Coudreux – 1807 – Histoire du Consulat et du Premier empire

Au bivouac, près Steinberg le 22 mars 1807 [1].

 

Mon cher ami,

Depuis mon départ de Paris, je n’ai pas reçu une seule lettre de France; j’en ai pourtant écrit plus de vingt, de Wesel, de Lunebourg, d’Anklam, de Posen, de Varsovie, etc., etc. Il est vrai que j’ai changé trois fois de corps d’armée dans quinze jours et que nos communications avec la France sont souvent interceptées par les partisans.

Nous laissons l’ennemi fort tranquille depuis la fameuse affaire d’Eylau [2]; l’armée s’est rap­prochée de la Vistule; l’empereur est à Osterode, et nous, nous sommes au bivouac et aux avant-postes, à trente lieues de Königsberg. Nous recevons tous les jours des coups de fusil, mais, en revanche, nous ne manquons pas de vivres* et nous sommes en cela bien plus heu­reux que l’armée qui est cantonnée, mais qui mange des pois et des pommes de terre en place de pain.

Jusqu’à ce moment, mon cher ami, j’ai eu beaucoup de bonheur : je me suis toujours très bien porté; j’ai bravé les rigueurs de la saison, le bivouac, la faim, et ma santé est plus robuste que jamais. D’un autre côté, messieurs les ennemis ne sont pas adroits et j’en ai été quitte pour deux trous dans le collet de ma capote aux différentes affaires où je me suis trouvé.

Les bulletins ont dû vous parler de la bataille de Prusse-Eylau; je t’assure qu’elle en valait la peine! Celle d’Austerlitz n’était, dit-on, qu’un jeu d’enfants quand on la compare avec celle- là! Notre corps d’armée a commencé le bal et s’est battu seul jusqu’à onze heures du matin, avec plus de 50,000 hommes. Juge par-là de quelle façon nous avons dû être arrangés; le fils de Mme de Caillemer a été tué à côté de moi.

Enfin, vaille que vaille, le beau temps ap­proche, et nous sommes sauvés si nous attra­pons le mois de mai.

J’espère bien que nous frotterons d’impor­tance Prussiens, Russes et Cosaques, et que je reviendrai avec mes deux oreilles te conter un jour tous les exploits du 3e corps d’armée.

Adieu. On tiraille sur la rive droite de la Passarge; on bat le ralliement et je cours à ma compagnie.

Tout à toi,

Ton sincère ami.

P.-S. — Occupe-toi de mes affaires. Vois Mme Callaud et donne-moi de tes nouvelles Voici mon adresse :

Officier au 15e régiment d’infanterie légère, 2e division, 3e corps d’armée, à la Grande Armée.

Nagladen, le 8 avril 1807.

Je reçois enfin une lettre de France, du 8 décembre dernier; elle me fait d’autant plus de plaisir que c’est la seule qui me soit par­venue depuis cinq mois.

Depuis huit jours, nous occupons de misé- râbles villages, où nous buvons de l’eau, et où nous vivons de pommes de terre, de carottes, de choux-raves, et des bœufs que nous faisons tuer nous-mêmes. On appelle cela des canton­nements! Mais, enfin, je me porte à merveille, je mange toute la journée, je couche sur la paille, et, dans le pays que nous occupons, voilà tout ce qu’on doit désirer.

Quelle différence entre ce pays-ci et notre belle France! Les habitants se ressemblent aussi peu que le sol! Je n’ai pas vu une jolie femme depuis Varsovie. Les Polonais sont en général d’une saleté dégoûtante, et leurs châ­teaux ne valent pas une seule de nos jolies campagnes des bords de la Loire.

Depuis deux mois, les deux armées sont en présence, sans qu’il y ait eu d’action remar­quable; on est même tranquille aux avant-postes; depuis huit jours, je n’ai pas entendu un coup de canon.

Le retour de la belle saison amènera sans doute quelques grands événements; nous sommes en mesure de battre encore une fois messieurs les Russes, et tout le monde désire une bataille; car c’est le seul moyen de reprendre la route de Strasbourg.

En attendant que nous puissions boire quelques rasades à la santé de nos exploits, fais-moi tou­jours l’amitié de t’occuper de mes affaires : les 4,500 francs que Callaud t’a comptés sont un acheminement qui me fait grand plaisir; j’espère que ce qui reste aura son tour. Je ne te recom­mande point, mon cher ami, d’avoir soin de ces deniers; je compte trop sur ton affection pour moi pour m’en occuper.

