvoir. Ses personnages, cependant, reflètent à la fois sa propre carrière napoléonienne et sa grande peine pour le sort de Napoléon après sa défaite à Waterloo. Les étudiant de l’histoire de l’ère napoléonienne, des hommes politiques et littéraires, de même que le lecteur des œuvres de Stendhal profiteront tout autant de connaître la forte relation entre la carrière de Stendhal et celle de Napoléon. Les lignes qui suivent retracent cette relation papier, avec un regard particulier sur les propres commentaires de Stendhal à ce sujet. [3]

Stendhal, né à Grenoble, grandi en détestant son existence dans cette ville, et rêve des aventures de Paris. Il admettra plus tard que cette attirance pour Paris a été fortement influencé par son dégoût pour Grenoble. Là, il se sentait opprimé par un père dominateur et les enseignements religieux de son professeur, de même que par le provincialisme général de Grenoble. Ainsi, quand il déménage à Paris en novembre de 1799, le lendemain du jour où Napoléon a saisi le pouvoir par le coup d’état de Brumaire (le 9 novembre), il est rempli de grands espoirs pour une nouvelle vie plus, plus excitante.

En dépit de ses espoirs, il est bientôt déçu par Paris et par son désir affirmé de continuer ses études de mathématiques. Paris, semble-t-il, ne fut pas la clé permettant de libéré l’excitation qu’il avait prévue. Il fut incapable de compléter ses études, et sa santé s’altéra.. Heureusement pour lui, son père avait un cousin, nommé Noël Daru, vivant à Paris. Daru avait joué un rôle politique important à, avec des relations dans le gouvernement, y compris Talleyrand.[4].  L’aîné des Daru, et ses  fils Pierre et Martial seront les bienfaiteurs de Stendhal durant la période napoléonienne de sa vie.

La ville de Grenoble
La ville de Grenoble

Pendant un temps, Stendhal s’intéresse seulement à l’art, à la littérature, et l’amour, avec plus ou moins de succès. Pierre Daru cherché à faire de lui un homme instruit, tandis que Martial sert de modèle pour un dandy dans les rues de Paris. Comme beaucoup de jeunes hommes de n’importe quelle époque, Stendhal préféra  sans aucun doute imiter, mais ce seront les efforts de Pierre qui feront finalement le meilleur de Stendhal. En 1799, peu après avoir accueilli leur cousin Stendhal, chômeur, désillusionné, malade,  les Daru lui trouve une place, parmi les centaines d’employés du ministère de la Guerre, où Pierre Daru sert le nouveau gouvernement comme Secrétaire Général. Il s’agit là d’un changement profond pour le jeune Stendhal.

Dans une salle vaste aux panneaux dorés du Ministère de Guerre, le plus jeune Daru peinait nuit et jour; Napoléon hurlant dans son dos, et Pierre Daru, à son tour, hurlant sur les gens travaillant sous ses ordres

Toute la journée long il [Stendhal] était assis à une table, dans le bureau  du Ministère de Guerre, écrivant des lettres pour Daru.. Daru était dur avec ses aides. Bientôt Henri fut contaminé par la terreur générale du « taureau sauvage, » et la crainte d’une mauvaise réprimande de son chef ne le quitta jamais.[5]

Martial Daru
Martial Daru

Pierre Daru
Pierre Daru

Tous les témoins s’accordent pour dire que Stendhal ne fut pas heureux dans ce nouveau poste. A l’âge de dix-sept ans, plein d’idéalisme et d’espoir pour un amour excitant et une vie littéraire, les rigueurs du Ministère de Guerre étaient une grande déception. Par dessus tout, il n’était pas même très bon dans son travail, commettant des erreurs qui lui valurent de sévère critiques.. Dans Brûlard, Stendhal écrit « tout le monde au Ministère de Guerre frémissait quand ils entraient dans . le bureau de M Daru, pour ma part, j’avais peur de regarder la porte. » [6] Dans un de ses plus célèbres commentaires sur ses conditions de travail, il écrit « … il [Daru] avait une peur mortelle de Napoléon et j’avais une peur mortelle de lui. [7]

Mais, comme cela arrivera si souvent, le destin de Stendhal va changer, grâce à la bienveillance et au sens des responsabilité familiales de Daru et à l’étoile montante de Napoléon. Le futur empereur se prépare à attaquer les Autrichiens en Italie en prenant une route septentrionale par les Alpes et le désormais célèbre col du Grand Saint-Bernard de Bernard Pierre Daru a été nommé Inspecteur aux Revues, et part pour l’Italie avec Napoléon.. Lorsqu’il offre à Stendhal la chance d’accepter une commission de second lieutenant au 6e dragons (note du traducteur : habit vert aux revers écarlates, grand manteau blanc, casque doré à longue crinière noire.) et de le rejoindre en Italie, Stendhal est au comble de la joie. Enfin une chance de connaître le monde tout en jouant le rôle d’un soldat héroïque et galant.

