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Le couronnement du roi Louis

Le roi Louis commence son métier de roi

(Extrait de : Frédéric Masson, Napoléon et sa famille, tome III, pp. 310 et suivantes.)

(Les notes sont de la Rédaction)

En avril, le bruit se répand que le jeune prince, qui, l’hiver dernier, vint préserver la Hollande d’une invasion formidable, sera appelé à la gouverner sous un titre « qui n’est pas encore connu ». Le 10, on annonce que

« le Gouvernement batave est d’accord avec l’Empereur pour fixer définitivement le sort de la Hollande, qu’un Conseil extraordinaire, la Grande Besoiqne, a été assemblé au Palais du Bois, que son rapport va être lu à l’assemblée de Leurs Hautes Puissances et qu’une députation sera incessamment envoyée à Paris pour demander comme souverain un prince de la Famille impériale ».

Une dette publique portée à onze cent vingt-six millions de florins, un déficit annuel de quarante­ cinq millions, une créance sur la France de deux cent vingt-neuf millions, le refus de l’Empereur d’en rien payer, ses exigences continuelles et constamment aggravées, ont porté un certain nombre de Hollandais patriotes, convaincus que l’indépendance même de leur nation est en cause, à offrir le trône à un frère de l’Empereur. C’est, à leur estime, le seul moyen d’alléger leurs charges et de s’assurer, près du souverain maître, un défenseur autorisé. Ils sacri­fient la formule ancienne du gouvernement républi­cain; mais ils échappent à l’annexion et restent un peuple. Ces Hollandais sont, la plupart, de ceux qui, servant dans l’armée et dans la marine, ont subi le prestige direct de l’Empereur, partagé la gloire de ses aigles, éprouvé sa puissance. Ils ne se dissimulent pas que, tant qu’ils auront pour chef un de leurs compatriotes, tant que la constitution gardera l’étiquette républicaine, tant que la Hollande enfin se tiendra dans une mesure hors du système, Napoléon la trai­tera en conquête, ne lui laissera nulle part aux avan­tages que les Français tirent de son gouvernement et qui peuvent, dans une mesure très faible il est vrai, atténuer les désastres de la guerre maritime. Plus que n’importe quel peuple, les Hollandais en souffrent, puisque leur commerce, leur industrie, leur vie même, est de la mer et que la mer leur est interdite: l’une après l’autre, leurs colonies tombent au pouvoir des Anglais, et ils ne sont ni assez forts pour les défendre, ni assez certains de la bienveillance de l’Empereur pour qu’il fasse, de leur restitution à l’époque de la paix générale, une des conditions ex­ presse de ses négociations.

Sans doute, malgré la gravité des circonstances, la plupart des hommes publics hollandais se refusent à abandonner les étiquettes auxquelles leurs pères s’étaient attachés – quoique ces étiquettes ne dé­signent plus les mêmes institutions et que les suc­cessives révolutions aient entièrement, à diverses reprises, changé l’esprit même de la constitution; mais outre que c’est pour eux abandonner le pouvoir dont ils sont nantis – si asservi que soit ce pouvoir aux volontés de l’Empereur – c’est déserter leurs traditions familiales, c’est accepter pour maître un étranger, c’est renoncer, non seulement à leurs lois politiques, mais à leurs institutions et à leurs mœurs. Si l’oligarchie de naissance a été renversée avec les princes d’Orange, c’est l’oligarchie d’argent qui l’a remplacée. Son intérêt, comme son honneur, est attaché à ne pas se rendre. Certes, on comprend les hésitations, les scrupules, la résistance, mais, le jour où la force sera mise en jeu, que pèsera la Hollande ? L’armée batave est incorporée dans l’armée française, la flotte batave dans la flotte française; ce sont des troupes françaises qui occupent les places bataves et, comme alliées, elles poussent leurs cantonnements jusqu’au cœur même du pays. L’Empereur a prononcé, il faut donc s’incliner; mais, avant de se rendre, les aristocrates hollandais prétendent tenter un dernier effort, attester au moins leur contrainte, emporter quelques garanties et c’est une lutte où ils vont rencontrer un allié inattendu.

L’occasion qu’attendait l’Empereu  a été fournie par une maladie du grand pensionnaire Schimmelpenninck, menacé de cécité. Louis était alors à Nimègue; Napoléon venait de triompher à Austerlitz. Le 6 janvier 1806, Talleyrand a écrit au grand pensionnaire que

« l’état de sa santé semblant lui interdire de conserver le gouvernement et l’Empereur redoutant que, par suite du mode d’élection, le nouveau grand pensionnaire ne soit dans la main des Anglais, il y a lieu qu’il envoie à P   aris une personne, ayant l’entière confiance de la république et l’agrément de l’Empereur, par l’intermédiaire de laquelle les deux gouvernements pussent se concerter sur toutes les mesures que nécessiterait l’établissement en Hollande d’un régime qui assurât pour toujours son indépendance et sa prospérité ».

L’Empereur a désigné à cet effet le contre-amiral Verhuell (1). Malgré l’éclat du brusque départ de Louis et le dispersement qu’il a combiné de l’Armée du Nord, Verhuell, aussi­tôt nommé, a reçu de son gouvernement en même temps que le pouvoir

« d‘accéder au désir que témoigne l’Empereur d’exercer une plus grande influence sur la nomination du chef de la république, l’ordre de s’opposer inflexiblement à l’introduction d’une monarchie héréditaire au profit d’un membre de la Famille impériale, principe, écrit Schimmelpenninck le l5 février, tout à fait inadmissible et de nature à n’être susceptible d’aucune composition »

Verhuell arrive et, dès la première audience, l’Empereur lui annonce que, le système électif n’offrant pas des garanties suffisantes contre le retour des influences étrangères dans le cas où le chef actuel de la république batave viendrait à disparaître, il a résolu d’y fonder un ordre de choses stable et qu’après y avoir bien réfléchi, il ne voit que deux moyens pour obtenir ce but :

« Incorporer la Hollande à l’Empire comme partie intégrante, ou y placer un prince de sa maison en qui il pourrait mettre une confiance parfaite. »

Pour donner aux Hollandais une marque particulière de son intérêt et de sa bienveillance c’est à son frère Louis qu’il a décidé de confier le gouvernement de leur pays. C’est cette alternative que Verhuell a dû soumettre à la Grande Besoigne et, entre l’annexion et la monarchie, c’est cette dernière qu’on a choisie. Mais la députation qui est alors envoyée à l’Empereur, n’a pas encore capitulé sans conditions. D’abord elle proposera d’autres moyens plus conformes au caractère hollandais et toutes les satisfactions désirables; battue sur ce premier terrain, elle se repliera sur les garanties à donner à la Hollande: indépendance nationale, intégrité du territoire, maintien de la langue maternelle, liberté de conscience, indépendance de la magistrature, maintien des droits et libertés civiles, administration intérieure réservée aux seuls Hollandais, exclusion des soldats étrangers, réduction des charges financières, réciprocité équitable dans les relations commerciales avec l’Empire et « ensuite tout ce qui est en rapport immédiat avec l’indépendance nationale ».