Tout le monde, en général, s’ennuie de sé­journer aussi longtemps en Prusse et désire que la paix se fasse; malheureusement, il paraît qu’il n’en est pas question ! messieurs les Russes nous donnent de la peine, mais, malheur à eux si nous les battons encore une fois! Ils nous payeront cher tout le mal dont nous souffrons depuis le commencement de l’hiver. Ces co­quins-là se battent comme des enragés et tiennent ferme; mais, d’ailleurs, ce sont des bêtes brutes dont l’esprit est encore plus rude et plus repoussant que le corps, et qui ne sont vraiment pas capables de ce noble enthousiasme qui nous rend si bons soldats. Les fameux cosaques, dont on a d’abord tant parlé, sont également de misérables canailles qui tremblent devant nos baïonnettes quand ils ne sont pas ivres de schnick; ils seront également rossés à plate couture. Quant aux Prussiens, je ne sais pas où ils sont passés! Je n’en ai pas vu quatre régiments depuis quatre mois. Les débris de leur armée sont, dit-on, devant Dantzig et Graudentz; il faut croire que nous les aurons bien­tôt. En attendant que nous ayons assommé tous ces lurons-là, je t’embrasse de bien bon cœur et suis toujours

Ton meilleur ami.

PS— A l’instant, mon ami, on me remet ta lettre du 2 mars; elle m’est parvenue assez promptement, quoiqu’elle soit adressée à Anklam que nous avons quitté depuis le 20 novembre. Encore une fois, vous savez mieux que nous ce qui se passe à l’armée; rien ne transpire et nous n’avons connaissance que des mouvements de notre division.

Adieu. Bonne santé, bonnes affaires. Embrasse ma sœur, Émile et ma petite nièce.

Mon adresse :

3* corps d’armée, 2° division, à la Grande Armée.

Neuschœneberg, près Guttstadt[3] , le 28 avril 1807.

Toujours sans réponse à aucune des lettres que je t’ai écrites depuis quatre mois, j’ai seu­lement sous les yeux celle du 15 mars que tu as adressée à mon colonel. Il paraît que la fameuse affaire de Prusse-Eylau t’avait causé quelque inquiétude sur mon sort : je suis singulièrement sensible à cette marque d’amitié.

Depuis deux mois, nous occupons les mêmes cantonnements; l’ennemi ne fait aucun mouve­ment et nous le laissons parfaitement tranquille. On ne parle pas plus de guerre que si nous étions encore au sein de la France, et nous ne savons pas quand nous sortirons de cet état d’inaction. En attendant, nous sommes fort mal à notre aise; nous buvons de l’eau, nous man­geons de mauvais pain de pommes de terre, des carottes et de la choucroute; nous couchons sur la paille; mais, ce qui me console, c’est que ma santé n’a pas été altérée un seul instant par toutes les privations que nous avons souffertes, et je n’éprouve d’autre regret que celui d’être à cinq cents lieues de mon pays sans espoir de le revoir de sitôt Pour tuer le temps, nous forti­fions, par ordre de M. le maréchal, le fameux village d’Jankow. Je suis ingénieur en chef d’une redoute carrée qui sera finie dans deux jours. La misérable église du village et ses dépendances, c’est-à-dire le cimetière, ont été également bouleversés par monsieur ton frère; je prétends donc m’intituler désormais ingénieur du 15e régiment. Tu vois que je me mets ici en réputation.

On dit qu’on organise dans ce moment des légions, qui seront formées par les conscrits de 1808. J’attends ta première lettre avec impatience pour y trouver quelques détails à cet égard; j’espère aussi que tu ne les épargneras pas sur tes affaires, sur les miennes, sur celles de ta famille, et enfin sur tous les objets qui nous intéressent; car tu n’as pas d’idée combien on aime à se rapprocher de son pays, quand on s’en trouve si éloigné.

Quoique tu n’aimes pas infiniment les longues épîtres, tu ne seras peut-être pas fâché cepen­dant d’avoir quelques notions sur le pays que nous occupons depuis trois mois. Nous sommes sur les frontières de la Prusse Ducale et de la Prusse Royale qui faisait autrefois partie de la Pologne; en sorte que dans la journée nous entendons successivement parler polonais et allemand. Établis dans des villages misérables, nous attendons avec impatience que la belle saison nous permette de coucher dans les bois qui les entourent ordinairement. Si je sors jamais de ce pays, je me promets bien de n’y plus remettre les pieds! Quoi qu’on en puisse dire, les rives de la Vistule et de la Passarge ne valent pas celles de la Loire, qui l’emportent, à mon avis, sur tous les pays que j’ai parcourus jusqu’à ce moment.

Neuschœneberg, ce 40 mai 1807.