Il se peut qu’il ait souhaité être ce soldat galant, mais il ne le fut certainement pas. Rien dans sa formation ne l’avait préparé à un tel rôle (imagination n’est pas vraiment une éducation); il ne connaissait ni l’art de combattre, ni celui de cavalier. Par chance, Pierre avait prévu un homme pour accompagner son jeune cousin impatient mais sans espoir, et lui enseigner certaines choses essentielles tout au long du chemin. Le voyage à travers les Alpes laissera Stendhal avec de meilleures possibilités dans ces deux domaines. ainsi qu’une vision plus réaliste de la vie militaire. Après une visite à Jean-Jacques Rousseau, à Genève, Stendhal et son nouveau protecteur se mirent en route pour l’Italie..

Stendhal suit  exactement la route de Napoléon, à quelques jours de distances, avec même un arrêt pour se rafraîchir à l’Hospice de Bernard de Saint. Son expérience la notable concerne le seul vrai problème militaire rencontré par l’armée française, le Fort Bard. Ce fort, à l’est du col du grand Saint-bernard, menaçait sérieusement de retarder la marche en avant de Napoléon en avant. Têtus, les défenseurs du fort refusaient de se rendre à Napoléon, qui les contourna simplement. Bien que ce mouvement pouvait réussir, il y avait le risque que, comme les soldats étaient forcés de passer à portée canons du fort. Ils devaient passer le long d’une plate-forme, avec les boulets de canon rebondissant à portée de main.

Dans Brulard Stendhal décrit son expérience :

Je peux me souvenir de que je suis tout près du bord de la plate-forme comme pour être plus exposé, et quand il [son compagnon] s’engagea sur la route, je traînait quelques minutes pour montrer mon courage. C’est comme cela que je suis allé au feu pour la première fois. C’était une sorte de virginité qui m’avait pesé autant que l’autre [8]

Le fort Bard
Le fort Bard

Il écrira à sa sœur Pauline :

Tout ce que je peux te dire c’est que cette difficulté (Le Saint-Bernard) a été extraordinairement exagérée.

Il n’y a pas un instant de danger pour les troupes. Je suis passé par le fort de Bard, une montagne beaucoup plus difficile. Imaginez une vallée escarpée comme celle du Val Saint Paul, près de Claix. Au milieu, un mamelon, un fort, et un col en-dessous, à portée de pistolet. Nous avons laissé la route à une distance de trois cent pieds du fort et avons escaladé la colline sous son feu continuel. Ce furent nos chevaux qui nous troublèrent le plus, qui faisaient des bonds de 5 à 6 pieds à chaque sifflement d’une balle ou d’un boulet [9]

Stendhal ne fut pas le seul à trouver quelque humour dans le difficile passage des Alpes. Napoléon écrivit lui-même, au sujet de sa descente sur le côté est du Saint-Bernard :

« Le Premier Consul descendit du sommet du Saint Bernard en glissant sur la neige et sur la glace, et sautant par-dessus les précipices. » [10]

Le voyage de Stendhal par le Saint-Bernard ne fut pas sans sa désillusions. C’était durant ce voyage qu’il apprit que tous les soldats n’étaient pas les personnages héroïques qu’il espérait devenir. Ils étaient plus disposés à voler leurs camarades et fut amené à les voir comme des hommes rudes, aux dispositions hostiles, enviant n’importe quels avantages pouvant arriver à leurs camarades, comme d’avoir un cheval pour voyager plutôt qu’aller à pied. Quoiqu’il en soit, l’émotion de sa participation dans cette grande croisade, menée par l’archétype de l’homme d’action, ne quitta jamais Stendhal. Son amour pour Napoléon doit sûrement avoir commencé  ici. Ces sentiments sont le mieux exprimés dans les lignes qui ouvrent La Chartreuse de Parme où il note (utilisant une campagne précédente)

Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur.[11]