Même si ces bases sont adoptées, les députés devront faire constater le désir de Sa Majesté « d’une manière telle que jamais le moindre doute ne puisse surgir ni dans le présent ni pour la postérité; ils ne prendront les propositions qu’ad referendum et « pénétreront bien le gouvernement français que la décision définitive reste à la nation batave ».

Arrivée à Paris le 25 avril, la députation a dû, dès le 28, renoncer à tout espoir de faire prévaloir la première solution. L’Empereur a refusé de la recevoir, l’a renvoyée à Talleyrand qui a posé comme condition préalable à toute négociation, la manifestation du désir qu’un prince de la Famille impériale et nommément le prince Louis fût placé à la tête du gouvernement. Ces préliminaires acceptés, la charte fondamentale donnerait toute satisfaction aux intéressés. Le 3 mai, la Grande Besoiqne s’est inclinée et désormais c’est sur les termes de la constitution qu’on négocie.

Louis a-t-il été mis au courant de ce qui se passe et du sort qui lui est destiné ? Selon Mollerus, qui dit le tenir de lui-même, il a été laissé dans une entière ignorance. Lorsque tout a été réglé, il a été appelé aux Tuileries; là, durant qu’il attendait, il a reçu des compliments qui l’ont étonné; Napoléon, près de qui enfin il a été introduit, lui a annoncé que sa volonté était qu’il allât régner en Hollande et l’a congédié sans entendre aucune explication. C’est là sa version à l’usage des Hollandais. (2)

Il en est une autre qu’il a directement fournie:

« Il ne fut point appelé aux négociations des lois constitutionnelles, a-t-il écrit; des propos sans authenticité lui apprenaient qu’il s’agissait de lui. Les membres de la députation vinrent enfin le trouver, l’informèrent de tout et l’engagèrent à accepter, en assurant que la nation lui donnait la préférence. Il fit alors tout ce qu’il put pour éviter l’expatriation; son frère lui répondit qu’il s’alarmait trop vite; mais les députés de la Hollande l’instruisaient d’eux-mêmes des progrès de la négociation. Voyant s’approcher l’instant décisif, il se décida à refuser obstinément, lorsqu’on vint lui annoncer que l’ancien stathouder était mort. Le prince héréditaire ayant reçu Fulde en indemnité, vous n’avez, vous ne pouvez plus avoir d’objections raisonnables.. Que nous soyons forcés ou non à demander un roi, ce qu’il y a de certain pour vous, ce qu’il y a d’incontestable, c’est que nous venons volontairement et appuyés du suffrage des neuf dixièmes de la nation, vous prier de lier votre sort au nôtre et de nous empêcher de tomber dans d’autres mains.

Son frère s’expliqua plus ouvertement et lui fit comprendre que s’il n’était pas plus consulté sur cette affaire, c’est qu’un sujet ne pouvait se refuser d’obéir. Louis réfléchit qu’il pouvait être contraint par la force; que, l’Empereur le voulant absolument, il lui arriverait ce qui était arrivé à Joseph qui, pour avoir refusé l’ItaLie, était alors à Naples. Cependant il fit une dernière tentative; il écrivit à l’Empereur qu’il sentait la nécessité pour les frères de l’Empereur de s’éloigner de France, mais qu’il lui demandait le gouvernement de Gênes ou de Piémont. Son frère refusa et, peu de jours après, Talleyrand se rendit à Saint-Leu et lut le traité et la constitution à Louis et à Hortense.»

Louis a attaché une extrême importance à ce récit destiné à établir qu’il avait cédé en même temps à la contrainte de l’Empereur et au voeu formellement exprimé des Hollandais, qu’il n’avait eu aucune part à la rédaction du traité, ni de la constitution; et surtout qu’il n’avait pris la place de personne. Par malheur, les dates et les faits y infligent les plus cruels démentis.

Il n’a, dit-il, accepté la proposition des députés hollandais que sur l’annonce de la mort de l’ancien stathouder. Or, les députés sont arrivés à Paris le 25 avril: le 9 avril était mort à Brunswick, Guillaume V, prince d’Orange-Nassau, ancien stathouder et l’annonce de cette mort se trouve, du 15 au 22, dans tous les journaux de Paris. Les députés, en admettant qu’ils n’aient point attendu pour entretenir Louis, la décision de la Grande Besoigne qu’ils ont reçue le 6 mai, ont sans doute voulu du moins être fixés sur le premier article de leurs instructions, et ils ne l’ont été que le 28. Donc, ou Louis ment lorsqu’il affirme qu’il n’a cédé que sur la nouvelle de la mort du Stathouder, ou il était en conférences réglées avec des Hollandais avant même la venue des députés, c’est-à-dire antérieurement au 25 avril.

l dit que l’Empereur ne l’a tenu au courant de rien. Sans doute, il est parti pour Saint-Leu le 1er mai, mais il en est revenu officiellement les 4, 10, 11 et 18 mai pour exercer les fonctions de connétable et présenter des officiers à l’Empereur. Est-il admissible que, à ces jours, l’Empereur ne lui ait point dit un mot de projets si peu secrets que les journaux de Paris en parlaient ouvertement et que, dans le voyage à Ram­bouillet du 9 mai, auquel participait Hortense, ils avaient fait l’objet, de la part de Caroline, de si vives récriminations ?