On voit bien, mon cher frère aîné, que vous n’avez jamais fait la guerre à cinq cents lieues de votre patrie! Vous ne voulez pas absolument qu’une lettre puisse se perdre, même aux avant-postes, et vous poussez l’entêtement jusqu’à donner un démenti formel à un Officier de la Grande Armée! D’honneur, vous avez tort, et même grand tort. Vous vous conduisez là comme un bourgeois qui a passé l’hiver auprès de son feu, tandis que nous trottions nuit et jour dans la neige, et pas du tout comme un ancien dragon.

Plaisanterie à part, mon cher ami, t’imagines- tu que nos bureaux de poste soient organisés ici comme en France? Songe donc que, jusqu’au moment de l’affaire d’Eylau, nous n’avons pas même eu d’ambulances et d’hôpitaux! Nous étions souvent sans pain, et toujours aux trousses de l’ennemi, à qui on ne laissait pas un instant de relâche. Malheur à celui qui s’est alors trouvé blessé ou malade; il périssait sur les routes de faim ou de froid. Je n’ai pas encore oublié com­bien j’ai vu à cette époque de mécontents de toute espèce.

La bataille d’Eylau, qu’on appelle plaisam­ment la bataille de Niema Chleba (mots polonais qui signifient point de pain), a coûté considérable­ment de monde : on n’a presque pas fait de pri­sonniers. L’ennemi s’est battu avec une in­trépidité incroyable; il a tenu bon jusqu’à 10 heures du soir; il n’a abandonné le champ de bataille qu’au moment où le 6e corps est arrivé. L’artillerie russe a fait un ravage épouvantable; presque tous les carrés ont été rompus par la mitraille, et le 14° régiment de ligne a perdu dans deux heures trente-deux officiers. Juge donc du reste. Les dragons français, qu’on appelle depuis ce temps-là «la dragonaille », ont en général très mal fait leur métier. J’en suis fâché pour l’honneur de ton ancienne arme, mais on a vu des divisions entières faire demi- tour devant une poignée de cosaques !

Mais laissons là Eylau, où il ne faisait pas bon, les dragons et leurs cosaques, et parlons un instant de l’histoire de ma mort. On m’avait également tué à Paris et au régiment : il est vrai que j’ai effectivement disparu pendant dix jours, et voici le fait

Mon colonel me chargea le 17 février d’une dépêche pour S. A. le prince Berthier; après avoir rempli ma mission, je me rendais très froidement d’Osterode à Bergfriede, quand je fus accosté par une dizaine de Russes, qui s’étaient échappés la veille d’entre nos mains, Ces messieurs, qui reconnurent mon uniforme, se mirent à crier hourra, d’un ton fort incivil; mon guide eut peur et fit très rapidement demi- tour. J’eus à peine le temps de mettre le sabre à la main. Je traversai sans beaucoup de peine cette petite colonne, et je détalai grand train au bruit de la mousqueterie de ces messieurs, qui eurent la malhonnêteté de tuer mon cheval entre mes jambes. Comme j’avais un peu d’avance, je m’arrangeai de manière à la conser­ver. J’y réussis d’autant mieux que nous étions dans la forêt; mais, provisoirement, je m’égarai si bien, qu’au lieu de revenir à Bergfriede, je me rendis droit à Napivoda. Là, je ne trouvai que des paysans polonais qui ne purent jamais m’entendre, et qui me laissèrent partir à la bonne aventure, sans trop savoir où je rejoin­drais le régiment. Enfin, je rentrai le 25. L’his­toire des prisonniers russes, qui avaient égorgé le détachement qui les conduisait, était connue, et on me croyait mort ou au moins gobé, quand j’arrivai chez mon colonel, précisément au mo­ment où l’on mangeait une mauvaise soupe, que tout le monde trouvait détestable, et que j’avalai pourtant presque seul, en un clin d’œil.

De là le bruit de ma mort. La vérité, c’est que je me suis toujours porté à merveille, et que je t’en souhaite autant.

De là, mon cher ami, le duel et les autres bamboches qu’on a débitées au dépôt du régi­ment et par suite à Tours.

Nous sommes toujours cantonnés; on ne dit rien de nouveau.

La vérité, je te le répète, c’est que je me suis toujours porté à merveille et que je t’en souhaite autant. Adieu. Je vous embrasse tous de bien bon cœur.

Au camp de Dorungen, le 29 mai 1807.

Hier, à dix heures du soir, on a annoncé à la division la prise de Dantzig; je m’empresse de te faire part de cette heureuse nouvelle.

Depuis quinze jours, nous avons abandonné nos cantonnements : nous sommes actuellement campés à deux lieues d’Osterode, dans une posi­tion charmante, près du château de Dorungen. Notre camp est, dit-on, plus beau que ceux de Vimereux et de Boulogne. Tout y abonde, et nous sommes vraiment ici dans le paradis ter­restre, en comparaison des mauvais et sales vil­lages que nous occupions depuis trois mois. Je voudrais que tu visses ma petite baraque! C’est un bijou où je passe des moments fort agréables. Je suis seul, et j’ai enfin la liberté de penser et d’écrire en repos.