La Scala de Milan
La Scala de Milan

D’un coup, Stendhal tomba sauvagement amoureux de Milan (note du traducteur : et bientôt de la belle Matilde Viscontini  – Dembowski par mariage – célèbre cantatrice) et l’Italie. [12] Et qui pourrait s’en étonner ? Il avait reçu quartier au palais Adda, où il a habita et travailla (comme assistant du général Pétiet, le payeur général de l’armée d’Italie) dans une atmosphère qui aurait impressionné le plus blasé, alors que dire d’un jeune idéaliste. Il déménage plus tard pour la Casa Bovara, travaillant toujours pour Claude Pétiet, devenu Ambassadeur et  Ministre Extraordinaires de la République française. Le soir, la société milanaise se mêlait avec les grands personnages de l’armée française et du corps diplomatique. Le jeune Henri, sans aucun doute un peu intimidé par tout ceci, arrivait  à se mêler à un niveau social du plus haut niveau.[13]

Stendhal était aussi capable d’apprécier la vie durant le jour. Son travail, quoique important, ne l’occupait pas toute ses journées. Il pouvait visiter les sites historiques, les monuments, et les autres les aspects charmants de la vie à Milan. Ses propensions à l’idylle sont bien connues de ses biographes et des étudiants, comme de son intérêt pour la lecture. En fait, il semble avoir consacré un temps considérable à la lecture, et la description de ce qu’il a alors lu prend une grande place dans ses écrits. Ainsi, il écrit dans son Journal, au 18 avril 1801 :

Depuis que j’ai arrêté de penser à la Signora Martin, maintenant Saladini, j’ai lu beaucoup de La Harpe. J’ai lu les volumes I, II, III, IV, V, VI, VII, et VIII de son Lycée. [14]

Quant à sa vie amoureuse, il semble que l’amour, quoi qu’il ait pu lui donner par ailleurs, lui a donner la plus notoire des « maladies sociales », la syphilis. Cette indisposition hantera Stendhal jusqu’à sa mort, et peut être la raison de ses nombreux congés interminables.

Finalement, on demande à Stendhal des tâches plus en rapport avec son grade de lieutenant. Il fut affecté aux 6e Dragons et envoyé dans la petite ville de Bagnolo. Comme pour beaucoup de jeunes hommes jeunes, il fut au début captivé par son nouveau statut. Il se voyait sans doute comme un fringant dandy, avec uniforme et épée. Il découvrit bientôt qu’une bonne partie de la vie militaire pouvait être ennuyeuse, particulièrement lorsqu’on n’était pas affecté dans un centre culturel tel que Milan. Le manque de livres, de culture, et surtout de femmes le décourage rapidement. Heureusement, il put utiliser ses relations avec Daru pour obtenir un poste d’aide de camp du général Claude Michaud Général, basé à Milan. Ce transfert n’alla pas sans quelques petits problèmes. Stendhal n’avait pas le grade ou l’ancienneté requis, et Daru lui-même n’était pas au courant de cette nomination, et il la désapprouva.

Pendant huit mois, Stendhal fut content de son poste, tout en étant sous la pression de Daru qui voulait le voir retrouver son poste au sein du 6e dragons. Finalement, en septembre 1801, Stendhal cède aux demandes de Daru.  lorsqu’il en eut connaissance. Bien sûr, il y avait quelques-uns petits problèmes avec ce transfert. Stendhal n’a pas eu l’âge ou le rang nécessaires, et Daru ne s’a rien su du rendez-vous et, quand informé, a désapprouvé. Pour Stendhal d’huit mois a apprécié sa tâche, mais était toujours sous la pression du Daru livide pour se retourner à sa position avec les sixièmes Dragons. Finalement, en septembre de 1801, il a acquiescé aux demandes de Daru. [15]  Mais s’en était trop pour lui. Malheureux de cette vie militaire, fatiguée de l’Italie, pas dans la meilleure de santé, Stendhal retourne à Grenoble en congé maladie. Après un congé de trois mois, il  démissionne et retourne à Paris. A aucun moment, il n’avait discuté de ses plans avec ses bienfaiteurs  Daru [16]

Les quelques années qui suivent ne sont pas des années heureuses dans la vie de Stendhal. Ses efforts pour écrire et dans les affaires échouèrent, et il devient inquiet et pauvre. Mécontent du développement impérial de Napoléon, Stendhal sera bientôt impressionné par le tourbillon qui va balayer l’Europe. Plus tard il écrira.