Les députés hollandais, avoue-t-il, se sont main­tenus constamment en communication avec lui, se sont rendus presque chaque jour à Saint-Leu (3) pour y conférer. Le traité qui n’a pu être rédigé que du 8 au 22 mai, lui a donc été connu à mesure qu’il était discuté. Il y a mieux: les déclarations qui le précèdent, entièrement inusitées dans un instrument de cette nature, n’ont pu être insérées qu’à sa demande  formelle, et elles semblent émaner directement de lui.

Enfin, si, par le traité, l’Empereur a garanti à la Hollande le maintien de ses droits constitutionnels, son indépendance, l’intégrité de ses possessions dans les deux mondes, sa liberté politique, civile et religieuse, telle qu’elle est consacrée par les lois actuellement établies et l’abolition de tout privilège en matière d’impôt; s’il a consenti, sur la demande officielle de LL. HH. PP. que le prince Louis-Napoléon fût nommé et couronné roi héréditaire et constitutionnel de la Hollande; s’il n’a établi aucune clause de reversion, soit à ses propres enfants, soit aux enfants de Joseph, – et s’il a stipulé même que les couronnes de France et de Hollande ne pourraient jamais être réunies sur la même tête; s’il a fixé la liste civile à 1. 300 000 florins avec un domaine de la Couronne comprenant un palais à La Haye, le palais du Bois, le domaine de Soëstdysck et des biens-fonds rapportant 500.000 florins; s’il a réservé que la reine serait, de droit, régente, en cas de minorité, avec un douaire montant à 250 000 florins; s’il a ordonné que le roi serait à perpétuité grand dignitaire de l’Empire sous le titre de connétable et resterait soumis ainsi que sa descendance aux dispositions du Statut constitutionnel du 30 mars formant la loi de la Famille impériale; s’il a acquiescé à ce que les charges et emplois de l’Etat, sauf ceux tenant au service personnel de la Maison du roi, seraient exclusivement réservés aux Hollandais; s’il a promis qu’un traité de commerce serait incessamment conclu entre les puissances contractantes; sur deux points essentiels : la garantie de la dette publique et l’exclusion des soldats étrangers, il a refusé de s’engager et, malgré l’insistance des députés, il n’a point admis l’insertion dans le traité de ces objets si fortement demandés par leur gouvernement.

Comment se fait­-il alors qu’ils trouvent place dans la constitution donnée par Louis, au milieu de quantité d’autres­ garanties données à la langue, aux espèces monnayées, au pavillon national, à la liberté des cultes et à la magistrature ? Ces deux actes – le traité et la constitution – sont solidaires; l’un ne doit être que le développement de l’autre et a pour but seulement de­ régler les attributions et les formules; or, dans la constitution sont ainsi insérées des clauses essentielles qui ne sont pas dans le traité. L’Empereur, en excluant officiellement son frère de la discussion du traité, ne s’est-il pas proposé, en même temps, de lui laisser l’apparence d’être appelé librement et volontairement par les Hollandais et de lui ménager la pos­sibilité de refuser à ses futurs sujets des avantages qui obstrueront constamment son gouvernement, en rendront le fonctionnement impossible et, surtout, condamneront le roi de Hollande à rester inutile, sinon nuisible, au Grand Empire ? Où il a vu un ménagement nécessaire pour l’autorité du souverain, Louis a vu une marque de défiance: il s’est empressé de donner ce qu’on s’était résigné à ne plus lui demander, il s’est lié les mains et s’est dépouillé de son seul élément de puissance : l’argent, l’argent qui lui permettrait de solder des troupes autres que les bataves, lesquelles ne lui feront jamais une armée.

La constitution, par ailleurs, est un décalque des institutions impériales. Le roi reçoit l’entier exercice du gouvernement, le droit de nommer à tous les emplois civils et militaires, le droit exclusif d’admi­nistrer et de gouverner les colonies. Il est assisté de quatre ministres et de treize conseillers d’Etat. La loi émane de lui, avec le concours d’un corps législatif de trente-huit membres élus pour cinq ans par le roi, sur une liste quadruple présentée par LL. HH. PP.

Louis, dans ses, récits, a soin de confondre le traité et la constitution : est-ce celle-ci ou celui-là que Talleyrand vint lui lire ? A l’en croire,

« il écouta sans broncher la lecture qui lui était faite et, ques­tionné s’il l’approuvait, il répondit qu’il lui était impossible de juger un objet aussi important sur une seule lecture; qu ‘étranger aux discussions et au travail qui avaient eu lieu, il ignorait si on ne lui faisait pas promettre plus qu’il ne lui serait possible de tenir, mais qu’il pouvait assurer son frère qu’il se dévoue­rait à son nouveau pays avec zèle et chercherait à justifier dans l’esprit de la nation la bonne opinion que l’Empereur avait sans doute donnée de lui. »

Ce sont comme on voit toujours les mêmes réserves: tout est dirigé à prouver qu’il a été forcé. Qu’il y ait eu de la part de l’Empereur une sorte de contrainte, de la part de Louis des velléités de résistance, de la part d’Hortense une répugnance marquée, on ne saurait en douter. L’Empereur poursuivait inflexiblement son système; Louis, avec la tournure habituelle de son esprit, craignait une décision qui l’engageât, voulait et ne voulait plus, redoutait de n’avoir pas en Hollande sa liberté d’action, d’y rester encore un écolier vis-à-vis de son frère, non pas de se trouver au-dessous de sa tâche – il se tenait supé­rieur à toutes, – mais d’être contraint de suivre une politique subordonnée et de ne pouvoir donner cours à ses desseins. Quant à Hortense, quitter Paris, son petit monde, ses distractions, ses habitudes, Saint-Leu, Malmaison, aller en un pays lointain, froid et humide, s’enfermer avec ce mari détesté, autant le suicide: qui ne sentirait comme elle ?

La scène de Saint-Leu se passe le mardi 3 juin.