On prétend que l’armée ne tardera pas à faire un mouvement. Tant pis pour l’ennemi, car l’enthousiasme des soldats est à son comble et les régiments sont dans le plus bel état. On s’attend donc à recevoir d’un moment à l’autre l’ordre de marcher, c’est-à-dire de se porter en avant; car l’un signifie l’autre.

Je te disais, dans ma dernière, que j’avais été l’ingénieur en chef de la redoute d’Jankow. Je suis toujours en réputation sous le rapport des ouvrages, et je suis constamment occupé à tra­vailler aux embellissements du camp : tous les croquis, levés de plans, projets de chaussées ou de ponts, qui sont envoyés au général, sont de ma fabrique; on trouve tout cela superbe par la seule raison que, dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois. En résultat, cela me vaut de temps en temps de fort bons dîners, et, dans la position où nous sommes, un bon dîner n’est pas une chose indifférente, car tout ce qu’on nous vend ici est d’une cherté excessive : par exemple, le tabac vaut 10 francs la livre, une bouteille de rhum, 15 francs, etc., etc.

… L’aventure de Mr de G. du Y. me semble assez drôle. Comment Mme Sophie de G. a-t-elle pu se résoudre à quitter son cher époux? Sans doute il se lassera assez faci­lement d’être lieutenant d’équipage comme il  s’est déjà ennuyé d’être hussard, garçon et libertin, marié et sage deux mois. Enfin, comme on le dit fort élégamment, les volontés sont libres et on ne dispose pas des goûts. Quant à moi, quoique j’aime beaucoup le métier des armes, je sacrifierais volontiers mes épaulettes à l’espoir d’une vie tranquille, si messieurs les Prussiens continuaient à me traiter avec au­tant de ménagements que jusqu’à ce jour. Nous avons vu ces messieurs-là à Allenstein, le 12 de ce mois; ils avaient attaqué nos avant-postes le matin avec deux régiments d’infanterie, environ 400 cosaques, et 2 pièces de canon. Ils ont été reçus comme à l’ordinaire; la lre division les a attendus à bout portant et les a renvoyés un peu plus vite qu’ils n’étaient venus; nous n’avons pas eu la peine, pour notre part, de tirer un seul coup de fusil!…

Au bivouac, près Tilsit, le 21 juin 1807.

L’armée russe est à cent pas de nous, sur la rive droite de la Memel; nous occupons Tilsit et les environs sur la rive gauche.

Le 1er et le 3e corps d’armée n’étaient point  le 14 à Friedland, où l’empereur a battu com­plètement l’armée russe; en revanche, nous fai­sions le coup de fusil sur les rives de la Pregel, en face de Königsberg. Mon régiment a souffert du feu de l’ennemi, et nous avons eu plusieurs officiers blessés.

Ni le temps ni le lieu ne me permettent de te dire combien est imposant le spectacle des deux armées. Figure-toi seulement plus de 300,000 hommes réunis dans un espace de deux lieues carrées. La Memel est large comme la Seine à Paris, et ses rives sont garnies, de part et d’autre, de plus de 600 pièces d’artillerie.

Il arrive à chaque instant des parlementaires; ainsi, dans peu de jours, la paix se fera, ou nous livrerons une grande bataille.

Au camp impérial de Tilsit, le 30 juin 1807.

Au moment où tu recevras cette lettre, les journaux auront déjà retenti du bruit des événe­ments mémorables qui se sont passés ici depuis huit jours. Je m’estime mille fois heureux d’avoir pu en être témoin! Quel beau spectacle, en effet, que celui que nous offre aujourd’hui la  ville de Tilsit ! Quelle matière riche et féconde pour ceux qui écriront l’histoire du grand Napo­léon!

Le 5 juin, l’armée ennemie attaqua le 6e corps à Guttstadt et le repoussa jusqu’à Deppen. Le 6 à midi, toute l’armée française fut réunie et arrêta la marche audacieuse des Russes; le 7, nous passâmes la Passarge sous le feu de leurs batteries; nous les battîmes à Guttstadt, et nous entrâmes dans la ville; le 8, nous étions maîtres de leurs formidables redoutes de Heilsberg, et les positions de Prusse-Eylau étaient tournées; le 4e et le 3e corps étaient à Königsberg le 14, et le reste de notre armée foudroyait le même jour les débris de l’armée coalisée dans les vastes plaines de Friedland. Enfin, nous étions arrivés le 16 sur les bords du Niémen, nous avions pris Tilsit, et nous allions porter le dernier coup, quand les premiers cris de paix se sont fait entendre.