…L’armée française quitta le camp à Boulogne pour une guerre continentale destinée à donner une brillante réputation militaire à  l’Empereur, et à l’élever à un sommet de grandeur tel que l’Europe n’en avait pas accordée à n’importe quel souverain depuis le temps de Charlemagne. [17]

Stendhal se décide alors à convaincre les Daru qu’il était digne de leur soutien. Un échange intensif de lettres s’en suivit, accompagnées de visites fréquentes.  Sa relation, amicale mais ambiguë, avec la femme de Pierre, Alexandrine, lui permet d’aller jusqu’au sceptique Daru. Ce dernier, devenu comte et Intendant Général des Armées Impériales, pouvait faire et défaire les carrières.  Une fois de plus, il va venir au secours de son cousin.

Le jeune Stendhal
Le jeune Stendhal

En octobre de 1806, Stendhal rejoint Daru Martial, qui vient d’être nommé intendant des finances du duché de Brunswick. Peu après, il est nommé commissaire adjoint de la guerre de ce même duché, à titre provisoire. Bientôt il est confirmé dans son poste, et, en 1808, il remplace Martial au poste d’Intendant des Domaines Impériaux. Ce poste représente beaucoup de pouvoir et un prestige considérables, un fait que Stendhal note dans une lettre à sa sœur Pauline, en mai de 1808:

Il y a quatre ans j’étais dans Paris avec une  seule paire de bottes trouées dans eux, sans feu au cœur de l’hiver, et souvent sans même une bougie. Ici je suis personnage: je reçois un grand nombre de lettres d’Allemands qui s’adressent à moi avec un Monseigneur; les nobles français m’appellent Monsieur l’ intendant; les généraux de passage me rendent visite; je reçois des pétitions, j’écris des lettres, je gronde mes secrétaires, je vais aux dîners de cérémonie, je voyage à cheval et lis Shakespeare. Mais j’étais plus heureux à Paris[18].

En 1809, Stendhal reçoit l’ordre de se rendre á Strasbourg, puis à Vienne. Pendant ce voyage qu’il a traversé la ville allemande de Stendhal, qui lui donne son nom de plume[19]. Le voyage vers Vienne donne à Stendhal le premier vrai goût des horreurs de la guerre. Sur les talons de Napoléon et suivant la ligne de front, est un témoin privilégié des villes détruites, des corps sans sépulture, les destructions faites au hasard.

Stendhal est très marqué par ce qu’il voit. Le 5 mai (note du traducteur : il s’agit ici de la sanglante bataille d’Ebelsberg, près de Linz), il écrit dans son Journal :

Stendhal en 1807
Stendhal en 1807

En arrivant sur le pont nous trouvons des cadavres d’hommes et de chevaux, il y en a une trentaine encore sur le pont; on a été obligé d’en jeter une grande quantité dans la rivière qui est démesurément large; au milieu, à quatre cent pas au-dessous du pont, était un cheval droit et immobile; effet singulier. Toute la ville d’Ebersberg (orthographe du temps – ndlr) achevait de brûler; la rue où nous passâmes était garnie de cadavres, la plupart français, et presque tous brûlés. Il y en avait de tellement brûlés et noirs qu’à peine reconnaissait-on la forme humaine du squelette. En plusieurs endroits, les cadavres étaient entassés; j’examinais leur figure. Sur le pont, un brave Allemand, mort, les yeux ouverts; courage, fidélité et bonté allemande étaient peints sur sa figure, qui n’exprimait qu’un peu de mélancolie. [20]

(note du traducteur : et pourtant il avait écrit , sur les feuillets du cahier de la campagne de Vienne en 1809 : par prudence, je n’écrirai rien sur les événements militaires).

Le temps de Stendhal dans Vienne est bien occupé (note du traducteur : « A Wagram, en 1809, je n’étais pas militaire, mais au contraire, adjoint aux commissaires des guerres, place où mon cousin M. Daru m’avait mis pour me retirer du vice suivant le style de la famille»..) 

(note du traducteur : en mai 1809 , il assiste, en grand uniforme, à la messe célébrée pour Joseph Haydn, mort quelques jours auparavant.)

Son travail fini par convaincre Pierre Daru qu’il a bien fait de lui apporter son soutien. De plus, il continue ses relations avec la belle épouse de Pierre, la comtesse Alexandrine. Mais il se languit de Paris. Pierre et Alexandrine partent pour Paris en novembre, et deux mois plus tard Stendhal y retourne à son tour. Là-bas il reçoit la nouvelle que sa relation avec Daru a porté ses fruits. Encouragé, sans aucun doute, par Alexandrine, Pierre Daru a arrangé l’affectation de Stendhal au Conseil d’État, comme Auditeur. Voilà Stendhal à un poste impressionnant, devenu un des membres influent du gouvernement de  l’Empire.