Le 5, Louis est proclamé. On le fait en cérémonie: après que l’Empereur a reçu l’ambassadeur turc et agréé les présents du Grand seigneur, les députés hollandais sont introduits. Il se prononce quantité de discours, mais qui sortent de l’habituelle banalité

« La France, dit l’Empereur aux Hollandais, a été assez généreuse pour renoncer à tous les droits que les événements de la guerre lui avaient donnés sur vous, mais je ne pouvais confier !es places qui couvrent ma frontière du Nord à la garde d’une main infidèle ou même douteuse … Ne cessez jamais d’être Français, dit-il à Louis; la dignité de connétable de l’Empire sera possédée par vous et vos descendants. Elle vous retracera les devoirs que vous avez à rem­plir envers moi … Prince, entretenez parmi vos troupes cet esprit que je leur ai vu sur les champs de bataille; entretenez dans vos nouveaux sujets des sentiments d’union et d’amour pour la France. Soyez l’effroi des méchants et le père des bons : c’est le caractère des grands rois. » –

« Sire, dit Louis, lorsque Votre Majesté quitta la France pour aller vaincre l’Europe conjurée contre elle, elle voulut s’en rapporter à moi pour garantir la Hollande de l’invasion qui la menaçait; j’ai, dans cette circonstance, apprécié le caractère de ces peuples et les qualités qui les distinguent. Oui, Sire, je serai fier de régner sur eux, mais quelque glorieuse que soit la carrière qui m’est ouverte, l’assurance de la constante protection de Votre Majesté, l’amour et le patriotisme de mes nouveaux sujets peuvent me faire concevoir l’espérance de guérir les plaies occasionnées par tant de guerres et d’événements accumulés en si peu d’années: Sire, lorsque Votre Majesté mettra le dernier sceau à sa gloire en donnant la paix au monde, les places qu’elle confiera alors à ma garde, à celle de mes enfants, aux soldats hollandais qui ont combattu à Austerlitz, ces places seront bien gardées. Unis par l’intérêt, mes peuples le seront aussi par les sentiments d’amour et de reconnaissance de leur roi à Votre Majesté et à la France. »

Dans ces compliments échangés sous une forme emphatique et noble, toute la question d’avenir n’est-elle pas posée, tous les conflits futurs ne se trou­vent-ils pas en germe ? L’Empereur ayant pour objet « de réunir de fait la Hollande à l’Empire en y envoyant son frère, » considérant que Louis est toujours son sujet, lui dit:

Vous êtes d’abord un Fran­çais, vous êtes connétable de l’Empire, vous avez la garde de mes places fortes; l’intérêt de la France commande, vous devrez obéir.

Louis, se fondant sur les déclarations des députés hollandais, sur le vœu du peuple, sur la constitution qu’il a acceptée, répond :

Je suis un Hollandais, les peuples qui m’acclament attendent de moi leur bonheur,

et il objurgue son frère de faire la paix.

Le fossé est creusé, les positions sont prises et déjà l’on sent la poudre. Néanmoins, à ce moment rien n’éclate; la cérémonie s’en trouverait troublée et ne convient-il pas qu’on suive jus­qu’au bout les exemples qu’a donnés Louis XIV ? Louis précède l’Empereur lorsque, pour l’audience publique, celui-ci se rend aux Grands appartements, et l’huissier, ouvrant les battants, annonce: Le Roi de Hollande !

Selon les instructions de l’Empereur, Louis devait partir le lendemain et être arrivé dans la semaine. Le Grand pensionnaire a été averti de disposer son palais et de préparer la réception. Ordre a été envoyé au général Michaud, qui commande dans la République batave, de se rendre à la Haye avec tous les généraux français, un bataillon de grenadiers et le 20e Chasseurs à cheval. Les détails de l’entrée ont été réglés de façon qu’il apparaisse à tous les yeux, que c’est un prince français, qui, de par la France et au nom de l’Empereur, vient régner en Hollande.

Louis ajourne son départ, « pour conférer, a-t-il dit, avec les députés hollandais », excuse peu vraisemblable, – tous sont partis le 6. Il a un meilleur prétexte: rassembler ceux qu’il compte emmener. Ce n’est pas moins en effet que toute sa maison civile et militaire et l’entière maison de la princesse Louis: aumôniers, chambellans, écuyers, secrétaire des commandements, intendant, aides de camp, dames pour accompagner, lectrices, gouvernante et sous-gou­vernantes des princes, tout part : de plus pour les jardins- et quelle étrange idée de mener en Hol­lande ce botaniste ! – Mirbel (4) dont l’Impératrice s’est défaite en leur faveur; pour la musique, Plantade ; pour le cabinet, Cuviller-Fleury et Gillet Ducoudray ; puis, les femmes de certains officiers telle Mme d’Arjuzon, demandée à la princesse Pauline, et les maris de certaines dames, comme M. de Boucheporn; puis des personnages inattendus, un commissaire des guerres,M. Fornier-Montcazals, que jadis Mme Permon lui recommanda en Egypte, des secrétaires, des topographes, des chefs de bureau, sans parler des gens de service, tous appelés, chambre, cuisine, office, écurie. Louis n’a eu garde d’oublier les médecins, il en a trois mais un surtout, Dominique Latour, qu’il a découvert à Orléans sur un mémoire pour traiter la paralysie des extrémités inférieures. Il lui a demandé une consultation, l’a fait venir à Paris, et, devant neuf médecins en réputation, lui a fait exposer son système. Ravi, il a décidé de s’attacher à tout prix, l’homme en qui il salue son libérateur. Il ne manquera pas d’ailleurs de correspondants à Paris où il appointe, comme consultants, six médecins et trois chirurgiens. Le Service de santé, une fois constitué, comprendra vingt-deux personnes.

Au reste, tout sera monté sur un pied grandiose sur le modèle et à l’instar de la Maison de l’Empereur. Les charges des grands officiers de la Couronne seront distribuées aux premiers officiers de la maison française: et si d’Osmond évêque de Nancy (5), premier aumônier, ne suit pas en Hollande, c’est que, pour plaire aux hérétiques, il n’y aura pas de grand aumônier. D’Arjuzon (6) sera grand chambellan, Senegra intendant général, Caulaincourt grand écuyer (7), de Broc grand maréchal (8), Noguès grand veneur (9); chacun à 15 000 florins par an et, pour se distinguer, ils auront un costume à eux, un admirable habit vert foncé brodé en or; les chambellans seront écarlate, les écuyers bleu foncé, les préfets violet foncé, les officiers de vénerie vert clair. Il y aura trois tenues: habit de cérémonie, petit costume, habit de voyage; du rouge y fera bien et Louis demande presque pour tout son monde l’étoile de la Légion. Napoléon trouve que c’est beaucoup et en profite pour ne rien donner. Il a hâte que Louis parte, prenne possession, s’installe.

