Coudreux – 1806 – Histoire du Consulat et du Premier empire

10 janvier 1806.

Fontainebleau, École militaire,

A l’instant, on vient de donner à l’Ordre, que les élèves, qui avaient l’espoir de partir à la prochaine promotion, eussent à se mettre en mesure pour les frais de leur équipement. Voilà, comme tu le vois, une assez bonne nouvelle. De plus on les fait appeler chez le général pour leur demander dans quelle arme ils désirent servir.

En attendant que je reçoive ma commission, je mène ici la vie d’un bon bourgeois. Ma qualité de sergent-major reste un titre honorable. Je suis de la lre compagnie. On m’exempte de cor­vées, de garde, d’appel, etc. En un mot je n’ai plus qu’à désirer ma sous-lieutenance. Le géné­ral me traite toujours bien. Je suis fort bien aussi avec le capitaine d’artillerie auprès duquel je travaille continuellement depuis un mois. J’ai été choisi, moi deuxième, pour faire de l’artifice : fusées à bombes, lances à feu, étou- pilles, gargousses, tout cela n’est plus qu’un jeu pour moi. Les manœuvres d’artillerie vont tou­jours leur train. Je me suis fait, avant-hier, une assez bonne réputation, en déchargeant un obu- sier dans lequel on venait de brûler en vain deux amorces.

Fontainebleau, École militaire, le 20 janvier 1806.

Le 1er janvier s’est passé fort tristement pour nous, mon cher ami; nous comptions de bonne foi sur une levée et malheureusement il n’en a pas été question. Il paraît aujourd’hui bien décidé que personne ne partira avant le retour de l’Empereur; nous l’attendons ces jours-ci à Fontainebleau. Ce qui nous donne beaucoup d’espérance, c’est qu’on ne saura bientôt plus où loger toutes les recrues qui nous arrivent à chaque instant. Le château ne peut contenir que 618 hommes et nous sommes actuellement près de 600; nous nous préparons d’ailleurs à donner à notre souverain une idée avantageuse de nous. Je suis destiné pour ma part à manœuvrer la pièce de 24 ; nous faisons tous les jours un bruit d’enfer avec nos canons et nos mortiers. J’ai manqué ce matin me faire écraser par une bombe; je suis aux trois quarts sourd, mais tout cela n’est rien. Le quartier- maître a accepté ma traite sur Paris en paiement de mon cinquième trimestre; je ne doute pas qu’elle soit bien payée et je doute encore moins que j’aie compté de l’argent à l’École pour la der­nière fois.

On vient de faire appeler chez le général tous les élèves qui ont l’espoir de partir à la prochaine promotion pour leur demander dans quelle arme ils désirent servir. Cette démarehe est d’un excellent augure; il paraît qu’on va sérieuse­ment s’occuper de faire des sous-lieutenants.

Adieu, tout à toi.

Le jeune militaire, attendant toujours son brevet, est envoyé comme instructeur au Prytanée de Saint-Cyr,

Saint-Cyr, le 8 mars 1806.

Mon cours de mathématiques va rondement… Nos jeunes élèves ont la meilleure envie de bien faire; nous sommes contents d’eux, et, par conséquent, le général Du Teil (Jean, chevalier Du Teil  1738-1824. Sert dans l’artille­rie; lieutenant-colonel du régiment de Metz en 1783; maré­chal de camp en 1791; commande l’artillerie de l’armée des Alpes en 1791; général de division en 4793; commandant d’armes à Metz; commandant de la Légion d’honneur, 14 juin 1804.) est content de nous; il assiste de temps en temps à mes leçons.

Saint-Cyr, le 12 mars 1806.

Le pauvre Thiébault (2) a été bien malheureux dans la dernière campagne; sa blessure est fort dangereuse, et on craint qu’il ne puisse jamais se servir de son bras. Tu sais sans doute que Richebourg (3) a été tué à la bataille d’Austerlitz; il a été emporté par un boulet aux côtés de son général.

Voilà le sort des militaires : on mange son bien, on ruine sa santé, et la mort vient impi­toyablement vous enlever tout le fruit de vos travaux et de vos sacrifices.

Outre la maison du général Du Teil, nous avons encore celle de Mme de Villarceaux, où nous avons été présentés par son fils, dont j’ai été le sergent-major. Ces deux connaissances nous seront fort agréables pendant tout le temps que nous passerons au Prytanée.

Nous vivons fort tranquilles à Saint-Cyr, en attendant les promotions. Le ministre de la guerre vient d’arriver à Paris; nous ne tarderons sûrement pas à recevoir nos brevets.