Le poste est accompagné d’un revenu considérable. Comme si cette position n’était pas suffisante, il reçoit bientôt le poste supplémentaire d’Inspecteur des Comptes, Bâtiments et Meubles de la Couronne. Ses responsabilités englobent la gestion de Versailles, Fontainebleau et le Musée Napoléon (le Louvre) [21]

Cette période de la vie de Stendhal fut sans doute la plus heureuse. Ce fut certainement une époque durant laquelle il put réaliser ses rêves de participer aux niveaux supérieurs de la société. Il eut beaucoup de fonctions dans la société, et rencontra des astres tels que les sœurs de Napoléon, Caroline Murat et Pauline Borghèse, avec le prince Metternich, Sophie Gay, Mme. Récamier, Mme. Tallien et Mme. de Staël [22] Il pouvait regarder peindre le grand Jacques-Louis David, et lui trouve rapidement des défauts :

Je viens de voir David peindre. C’est un ramassis de mesquineries…. Par dessous tout, David n’est pas assez intelligent pour cacher cette vanité mesquine et pour ne pas constamment montrer l’extrême importance elle a dans sa propre opinion »[23] 

On peut évidemment dire que cette critique d’un des plus grands artistes de la période de l’empire est elle-même le reflet d’un bonne portion de vanité et d’ego !

Malgré tous ces succès à Paris, Stendhal regrette l’action telle qu’il l’a connue en Italie et en Europe centrale. De nouveau, l’étoile de Napoléon lui donne une nouvelle occasion, bien que cette fois, il est difficile de parler d’étoile « montante ». L’Empereur a décidé d’envahir la Russie, et Pierre Daru est lourdement impliqué dans les préparations. Stendhal, comme l’Empereur, croit que tout ceci sera l’affaire de quelques victoires rapides, et il veut en être. Il reçoit la permission de rejoindre le Grande Armée et part pour la Russie à l’automne. Avant de partir, il a une audience avec l’Impératrice Marie Louise, et il a là l’occasion pour voir le Roi de Rome. Ceci montre bien la haute position de Stendhal, est une indication claire d’haute position de Stendhal, et il écrit à sa sœur Pauline, dans une lettre envoyé de Saint-Cloud le 23 juillet 1812 :

Ma très chère, le hasard me procure une occasion excellente de vous écrire. Je pars ce soir, à sept heures, pour les rives de la Dvina. Je suis venu ici recevoir des ordres de Sa Majesté l’Impératrice. Elle m’a honoré d’une conversation de plusieurs minutes à propos de la route que je dois prendre, la durée du voyage, etc. Sur le point de prendre congé de Sa Majesté, je suis allé visiter Sa Majesté le Prince de Rome; mais il dormait, et Mme la comtesse de Montesquiou m’a dit que c’était impossible de le voir avant trois heures; il m’a donc fallu attendre deux heures. L’attente n’est pas confortable en complet uniforme. Heureusement je me suis souvenu que mon poste d’inspecteur pourrait peut-être m’autoriser quelque considération au palais. Je me suis présenté, et on m’a introduit dans une salle qui était à ce moment-là vide [24]

Le voyage en Russie donnera à Stendhal  des images de la guerre et de la vie qui ne le quitteront jamais. Plus que jamais auparavant, il va être impliqué dans les sales affaires de guerre, et plus que jamais auparavant il en subira les attaques. Quand il arrive à Smolensk, il trouve la ville en flammes. Quand le feu menace leurs attelages, Stendhal doit organiser des mesures défensives. Tout au long de la campagne de Russie, il devient célèbre pour garder ses esprits, et garder son sang-froid et une tête claire. [25] Ses lettre apparaissent souvent légères et insouciantes, mais elles reflètent aussi sa désillusion.

Pauline Beyle
Pauline Beyle

Mon propre bonheurs d’être ici n’est pas grand. Comme un homme change !  Ma vieille soif pour les nouvelles visions est entièrement éteinte. Depuis que j’ai vu Milan et l’Italie, tout ce que je vois me repousse par sa grossièreté. Croiriez-vous que, sans aucune de ces vexations qui m’affecte plus que quiconque, et sans chagrin personnel, je suis parfois sur le point d’éclater en larmes ? Dans cet océan de barbarie, il n’y a pas de son qui trouve un écho dans mon âme. Tout est grossier, sale, pue physiquement et moralement.