Enfin, le 12, de très grand matin, c’est le départ; le 14, à Péronne, au moment de l’entrée, un vétéran qui tire le canon de salve a le bras emporté; le roi va le voir, lui donne un brevet de 1 200 francs de pension, lui fait remettre 700 francs d’avance; on est à Bruxelles le 15, entre neuf et dix heures du soir; depuis quatre, le préfet attend à la porte pour complimenter. On va directement à Laeken où, pour la réception, l’Empereur a détaché du service du grand maréchal le général Macon. Le 16, il y a grand spec­tacle; le 17, on part pour Anvers et de là à Bréda, le 18 on est dans une sorte de demi-caractère à la Haye. L’enthousiasme n’est pas requis : il n’y a que canon, carillon et vins d’honneur offerts par les magistrats qui accompagnent ensuite Leurs Majestés jusqu’au palais du Bois où elles se retirent en atten­dant que tout soit prêt pour l’entrée solennelle.

C’est en effet, une grande affaire: dans toutes les grandes villes, sur le mot d’ordre apporté par les députés, l’on forme des gardes d’honneur: celle de la Haye, en habit écarlate doublé de blanc, à revers bleu clair, à collet et parements noirs, à épaulettes, boutonnières, ganses et boutons d’or, l’emporte à peine sur celles de Rotterdam, Amsterdam et Bréda. De tous côtés, les troupes hollandaises – ce qu’il en reste dans le royaume – sont en mouvement; les françaises sont déjà arrivées, campées dans le bois de la Haye, vis-à-vis le Mail; Noguès les a passées en revue avec Michaud (10), mais Louis ne témoigne aucun désir de les voir. Et lorsque, le 23, à midi précis, le cortège sort du palais du Bois et que, après le héraut d’armes, défilent les corps de cavalerie, puis, précédées des huissiers, les voitures des conseillers d’État, des amiraux, des ministres, des grands officiers de la Couronne, le carrosse de Leurs Majestés, puis encore les généraux, les dames, les officiers de la maison, pas un soldat français n’a été admis aux honneurs de l’escorte par le roi qui commande en chef l’armée française. Les troupes sont exclusivement hollan­daises.

Et lorsque, la reine dans sa tribune, le roi s’est assis sur son trône, entouré de ses grands officiers et de ses ministres en face de LL. HH. PP. debout et couverts, c’est pour dire:

« Lorsque les députés de la nation sont venus m’offrir ce trône où je monte aujourd’hui, je l’acceptai par la conviction que c’était le vœu de la nation tout entière, que la confiance et le besoin de tous m’y appelaient. Comptant sur les lumières, le zèle et le patriotisme des principaux fonctionnaires … j’ai mesuré sans crainte toute la profondeur des maux de la nation. Animé du vif désir de m’occuper du bonheur de ce bon peuple, et concevant l’espoir d’y parvenir un jour, j’étouffai les sentiments­ qui avaient été constamment jusque-là. le but et le bonheur de ma vie … J’ai pu y consentir et j’y consentirais encore, Messieurs, si cela n’était déjà fait, alors que, par l’empressement, la joie, la confiance des peuples dont j’ai traversé le territoire, ils m’ont prouvé que vous étiez les véritables interprètes de la nation. »

Il se lance alors dans une dissertation his­torique pour démontrer que, de ce jour, commence la véritable indépendance des Provinces-Unies; puis, dans une dissertation philosophique pour prouver la supériorité de l’état monarchique modéré sur tout autre gouvernement.

« Sans doute, dit-il, si nous pouvions être tels que la raison et l’illusion de la jeunesse nous le font concevoir, la société pourrait se passer du gouvernement d’un seul; la loi serait toujours rendue avec sagesse et suivie sans obstacles et sans retards; la vertu serait triomphante et récompensée, les vices bannis, et les méchants impuissants, mais ces illusions sont courtes et l’expérience nous ramène bientôt aux idées positives. »

Et il termine par l’éloge de la constitution. Le nom de l’Empereur, le nom de France ne sont pas prononcés. Une allusion à « celui qui dès son enfance a captivé son amour et son ad­miration… celui dont l’éloignement lui inspira de l’effroi même dans les temps les plus calmes et dont la présence détruit les dangers », c’est tout : nulle part l’affirmation qui eût été habile, car elle eût posé les choses sur leur vrai terrain, qu’il doit son trône à l’Empereur, règne par lui et pour lui. Non ! Il est Hollandais; c’est l’élu des Hollandais; ce n’est qu’aux Hollandais qu’il doit sa couronne, et si les Hollandais l’ont choisi, c’est qu’ils ont rendu justice à ses mérites si longtemps méconnus. (11)

Dès le lendemain, Louis commence son métier de roi hollandais et, par chaque courrier, des panerées de plaintes el de demandes sont jetées sur Paris: de l’argent, un traité de commerce, des soldats français pour en faire le fond de la Garde ; et en même temps la retraite des troupes françaises, leur solde par la France, le rappel de Flessingue du général Monnet (12), c’est le moins qu’on lui puisse accorder. Pour l’argent, l’Empereur résiste :

« Les prétentions que votre ministre des finances fait sur mon trésor sont surrannées. Mes dépenses sont fortes, dit-il, et je ne suis pas en mesure de vous aider comme je le voudrais, Tant que la guerre durera, il faut bien que je garde mes corps de troupes. Il serait cependant possible de les diminuer (13)… il faut ôter à votre conseil tout espoir que je lui envoie de l’argent, sans quoi il ne vous donnera pas les moyens de vous mettre au niveau de vos affaires. Je n’ai point d’argent et j’ai peine à suffire à mes immenses dépenses. (14)»

Il refuse encore le rappel de Monnet, mais, sans paraître attacher une importance aux contradictions, il accorde pour la Garde hollandaise des officiers et des soldats français (15), et il concède le retrait de toutes les troupes, sauf deux régiments de ligne. Il suit avec intérêt, avec tendresse peut-on dire, les efforts de son frère (16).

« Il ne faut pas être trop bon ni vous laisser affecter, lui écrit-il. Soyez ferme. Ce n’est pas de vous qu’il doit dépendre d’augmenter les ressources du pays. Vous ne les connaissez pas assez. Moi-même, je n’ai pu améliorer les ressources de la France qu’au bout de quelques années. »

Il le calme, il le rassure, il semble lui indiquer qu’il ne convient pas de prendre les choses tant à cœur. « Peut-être ne sommes-nous pas éloignés du port » ajoute-il par une allusion aux négociations engagées avec l’Angleterre.