Le 25 juin, les deux Empereurs eurent une entrevue au milieu de la rivière. Le lendemain, Alexandre et Frédéric entrèrent en ville où ils furent reçus par Napoléon le Grand à la tête de son armée victorieuse ! Depuis ce moment, plus de guerre, plus de combats! Tout le monde dé­sire la paix, et tout porte à croire qu’elle est déjà signée au moment où j’écris.

Les Gardes impériales russe, française et la Garde prussienne sont actuellement en garnison à Tilsit. Les trois monarques se voient tous les jours, et nous ne prenons plus les armes que pour faire admirer notre belle tenue et la pré­cision de nos manœuvres à ceux qui nous re­doutaient tant il y a quinze jours.

Notre camp est rempli du matin au soir d’of­ficiers étrangers, qui viennent visiter les offi­ciers français; nous allons avec eux de l’autre côté de la rivière, et toutes les journées se passent en fêtes continuelles. Ces messieurs sont en général très polis et très bien élevés; ils parlent presque tous le français.

L’intimité et la bonne intelligence qui règnent entre les chefs a gagné jusqu’aux soldats : hier, les trois Gardes impériales et royale se sont réunies pour un banquet donné par notre empe­reur; après le repas, on changea d’armes et d’habits, et ces braves et fiers grenadiers par­couraient ainsi la ville et les environs, aux cris mille fois répétés de « Vive Napoléon! vive Alexandre! vive Frédéric! vivent les grenadiers des Gardes impériales et royale ! »

Tels sont les brillants résultats de cette cam­pagne de quinze jours. Tant de victoires ont été funestes à quelques régiments qui se sont trouvés au plus fort du choc; quant à nous, nous n’avons à regretter qu’une centaine de soldats et trois officiers.

Actuellement, la campagne est finie et la guerre terminée. Je me félicite de bien bon cœur de m’en être tiré heureusement. J’ai toujours été à mon poste, je me suis quelquefois vigou­reusement battu, et je regarde comme un grand bonheur de n’avoir pas été échiné comme tant de pauvres diables, que j’ai vus emportés par la mitraille dont messieurs nos antagonistes ont la mauvaise habitude de se servir dans toutes leurs affaires. Enfin, je t’avais promis de te rap­porter mes deux oreilles, et j’espère en venir à bout.

Excuse mon papier; n’en a pas qui veut. Celui- ci vient d’Osterode. Je suis au bivouac, nous mangeons la soupe en plein champ dans des cuillères de bois, et mon pupitre est mon mau­vais chapeau.

Au camp de Bartukeiten, le 18 juillet 1807.

Il est décidé que M. le maréchal Davout sera prince d’une grande portion de la Pologne, et son corps d’armée prendra incessamment avec lui la route de Varsovie. Nous voilà donc, pour ainsi dire, exilés de notre belle France, peut-être pour quelques années! Nous nous en console­rons facilement, parce que les Polonaises sont en général aimables et jolies. Cependant, nous eussions tous été charmés de repasser le Rhin. Nous partons le 20 courant.

J’aurais pourtant tort de me plaindre, car, si je suis malheureux en amour, Mars prend soin de me dédommager. Lis donc avec attention le paragraphe suivant.

Ma redoute d’Jankow a joué un rôle dans nos premières manœuvres en face de l’ennemi, et m’a mis en réputation dans la division, le lende­main du jour où nous arrivâmes vis-à-vis Schlittin, sur les bords de la Passarge, dont la rive gauche était garnie des avant-postes en­nemis.

J’apprends en arrivant que, dans le camp, on  demande « un guerrier que la mort, que rien n’intimide ! »

Je me présente, et je reçois l’ordre de M. le maréchal Davout de prendre dans mon régi­ment un détachement fort à ma volonté, et d’aller passer la rivière pour reconnaître quel­ques points favorables pour jeter des ponts! A dix heures du soir, ma mission était remplie! Je soupai chez M. le maréchal. Je donnai l’ordre que l’on travaillât de suite à faire trois mille fascines, et, le lendemain, tout le corps d’armée passa sur deux ponts de ma façon, qui n’étaient pas beaux, mais qui remplirent admirablement nos intentions. Deux heures après, nous chassâmes l’ennemi de Guttstadt.

Je fus encore employé comme ingénieur à  Königsberg et à Taplau, pour le passage de la Pregel, et je viens de recevoir pour récompense le brevet de lieutenant-adjudant-major qui me vaut dès ce moment 2,000 francs d’appointe­ments par année, le rang de capitaine de 2e classe, et effectivement le titre dans dix-huit mois, à partir du 11 juillet.