Stendhal observe l’incendie de Moscou depuis les faubourgs.  banlieues. Dégoûté par la situation, il est sans aucun doute soulagé quand Napoléon ordonne le de Moscou. Un moment, il avait espéré à des concerts dans le Kremlin:

Il semble que je passerai l’hiver ici; j’espère il y aura quelques concerts. Il y aura certainement  des représentations théâtrales à la Cour, mais quel genre d’acteurs y verra-t-on ? [26]

Stendhal a été nommé Commissaire des Fournitures de Guerre et envoyé à Smolensk pour préparer des provisions pour l’armée qui s’en retourne. Conservant toujours son esprit, il écrit à la comtesse Daru, 16 octobre :

Les gens avec que j’ai l’honneur d’habiter sont d’une autre espèce. Avec l’exception d’une personne, nos conversations sont les plus assommantes du monde; nous ne parlons que de questions sérieuses, et nous mélangeons à ces questions sérieuses une énorme de suffisance, et passons des heures sans fins à expliquer ce qui pourrait l’être en dix minutes. En dehors de ceci, tout va bien; nous n’avons pas vu une femme puisque la dame de poste de Pologne, mais en manière de compensation nous sommes de grands connaisseur de feux.[27]

Un moment, lui et ses compagnons pensent qu’ils vont être tués par les Cosaques, mais ils s’échappent dans un épais brouillard. [28]

Halte de nuit durant la campagne de Russie
Halte de nuit durant la campagne de Russie

Stendhal voyagea beaucoup plus facilement que beaucoup des membres de ce qui n’était plus la Grande Armée. Il traverse la Berezina en trouvant un gué utilisable plutôt que le pont de ponton, surchargé. Cette décision lui a probablement sauvé sa vie et celle de ses compagnon. David Chandler estime que durant les trois jours du passage, quelque 20-30,000 combattants et peut-être 30,000 non-combattants figurent parmi les victimes. [29] Il continue son voyage à travers l’Europe,(note du traducteur : il séjourné à Vilnius en décembre), et arrive à Paris en 1813. Il avait participé, de la manière  la plus personnelle, un des grands événements de l’Histoire.

Après l’aventure russe, la vie dans Paris doit avoir semblé plutôt mondaine. Deux fois encore, cependant, Stendhal suivra l’étoile de Napoléon. Il est envoyé en Allemagne, où il peut observer le combat de Bautzen. Il  est frappé par la confusion générale et la difficulté de  seulement déterminer exactement ce qu’arrive. Il est probable que ceci a fourni le matériel utilisé dans sa célèbre description de la bataille de Waterloo dans La Chartreuse de Parme.

Il est aussi probable que cette campagne lui a fourni l’occasion de son unique entretien avec l’Empereur. Il se trouvait avec un détachement de soldats qui, attaqués par des Cosaques, paniquèrent. Napoléon ne fut pas amusé et entrepris une enquête approfondie. Stendhal prétend qu’il fut personnellement interviewé en ce qui concerne l’événement. [30]

Avec l’effondrement imminent de l’Empire, Stendhal servira Napoléon une dernière fois. Il reçoit la tâche d’aider à la défense de Grenoble et de la région du Dauphiné. Il exécute ses devoirs de façon énergique, bien que les habitants de Grenoble ne soient pas trop coopératif avec un homme dont ils pensent qu’il les a trahi il y a tant d’années.[31]  Néanmoins, il reçoit des marques d’estimes de la part de ceux qui observent ses efforts inspirés. Il retourne finalement à Paris et observé le départ de l’Impératrice et du jeune Roi de Rome.

Avec la chute finale de Napoléon vient  le temps de décider son avenir. Alors que Stendhal a largement la possibilité d’accepter un haut poste dans le nouveau gouvernement, il refuse d’habiter dans une France dont l’intention est de retourner à la vie d’avant la Révolution et Napoléon. En 1814 il déménage à Milan, où il restera jusqu’en 1821. Très rapidement il commence à développer ce qui deviendra la base de son amour de Napoléon, à savoir que, si Napoléon avait ses défauts, il fut bien meilleur que ce qui vint après lui. La Restauration laissa Stendhal, et ses personnages, nostalgiques de l’Empereur et de ses gloires passées. En fait, l’œuvre de Stendhal est remplie d’exemples de personnages qui admirent Napoléon de la façon flatteuse du futur plutôt que d’un point de vue contemporain.