Mais, de ces négociations où, à chaque instant, le sort de la Hollande peut être engagé, où son trône même est en jeu – car, avec Naples, c’est le gros obstacle – Louis paraît ne prendre aucun souci. A peine a-t-il, à peu près au hasard, composé son ministère, recruté son conseil d’État, établi sa cour, marqué aux gentilshommes orangistes qui se sont présentés en groupe à sa première audience, une affabilité qui ne peut manquer de déplaire aux patriotes; à peine a-t-il, par enfantillage, par manie de touche-à-tout qu’il nomme volonté de réformes, cassé quelques rouages de la machine sans penser à les remplacer, que l’idée lui vient, obsédante et irrésistible, d’aller aux eaux. Huit jours après son entrée à la Haye, le 1er juillet, il écrit à l’Empereur : « Aussitôt que j’aurai … mis en activité toutes mes affaires, je profiterai de la permission que Votre Majesté m’en a donnée pour aller passer un mois ou six semaines aux eaux dont j’ai le plus grand besoin. L’humidité me pénètre et m’est bien nuisible. » Encore une semaine et il n’y tient plus: « J’ai un besoin pressant des eaux, écrit-il, je ne puis me dispenser d’y aller au moins un mois à Wiesbaden près Mayence. » Ses équipages sont déjà partis; lui­ mêm,e un mois, jour pour jour, après son arrivée au palais du Bois, quitte La Haye. Il arrive le 20 à Wiesbaden où la Reine le rejoint; s’y trouvant mal logé, il s’installe à Mayence d’où il va prendre quotidiennement ses bains jusqu’au 18 août; puis, cette première saison ne l’ayant pas soulagé à son gré, il se rabat sur Aix-la-Chapelle pour une seconde cure et, durant que tout arme, que la Prusse se prépare à la guerre, que la Russie assemble ses troupes, que l’espoir de la paix avec l’Angleterre s’évanouit, il prend consciencieusement ses verres d’eau et ses douches. Ce n’est pas assez encore de Wiesbaden et d’Aix, il lui faut des Eaux-Bonnes, et il expédie tout exprès ses courriers à Lavalette pour en avoir du « vrai dépôt, celui qui est à côté de l’Hôtel des Postes ».

Tant d’eau n’éteint pas ses idées de grandeur, ses rêves de gloire. Napoléon n’est point son modèle, mais son rival; il prétend l’égaler, se mettre de pair avec lui, s’établir en Hollande sur le pied où il est en France, mieux si c’est possible; prendre une représentation pareille, avoir à ses ordres autant de ministres, entretenir une cour aussi nombreuse, et par l’étiquette, le protocole, les titres, les décorations, se rendre roi comme son frère est empereur. Cela tient dans son esprit la grande place, l’occupe presque uniquement; cela est autrement sérieux pour lui que le pouvoir même, l’armée, les finances, la paix ou la guerre. C’est une nouvelle forme de délire, et c’est le délire des grandeurs.

D’abord, c’est la question des armoiries. Au début, il avait conservé celles de connétable: d’azur à l’aigle d’or, l’écu posé sur l’épée de connétable, et il avait seulement chargé en cœur l’aigle du lion de Hollande; puis, il a supprimé l’indication de sa dignité d’Empire, a écartelé au un et au quatre de Hollande, au deux et au trois de France; plus tard, il posera par­fois la couronne sur un casque taré de face et fera sortir, des deux côtés de l’écu, des mains armées de l’épée; mais les combinaisons de couronnes, de casques, d’insignes sont sans nombre ! Non content d’avoir nommé huit ministres (17) au lieu de quatre qu’in­dique la Constitution, il a ajouté trois directeurs généraux, ayant honneurs, rang et appointements de ministres; il devait avoir treize conseillers d’Etat, il en a vingt en service ordinaire, soixante-sept en service extraordinaire, plus des auditeurs du Roi et des auditeurs près le Conseil; il a réglé la cérémonie du serment que, dans le courant de l’année, il veut prêter à la nation hollandaise; il dispose tout à Amsterdam pour son couronnement; il a préparé les notifications de son avènement à toutes les cours et n’attend que les réponses pour rendre officielle la désignation de tout son corps diplomatique. Il a nommé un grand maître des Cérémonies; il a rédigé l’étiquette qu’il entend qu’on suive dans ses palais et l’a rendue plus sévère encore et plus minutieuse que l’étiquette impériale; il a désigné, par fournées, des dames du palais, des chambellans, des écuyers, des officiers de vénerie, en tel nombre que la tête en tourne; il a écrémé les régiments français pour arriver à se former une garde et, pour chacun de ses deux régiments d’infanterie, il a un état-major de dix-sept officiers, sans parler d’un état-major général de quinze, et il aura de plus, lorsqu’il plaira aux Hollandais de s’y engager, trois compagnies de gardes du corps; ceux-ci auront sans doute un admi­rable uniforme, mais le roi aura tant varié en ses projets que, en 1810, cet uniforme ne sera pas encore confectionné; il projette d’établir une noblesse titrée, avec ducs, marquis, comtes et barons; enfin, ce qui lui tient le plus au cœur, c’est un ordre de chev­alerie; rien ne lui ferait autant de bien. Avant même de quitter Paris, il en a fait faire un projet par Isabey. Sur la croix, il y aurait d’un côté l’effigie du roi, de l’autre le lion néerlandais, avec la devise: L’union fait la force. Ce serait l’ordre de l’Union. Il serait purement honorifique, sans aucune espèce de traitement. «

N’ayant point d’argent à donner et très peu de places, écrit-il à l’Empereur, il m’aurait été agréable et surtout bien utile de pouvoir donner les décorations d’un ordre du pays. Il en existe partout et cette institution est peut-être la seule mesure qui puisse avoir une grande influence sur l’esprit national et ramener les idées républicaines des vieux et froids Hollandais à la monarchie. C’est en même temps la seule chose capable de détruire un peu l’esprit égoïste des négociants, de les attacher à leur pays et de les engager même à des sacrifices. »