P.-S. — En tout son contenu, je te confirme ma lettre de ce jour. Au reçu de la présente, fais-moi l’amitié de remettre 360 francs à M. Bellet, quar­tier-maître de mon régiment, à Paris. Cette somme est le prix d’un fort beau cheval que je viens d’acheter pour commencer mes fonctions d’adjudant-major.

Tout à toi de bien bonne amitié.

Alex. Coudreux,

Adjudant-major, 1er bataillon, 15e régiment, 3e corps d’armée.

Kleintauersee, le 6 août 1807.

Mon cher ami,

Nous avons quitté, le 20 du passé, notre camp de Bartukeiten; nous sommes à présent cantonnés sur les bords de la Soldau, pays charmant à tous égards, que nous occuperons jusqu’au 18 de ce mois; nous nous rendrons ensuite à Varsovie, où nous devons décidé­ment rester en garnison jusqu’à nouvel ordre.

La route que nous venons de faire nous a dédommagés bien amplement des fatigues et des privations de la campagne du mois de juin; nous sommes accueillis par les Prussiens comme de braves amis qui les ont délivrés des Russes. La fameuse affaire de Friedland a mis le comble à la gloire du nom français, et on nous reçoit partout comme des héros.

Je suis établi, pour ma part, dans un joli château dont je suis en quelque sorte le seigneur. Le nom de major, sous lequel mes camarades me désignent, me donne une considération épou­vantable; M. le major est l’oracle de la maison. Mme de Str., jeune et jolie veuve d’un capi­taine de dragons, paraît nous pardonner de bien grand cœur de l’en avoir débarrassée à la bataille de Guttstadt. Cette aimable dame a une fille charmante, que nous regardons tous comme un bijou : d’honneur, je me ferais volontiers Prussien pour elle ! Je suis un heureux mortel ! Mme de Str. m’accable de politesses en Prusse; Mlle Callaud me garde toujours à Tours un cœur que je croyais perdu pour moi; enfin, Mme de La Valette, à laquelle je ne pensais guère, m’écrit de Strasbourg que son vieux colonel s’est fait tuer à Friedland[4] et qu’il faut absolument que je l’épouse.

Tu demandes toujours des détails, et tu ne veux pas te mettre dans la tête que nous ne sa­vons presque jamais ce qui se passe à un mille de nous. Quand tu as lu les bulletins dans ton cabinet, tu en sais cent fois davantage que celui qui était sur le champ de bataille. Par exemple, lorsque j’étais le 14 devant Königsberg, je savais bien que le régiment du prince Henri, fort de 1,200 hommes, faisait sur nous un feu épou­vantable; je savais bien que la mitraille et les boulets enlevaient de temps en temps des sa­peurs qui travaillaient, sous mes ordres, à cons­truire un mauvais pont, sur lequel nous avons pourtant passé deux heures après; je savais bien encore que mon capitaine et mon lieutenant ve­naient de se faire casser les jambes à quinze pas de moi, et qu’il pouvait, d’un moment à l’autre, m’en arriver autant. Mais je ne savais même pas que le reste de la brigade se battait à 600 toises de là, et s’emparait des faubourgs de la ville, pendant que nous nous faisions échiner, pour avoir l’avantage de passer la Pregel les pre­miers.

A l’instant, j’apprends que nous partons le 13, non pas pour Varsovie, mais pour Plozk, ville située sur la Vistule.

Varsovie, le 27 août 1807.

Le 3e corps d’armée est actuellement en Po­logne. La 1e division occupe Varsovie, la 2e est campée auprès de Sochaczew[5] , et la 3e est auprès de Thorn. On attend incessamment ici le roi de Saxe, qui doit venir prendre possession de son duché.

On prétend que nous sommes pour longtemps en Pologne; tant pis, car, en général, nous serions charmés de revoir notre patrie.

Je suis à Varsovie depuis trois jours; j’y suis venu pour faire quelques achats d’effets pour le régiment. Varsovie est une magnifique cité; on y compte plus de 200,000 habitants; elle rap­pelle Paris; on y vit à peu près de la même manière. Tous les gens du grand ton y parlent français, et, quand on se promène au beau jardin de Saxe, on peut facilement se faire illusion; on se croirait aux Tuileries ou au Luxembourg.

J’ai vu ici plusieurs régiments polonais, qui sont absolument organisés à la française; les officiers sont très élégants, et sont surtout d’une recherche étonnante dans leurs habits; il s’en faut de beaucoup que nous puissions rivaliser avec eux sous ce rapport-là.

Les femmes ont adopté toutes nos modes; elles se mettent avec autant de goût que les Pa­risiennes et sont peut-être encore plus coquettes.