Stendhal devint véritablement adulte durant ses aventures napoléoniennes. Le jeune bravache, égocentriste,  irresponsable que les Daru prirent sous leur aile, vole, devint un personnage beaucoup plus sombre et responsable, capable de comprendre le sens de tout ce qu’il vivait. Stendhal a expérimenté et observé une bonne partie de ce qui était bon et mauvais pendant l’ère napoléonienne. Il a vu le fonctionnement de l’empire d’un très point de vue très élevé, et a été impressionné par le désir de nommer les gens sur la base de leur mérite. (bien qu’il a reçu ses propres nominations sur une base un peu différente). Il a expérimenté la gloire de l’armée, de même que les horreurs de la guerre. A travers tout cela, il a développé une compréhension de la suprématie de Napoléon sur son époque, et a compris les défauts et les avantages de cette domination.

Stendhal en 1839
Stendhal en 1839

Que  les futurs personnages Stendhal soient dominés par la mémoire de Napoléon est, alors, à peine une surprise. Quelles que soient ses fautes, Napoléon a conduit la France, et Stendhal, dans une grande aventure. Après la chute de Napoléon, Stendhal observa comment beaucoup d’éléments de la société française ravivèrent la mémoire de l’Empereur. Il observa la façon triste et répulsive avec laquelle il fut exilé sur un rocher lointain du nom de Sainte-Hélène (aux yeux de Stendhal, au moins) et il fut horrifié.

La rejet de la mémoire de Napoléon peut très bien avoir été ressenti par Stendhal comme le rejet de ses propres expériences de la vie. Ce sentiment de rejet, pas le moins du monde exceptionnel parmi les partisans de l’Empereur, a sans aucun doute renforcé ses sentiments envers Napoléon, et son désir de défendre sa mémoire, et son époque.  L’explication des sentiments qu’il éprouva pour Napoléon, peuvent être parfaitement trouvées dans les lignes qui ouvrent sa Vie de Napoléon

« J’écris cette Vie de Napoléon pour réfuter une calomnie » [32]

(note du traducteur : les lignes qui suivent sont extraites de Stendhal et Napoléon – du même auteur – traduit par Michel Sarda)

Cette Vie de Napoléon  reste le meilleur témoignage de Stendhal quant à ses sentiments à l’égard de Napoléon. Ce texte inachevé, basé sur l’œuvre d’un autre que Stendhal a traduite et profondément modifiée, a été écrit en 1817, longtemps avant que soient publiés les nombreuses Mémoires et études sur la vie de l’Empereur – inconvénient que Stendhal a lui-même reconnu.  Le récit en est équilibré, Stendhal y souligne les grandes réalisations aussi bien que les erreurs, et s’interroge librement sur les motivations. Il voit l’”absurde cérémonie” du couronnement comme une erreur majeure – Napoléon “a oublié qu’il était le fils de la Révolution”, et a perdu le “sens commun” en se laissant aller à l’ivresse des grandeurs impériales. Tout au long du livre, Stendhal éclaire Napoléon de jours contradictoires; ce dernier se montre “despotique”, mais il est “brillant”, il est à la fois un “tyran” et un “grand homme”. Il semble même que Stendhal ait imaginé que Napoléon aurait dû être abattu pendant la mêlée confuse du 18 Brumaire. Il écrit: “Ce brave député Bigonnet aurait dû tuer Bonaparte”.

Stendhal considère Napoléon comme un génie militaire, et reconnaît aussi ses talents d’administrateur. Toutefois, il pense que le goût de Napoléon de se montrer généreux lors des traités avec ses ennemis battus l’a conduit à sa chute. Il se montre très critique de la paix favorable accordée à la Russie à Tilsitt en 1807: “De sa plume [Napoléon] défit ce qu’il avait accompli par l’épée”.  Plus loin, il justifie l’invasion de la Russie, et sa description des alternatives offertes à Napoléon et de la désastreuse retraite reste un des meilleurs passages du livre.