C’est ici la première manifestation des idées de son frère que Napoléon perçoive; le reste, fait à petit bruit, n’est pas arrivé jusqu’à Paris ou l’on n’y a point prêté attention, surtout on n’en a point établi le lien et jugé l’esprit. Mais ici, pour un acte de cette importance, il faut bien demander l’autorisation, et l’Empereur la refuse: il trouve que son frère va trop vite, qu’il se presse trop. Est-il certain lui­ même de le laisser à la Haye ? Si pour conclure la paix continentale, il fallait sacrifier ce trône, devrait­ il hésiter ? Enfin, s’il ne saisit pas la suite des projets, Louis, par son agitation, la promptitude et l’incohérence de ses décisions, l’inintelligence qu’il a du grand dessein, le fatigue et l’énerve: deux fois déjà il a dû le rappeler à l’ordre, d’abord à propos d’un conflit d’autorité à Flessingue, puis sur la nomination d’un ambassadeur à Paris, sans avertissement donné, sans consultation prise, sans consentement demandé. Il le plaint parce qu’il sent sa besogne lourde, qu’il croit fermement à ses bonnes intentions, qu’il ne voit pas encore avec quelle suite s’enchaînent les actes de Louis, dissimulés avec une fourberie qui lui est instinctive. Il ne se plaint pas de lui; au contraire; il lui voudrait seulement un peu plus de poids, de fermeté, de stabilité. D’ailleurs comment résisterait-il à des déclarations de ce genre:

« Dans la position où je suis, Sire, je n’ambitionne rien; je n’oserais même plus espérer de laisser une réputation sans tache, si je perdais votre bienveillance et vos bontés. Tant que je serai convaincu que je les mérite, je me figurerai que je les possède ou que je les aurai un jour; mais si cette dernière espérance m’était enlevée, Sire, je ne serais plus bon à rien et j’aimerais mieux me jeter dans la mer que de supporter un jour qui me deviendrait odieux. »

S’il était tenté de croire que Louis, en flattant les Hollandais, oublie trop ce qu’il est et d’où il vient, que répondre à cette apologie:

« J’ai le cœur très français, Sire, et je l’aurai toujours, mais, malgré moi, il faut bien que ma raison soit à la Hollande. Je ne m’y attacherai qu’autant que je pourrai obtenir la confiance et l’attachement des habitants et sur­ tout que mon arrivée ici m’attirera quelque considération de la part de Votre Majesté et que je pourrai y paraître posséder sa confiance et sa protection paternelle et constante. »

D’ailleurs, ce qui achève de l’adoucir envers son frère, c’est que, pour le moment, le ménage parait un peu plus uni. Hortense, au départ, a obtenu d’emme­ner son monde. Elle a fait assez facilement le voyage. Elle n’a pas été insensible aux honneurs qu’elle a reçus dans l’Empire et à l’accueil qui lui a été fait. Elle l’a écrit à l’Empereur en lui demandant une grâce pour le directeur des postes d’Anvers: « Je tâcherai pour l’amour de vous, lui a-t-il répondu, d’accorder un commutation de peine » (18); et elle, en le remerciant d’avoir pris le temps d’écrire lui-même, dit gentiment: « Il est impossible d’être plus heureuse que je ne le suis quand je reçois de vos nouvelles et c’est la seule chose qui puisse me consoler de n’être plus auprès de vous »; et elle ajoute : « Napoléon apprend toujours des fables dans l’intention de vous les répéter. Dieu veuille que ce soit bientôt » associant ainsi ce petit être qu’il aime, à tout ce qu’elle pense pour lui. Dans l’éloignement de l’espace, si semblable à celui du temps, les querelles des deux époux s’estompent, et Napoléon se plaît à penser que l’obligation de la vie commune de représentation effacera les différends privés, que Louis ayant à s’occuper de choses sérieuses perdra de vue les bagatelles, que, à tous les points de vue, le dépaysement sera utile et que, faute d’aliment, les jalousies tomberont. Il rai­sonne sur un homme sain, et comme un homme sain, et son frère est un malade.

Et, en effet, à la Haye, Hortense ne paraît pas d’abord se déplaire. Les agréments de la royauté sont de telle nature qu’en quelque lieu que ce soit, ils flattent tou­jours la vanité et séduisent au moins l’imagination. Comme Hortense est de nature aimable, elle fait bon visage aux dames présentées; elle leur donne un bal où elle danse avec les grands officiers, les grands fonctionnaires et même des particuliers. Comme sa mère, elle fait les honneurs du souper où quatre-vingts dames sont assises. A Rotterdam, où elle va voir lancer un vaisseau de quatre-vingt-dix canons, « il est impossible, écrit-elle, d’avoir été mieux reçus, et je n’ai pas trouvé les Hollandais si froids qu’ils en ont la réputation ». Elle s’est fait une réputation de bienfai­sance à bon compte, car, en un mois, sur 58000 francs qu’elle reçus pour le voyage, elle a donné aux pauvres 4050 francs, et elle a acheté pour 21 995 francs de diamants: mais les journaux disent les aumônes et non les joyaux. Sans doute elle est contrariée, en partant pour Wiesbaden, de laisser en Hollande son second fils, mais elle emmène l’aîné, qu’elle préfère. Et puis, elle a l’espérance, presque la certitude, de venir à Paris pour la fête de l’Empereur, pour les fêtes triom­phales promises aux soldats d’Austerlitz. Elle y retrouvera Eugène: « Rien que d’y penser, c’est du bonheur ! »

Pour l’Empereur, en ce moment, celui de ses parents à couronne qui donne le moins de soucis, c’est Louis. Point de révolte dans le pays qu’on lui a donné à gouverner, car une émeute tôt apaisée sur la flotte du Texel ne compte pas; point de grosse armée à entretenir et à faire combattre; point d’argent à envoyer par chaque courrier – Louis crie misère, il annonce la banqueroute, mais il ne la fait pas; point d’énormes et grossières folies à la façon d’un Mural, ameutant l’Europe contre l’Empire pour augmenter son duché de deux villages; point de démêlés de religion, de soulèvement de prêtres, de querelles cherchées avec le Pape; point même d’ambition trop ouverte de s’agrandir, bien qu’il y en ait déjà des velléités présentées sous l’espèce de rectifications de frontières, mais si humbles si timides, si subordonnées aux projets de l’Empereur ! Même la Hollande ne paraît plus un obstacle à la paix; les Anglais semblent agréer que Louis y règne et, si l’on chicane sur la possession de certaines colonies, est-ce que, en désarmant la flotte malgré les injonctions de l’Empereur, Louis ne donne pas prétexte à éluder l’article du traité du 24 mai relatif à la garantie de l’intégrité des colonies hollandaises ? Enfin, s’il fallait sacrifier  la Hollande aux ambitions prussiennes, afin de trouver une compensation au Hanovre rendu à l’Angleterre, est-il croyable que Louis résisterait à son frère, lui qui, en toutes ses lettres, marque tant d’humilité et de déférence, qui, jusqu’ici, en toutes les oppositions qu’il a tentées n’a su que se dérober par la fuite aux volontés de son frère et qui, dès qu’il s’est retrouvé sous son regard, s’est soumis, muet, tremblant. comme hypnotisé.