J’espère, comme tout le monde, que la paix continentale est bien assurée, et que le com­merce ne tardera pas à reprendre la plus grande activité.

Je pars dans deux heures pour rejoindre mon régiment.

Au camp de Sochaczew, le 7 septembre 1807.

Je suis de retour de Varsovie depuis dix jours ; me voilà donc encore une fois habitant d’une baraque en paille, qui ne vaut pas assurément le joli château de Kleintauersee, mais dont il faut pourtant se contenter en attendant mieux. On croit d’ailleurs que nous resterons au camp jusqu’à ce que la mauvaise saison nous en chasse.

Merci, mon bon ami, de toutes les choses obligeantes que tu me dis à ¡’occasion de mon nou­veau grade. J’en apprécie tous les avantages, et je ne compte pas pour rien celui d’être capitaine à vingt-cinq ans. Jusque-là, je n’aurai pas à me plaindre, puisque j’aurai fait un chemin aussi rapide que qui que ce soit dans l’armée.

Voilà désormais mon sort fixé. Je ne pense plus à quitter mon état. Deux mille francs d’ap­pointements augmentés de mes revenus me mettront à même de vivre honorablement par­tout. Je possède un bon cheval, je jouis de la table et du logement de mon colonel; tout cela doit suffire à me contenter, en attendant notre retour en France.

M. Bellef m’accuse aujourd’hui réception de ta remise. Mon vendeur est satisfait et moi aussi, car j’ai fait une bonne acquisition, et dame Vestale est une excellente bête.

Au camp de Sochaczew, le 23 septembre 1807,

Nous sommes toujours au camp, et nous y sommes fort mal. Il fait un temps détestable; on paye tout très cher, et chacun enrage de bon cœur. Notre camp de Sochaczew n’est pas éloigné de la Yistule; nous ne sommes qu’à 8 lieues du fameux Czarnowo [6], auprès duquel nous avons dans le temps passé le Boug. Nous sommes allés il y a quatre jours, avec mon lieu­tenant-colonel, reconnaître et visiter nos an­ciennes positions. Quoiqu’il y ait déjà dix mois que l’affaire de Pultusk [7] ait eu lieu, on trouve encore des cadavres et beaucoup de débris dans tous les environs du champ de bataille.

Au camp de Sochaczew, le 4 octobre 1807.

Mon parti est définitivement pris : je reste militaire. Tout compte fait, mon métier en vaut un autre. Nous éprouvons souvent, il est vrai, de rudes fatigues, mais nous finissons presque toujours par trouver le moyen de nous dédom­mager. Par exemple, après-demain, nous quit­tons le camp pour aller prendre nos quartiers d’hiver, et j’espère avoir ma part de quelque châ­teau où je passerai la mauvaise saison. Il n’en est pas moins vrai que nous maudissons

de bon cœur et la Pologne et les Polonais; mais comme, effectivement, nous ne sommes que des machines animées, que chacun fait mouvoir comme il le veut, les plus sages prennent leur parti et mangent, tout en jurant, les économies de la campagne passée.

Celles d’un pauvre sous-lieutenant n’ont pas pu résiste à l’achat d’un cheval que les Russes m’ont tué huit jours après, au ressemelage et remontage de plus de douze paires de bottes, au remplacement enfin de presque tous mes effets. Néanmoins, je suis encore au niveau, et voici l’état actuel de ma maison militaire :

1° Espèces : 360 francs.

2° Dame Vestale, qui se trouve fort bien des soins de M. Créola, autrement dit Caracalla, notre valet de chambre commun;

3° Un porte-manteau bien garni;

4° Bouffarde, ma pipe et fidèle compagne, qui me vient des Baskirs, habitants du Gange.

Ajoute maintenant à cela la santé la plus ro­buste, un bras vigoureux, le ton le plus décidé, et conviens de bonne foi que je suis à mon poste. Ces coquins d’Anglais ont donc pris Copenhague [8]? C’est un grand coup pour eux, qui fermera actuellement la Baltique à tout le continent. Nous avons, il est vrai, Stralsund et l’île de Rügen, mais notre commerce n’en ira pas mieux pour cela.

Nowidwor, le 25 octobre 1807.

J’ai sous les yeux, mon cher ami, ta dernière du 26 passé. Nous avions déjà quitté le camp lorsqu’elle m’est parvenue. Nous sommes actuellement cantonnés sur la rive droite de la Vistule, où nous occupons une centaine de vil­lages. La troupe y est fort mal logée, mais enfin cela vaut encore mieux que le camp.

Je commande pour mon compte particulier la petite ville de Nowidwor, située au confluent de la Narew, à 6 lieues de Varsovie. J’y suis fort bien logé, et je ne me plains pas, quoiqu’il m’en coûte 80 francs par mois pour ma pension. Ma commanderie ne ressemble pas mal à la ville de Montbazon près Tours. J’ai 200 hommes de gar­nison.