Comment réconcilier des opinions si contradictoires ?  Stendhal lui-même nous propose une réponse: Napoléon a été “l’un des plus grands génies qui aient jamais vécu”, mais il se serait montré incapable de conserver au travers de ses immenses succès la hauteur d’esprit de ses débuts ; il ne serait qu’un personnage de transition. Car Stendhal pensait que la société ne quittait l’âge de la sauvagerie que pour entrer celui du despotisme – et Napoléon “fut le produit le plus accompli de ce deuxième âge” . Puis vient enfin, inévitablement, la démocratie.  Quoi que vaille cette théorie, elle aide à comprendre chez Stendhal cet effet de balancier entre l’admiration et la critique. Dans ce qu’il souhaite retenir de Napoléon, Stendhal choisit le dynamisme de l’autorité et cette ouverture au rêve pour tous: “Dans la giberne de chaque soldat se trouve un bâton de maréchal”.


NOTES

[1] Cet article est paru pour la première fois dans  Selected Papers of the Twenty-Fourth Consortium on Revolutionary Europe (March 3-5, 1994). 415-425. Consortium on Revolutionary Europe.

[2] trans. Jean Stewart and B. C. J. G. Knight (Chicago, 1958), 8.

[3] Dans ses commentaires sur l’article de Steve Golin’s paper « Stendhal: The Novelist as Revolutionary, » in Robert Holtman ed. The Consortium on Revolutionary Europe Proceedings 45 (Athens, Ga., 1978), Elizabeth Eisenstein « oubli » Stendhal le bonapartiste et chercheur de place. Cet article, 16 ans plus tard, essaye d’éclairer ce Stendhal là.

[4] Voir Matthew Josephson, Stendhal, or The Pursuit of Happiness (Garden City, 1946), 46-49, et Gita May, Stendhal and the Age of Napoleon (New York, 1977), 89-93.

[5] Josephson, M., 53-54. Pour une autre bonne description du travail sous les ordres de Pierre, voir Robert Alter’s (en collaboration avec Carol Cosman) A Lion for Love: A Critical Biography of Stendhal (Cambridge, 1986) 40-42.

[6] 312.

[7] Ibid., 313.

[8] Ibid., 337.

[9] Stendhal to Pauline, Milan, 29 June 1800, To the Happy Few: Selected Letters of Stendhal, trans. Norman Cameron (John Lehmann, 1952; London, 1986), 38-39. Lettre de Stendhal sont parmi ses meilleurs écrits.

[10] Bulletin de l’Armée de Réserve,  4 Prairial, An VIII (24 mai 1800) in Letters & Documents of Napoleon: Volume One, The Rise to Power, John Howard ed. and trans. (London, 1961), 437. Ce bulletin fut signé par Berthier, qui était le commandant en chef en titre, mais a probablement été écrit par le Premier Consul lui-même

[11] Trans. Margaret R. B. Shaw (London, 1958), 19.

[12] Josephson, 62.

[13] May, 101-2.

[14] May, 101-2.

[15] Josephson, 69-72.

[16] Les longs congés n’avaient rien d’exceptionnel dans l’armée française de cette époque. Napoléon lui-même en usa lorsqu’il était lieutenant, jusqu’à être sur le point d’être sévèrement réprimandé. Napoléon avait des amis influents et le talent de convaincre ses supérieurs de l’opportunité de ses actons.

[17] A Life of Napoleon, Roland Grant, trans. (London: 1956), 60.

[18] To the Happy Few, 100-101.

[19] Josephson, 132.

[20] Journal, 294.

[21] Voir Howard Clewes, Stendhal: An Introduction to the Novelist (London, 1950) 35-38, Josephson 138-140, and May 149-151.

[22] Josephson, 139-142, et Wallace Fowlie, Stendhal, (London, 1969), 13.

[23] 14 March 1810, Journal, 312.

[24] To the Happy Few, 135-6.

[25] Lettres à Félix Faure, Smolensk, 24 Août 1812, To the Happy Few, 139.

[26] Lettre à Félix Faure, Moscou, 2 octobre 1812, Journal, 484.

[27] To the Happy Few, 148

[28] Pour une description vivante de cet évènement voir la lettre de Stendhal à la comtesse Daru, Smolensk, 9 novembre 1812, To the Happy Few, 150-152.

[29] The Campaigns of Napoleon (New York, 1966), 846. Pour un excellent témoignage du passage de la Berezina, voir  comte Philippe de Ségur –  Histoire de la campagne de russie, 2 vols. (London, 1827, sixième édition), 2: 269-303.

[30] Josephson, 181-182.

[31] Voir Alter, 123-124, Josephson 188-191.

[32] p. 7. Pour en savoir plus sur les idées de l’auteur concernant l’opinion qu’avait Stendhal de Napoléon, voir  « Stendhal and Napoleon, » Bulletin of the Napoleonic Society of America, 38 (Avril 1993): 12-13.