 

NOTES

 

(1) Charles-Henry Verhuell (ou Ver Huell) de Sevenaer (1764 – 1845), vice-amiral, alors ministre de la marine de Hollande, préside la délégation, laquelle comprend également : l’ambassadeur hollandais à Paris, Brantzen, le ministre des finances de Hollande, Goguel, ainsi que les conseillers Van Styrum et Six (in T. Lentz – Nouvelle Histoire du Premier Empire). A Talleyrand, Napoléon écrit, le 14 mars 1806 :

Paris, 14 mars 1806

A M. Talleyrand

Monsieur Talleyrand, j’ai vu ce soir M. Ver Huell. Voici les mots à quoi j’ai réduit la question : la Hollande est sans exécutif; il lui en faut un : je lui donnerai le prince Louis. On fera un pacte par lequel la religion du pays sera respectée; le prince gardera la sienne, et chaque partie de la nation gardera la sienne. La constitution actuelle sera conservée, hormis qu’au lieu d’un Pensionnaire il y aura un roi. Je n’aurai pas même de difficulté à lui donner le titre de stathouder. Du reste, la constitution  sera la même. Schimmelpenninck présidera le conseil des puissances. Dans toutes les relations extérieures, dans le gouvernement des colonies et dans toutes les affaires d’État, les actes seront au nom du stathouder ou du roi. Il me semble que cela devrait être fait très-promptement. Confirmez M. Ver Huell dans ces idées, et qu’il parte après-demain. Rédigez-moi un projet, et envoyez à La Haye une personne adroite pour suivre cette affaire. Il faudrait que le château du Loo et les domaines en dépendants fussent donnés au prince, avec des moyens de soutenir la splendeur de son rang. C’est une affaire à laquelle je suis décidé; cela, ou bien la réunion. Les arguments sont que, sans cela, je ne ferai rendre aucune colonie à la paix, au lieu que non-seulement je ferai rendre toutes les colonies , mais je leur ferai même entrevoir que je procurerai la Frise. Enfin il n’y a plus un moment à perdre. Il faut qu’avant vingt jours le prince Louis fasse son entrée à Amsterdam.

(2) T. Lentz reprend cette hypothèse : « Le 5 juin, Louis (qui n’avait pas été associé aux discussions) »

(3) De la propriété que possédait alors Louis Bonaparte, il ne reste que la croix de Condé, 78 rue du Château. Louis prendra le titre de cpmte de Saint-Leu, après sonabdication en 1810.

(4) Charles-François Brisseau de Mirbel, 1776 – 1854, botaniste de renom, auteur notamment d’une Histoire naturelle des végétaux classés par famille, en 18 volumes.

(5) Antoie-Eustache d’Osmond, 1754 – 1823, évêque de Nabcy. Il est l’aumonier de Louis.

(6) Gabriel-Thomas-Marie Arjuzon, 1761 – 1851, chambellan de Louis, futur Pair sous les Cent-Jours.

(7) Auguste-Jean-Gabriel comte de Caulaincourt, 1777 – 1812). C’est le cadet du duc de Vicence. Il restera deux années au service de Louis. Il trouvera la mort à la Grande redoute de Borodino.

(8) Armand-Louis, baron Debroc, 1772 – 1810. Nommé grand maréchal du palais du roi Louis le 7 juillet 1806.

(9) Jean-François-Xavier Noguès, 1769 – 1808.  Il a été premier aide de camp de Louis.  Le 19 juin, oil a été nommé aide de camp général du nouveau roi, qui le nommera grand veneur le 7 juillet.

(10) Claude-Igance-François Michaud, 1751 – 1835. C’est lui qui matera la rébellion Schill en 1809.

(11) Le 24 juin, Napoléon écrit à Murat, à Naples : « Le roi de Hollande est arrivé à la Haye; il a été accueilli avec un grand enthousiasme. » Et le lendemain, il s’adresse à Louis : « Je reçois votre lettre du 21 juin. Vous devez commencer aujourd’hui à être établi depuis longtemps dans le pays. Aussitôt que cela sera possible, faites placer un trône dans une salle de votre palais. »

(12) Louis-Claude Monnet de Lorbeau (1766 – 1819)

(13) Lettre à Louis du du 30 juin 1806

(14) Lettre du 3 juillet 1806

(15) Lettre du 11 juillet 1806

(16) Attitude somme toute assez similaire – du moins à cette époque – à celle qu’il a vis-à-vis de’Eugène.

(17) Parmi les ministres que Louis a nommé, on note (remerciements à M. Bas de Groot et Marc Mormann):

  • F. Röell (1767 – 1835) – Secrétariat d’État
  • Maarten van der Goes van Dirxland (1751 – 1826) – Affaires étrangères
  • Johann Frederik Rudolph van Hoof (1755 – 1816) – Justice et police
  • Johann Hendrik Mollerus (1750 – 1834) – Intérieur
  • Isaac Jan Alexander Gogel (1765 – 1821) – Finances
  • Henri Damas  Bonhomme (1765 – 1826) – Guerre
  • Paulus van der Heim (1753 – 1823) – Inde et commerce

(18) Lettre du 27 juin 1809 : Ma Fille, j’ai reçu votre lettre de jeudi. Je vois avec plaisir que vous êtes contente des Hollandais. Il aurait fallu m’envoyer la demande du directeur des postes d’Anvers. Dès que vous me l’aurez envoyée, je m’en ferai rendre compte, et je tâcherai, pour l’amour de vous, d’accorder à son frère une commutation de peine.