Je demeure chez M. Lazowsky, président de la commission de Plozk, qui me laisse par consé­quent en tête à tête avec une fort aimable dame de vingt-sept à vingt-huit ans, et deux jolies petites demoiselles de dix à onze. Mes bonbons et mes joujoux m’ont facilement valu la con­quête des demoiselles, mais la maman est d’une trempe à ne pas céder facilement. Mme Lazowska est une de ces femmes qui plaisent au premier coup d’œil, et qui vous inspirent à la fois de l’amour et du respect. Elle écoute volontiers la fleurette, mais elle a en même temps une ma­nière d’y répondre si spirituelle, si honnête et si décente, qu’on est forcé malgré soi de lui rendre toute la justice qu’elle mérite. Elle reçoit volon­tiers mes assiduités, mais mes affaires n’avan­cent pas, et je joue provisoirement un triste rôle auprès de ma belle hôtesse, dont, pour comble de ridicule, je crois, d’honneur, que je suis amoureux. Au fond, c’est une chose singu­lière que l’espèce d’ascendant que certaines femmes ont le talent de prendre même sur les hommes les plus effrontés. J’en suis vraiment épouvanté moi-même. Il y a un mois, j’aurais tout osé; et, aujourd’hui, j’ai à peine le courage de baiser une main qu’on ne retire pourtant jamais. Le diable m’emporte! je n’y conçois rien! Mais parlons un peu d’autre chose.

Oui, mon ami, mon métier me plaît tous les jours davantage; je crois que j’aurais beaucoup de peine à m’accommoder maintenant d’une vie paisible et rangée. Une femme, des enfants, un état, tout cela est sans doute charmant, mais rien ne vaut, à mon avis, l’indépendance d’un soldat. Un officier, qu’on regarde à peine en France, est un homme d’importance dans un pays conquis. On fait 500 lieues en s’amu­sant; on est bien reçu, bien accueilli partout. Est-on blessé? on se retire dans un vieux châ­teau, dont la dame vous plaint toujours quand vous avez une tournure supportable! Est-on sans le sol? on raisonne en philosophe, on apprend la langue du pays et la fin du mois arrive. Tu vois donc, mon cher frère, que j’ai raison de tenir à mon épaulette.

Adieu. Je vous embrasse tous. Je vais un moment, auprès de Mme Lazowska, prendre une leçon de sagesse et de galanterie.

Adieu.

Tout à toi.

Visogrod, le B novembre 1807.

Figure-toi qu’un ordre inattendu vient de m’enlever ma commanderie, et que depuis huit jours j’ai quitté la belle Mme Lazowska. Il y a 10 lieues d’ici à Nowidwor, où nous avons du monde; il en résulte que notre service devient très actif et que je me suis vu forcé d’acheter un second cheval pour seconder ma Vestale. Mon nouveau coursier se nomme Lovinsky et me coûte 200 francs que j’ai tirés sur MM. Gaudelet et Dubernard, de Paris. J’espère que ces messieurs voudront bien faire accueil à mon mandat daté du 30 novembre et payable à vue. Mon vendeur, officier du 33e régiment, a exigé ainsi son payement, parce qu’il avait de l’argent à envoyer à ses enfants. D’ailleurs, mes finances se maintiennent et ma caisse est fort bien garnie.

Rien autre chose de nouveau en Pologne. Le roi de Saxe [9] est à Varsovie et doit y passer l’hiver; il y arrive aussi incessamment 6,000 Saxons, qui vont remplacer les 61e et 51e de ligne qui partent pour Magdebourg; on prétend que nous les suivrons de près, mais ce sont des on-dit.

 

NOTES

[1] Après plus de trois mois nous retrouvons notre lieu­tenant en Prusse orientale à trente lieues de Kcenigsberg.

[2] 8 février 1807

[3] Petite ville sur la rivière Alle.

[4] Il n’ya eu aucun colonel de La Valette tué à Friedland. Un chef de bataillon Lavallée a été tué à Eylau. Etant de ce grade depuis six ans, il a pu, avant que son décès fût connu, être proposé pour colonel. (Ceci est une simple sup­position.)

[5] Ville polonaise au sud de la Vistule, à l’ouest de Var­sovie.

[6] Ville située sur la Narew. Combat de nuit du 23 dé­cembre 1806.

[7] Bataille de Pultusk livrée par Lannes le 26 décembre 1806.

[8] Bombardement de Copenhague par les Anglais le 2 septembre 1807. La ville capitule le 7.

[9] Frédéric-Auguste Ier, premier roi de Saxe, créé roi en 1806