Saint-Cyr, 22 mars 1806.

On attend l’Empereur à Saint-Cyr; j’espère qu’il sera content de nos jeunes élèves, dont les progrès sont vraiment étonnants. Nous sommes toujours sur un bon pied au Prytanée. Mes ca­marades s’en rapportent assez volontiers à moi, pour tous les détails du service et de l’instruc­tion : il en résulte pour moi un certain ascendant qui me fait regarder par tout le monde comme un homme actif qui sait son métier.

Fontainebleau, le 17 avril 1806.

Enfin le voilà donc arrivé ce moment tant dé­siré et si longtemps attendu! Nos brevets sont signés! nous partons demain pour aller à la pa­rade du 20; nous recevrons nos commissions au Champ-de-Mars, et dans trois jours nous porte­rons l’épaulette

Je suis à Fontainebleau depuis trois jours; le général Bellavesne nous a fait revenir de Saint- Cyr, d’après les ordres du Ministre; nous avons été félicités sur la manière dont nous avons rempli notre mission.

Si je puis disposer de quelques jours, j’irai les passer à X… Je les emploierai à régler mes af­faires. Si au contraire l’ordre de rejoindre est expressément limité, il faudra bien se décider à partir de suite. Depuis mon entrée à l’École mi­litaire, j’ai fait des sacrifices, bien au-delà de ceux que mes moyens pouvaient me permettre; j’espère que je pourrai enfin en recueillir quel­ques fruits.

Fontainebleau, le 25 avril 1806.

Ainsi que je te l’annonçais dans ma dernière lettre, nous avons été passer la revue à Paris le 20 de ce mois; nous sommes de retour à Fon­tainebleau depuis deux jours. Nos brevets vont arriver demain et après-demain, et dans huit jours tous les sous-lieutenants seront partis.

J’ignore encore ma destination. Je tâcherai de m’arranger pour aller passer quelques jours àX…

Paris, 2 mai 1806.

Mon bon ami,

Après dix-sept mois de tristesse et d’ennui, les portes de ma prison se sont enfin ouvertes. Je suis sous-lieutenant depuis le 19 courant. J’ai reçu hier matin mes lettres de service, et depuis quatre heures je suis à Paris. Je serai forcé d’y passer deux ou trois jours parce qu’il faut que nous allions réclamer au ministère nos lettres d’admission à l’école de Fontainebleau. Lundi au plus tard je partirai pour Tours et j’aurai le plaisir de t’embrasser au commencement de la semaine prochaine.

Je suis nommé officier dans le 15e régiment d’infanterie légère. Le dépôt est à Neuchâtel en Suisse, le corps en Dalmatie : M. Deshomeaux qui me charge de le rappeler à ton souvenir part pour l’armée de Naples et mes deux camarades vont rejoindre en Hanovre. Tu vois, mon ami, que nous allons avoir du chemin à faire; en gé­néral nous sommes tous envoyés à l’armée.

La réception de mon brevet ne m’a pas causé autant de plaisir que je l’aurais cru. L’idée du sacrifice que j’ai été obligé de faire depuis deux ans en est je crois la principale cause. Je vais me trouver avoir dépensé presque autant d’argent qu’il m’en aurait fallu pour acheter un homme et je n’en serai guère plus avancé. Enfin le mal est fait, les lamentations sont maintenant déplacées.

À mon grand regret il m’a encore fallu payer au Quartier deux mois de pension à l’École pour les deux tiers de mon sixième trimestre. Mon brevet m’aura coûté chéri mais encore une fois qu’y faire? Encore trop heureux puisqu’on res­tera désormais deux années.

Le général Bellavesne m’a engagé à dîner fort souvent depuis mon retour. Nous nous sommes parfaitement bien quittés. Il m’a fait partir le premier avec mes trois anciens collègues seule­ment; les autres élèves ne partiront que dans quelques jours.

L’ami Gavoty a eu la bonté de me prêter 150 francs donc il s’est remboursé sur toi, je te confirme le petit post-scriptum ajouté à sa lettre. Tu vois, mon bon ami, que j’employe toujours ta bourse ou ton crédit. Ton amitié m’est un ga­rant que tu m’obliges avec plaisir; sois persuadé que j’en suis bien reconnaissant.

Adieu, tout à toi

Ton sincère ami.

P-S. —Les affaires vont assez mal à Paris. Gavoty ne fait pas grand’chose dans ce moment; on s’attend, à ce qu’il paraît, à une diminution sur vos articles.

Paris, le 17 juin 1806.

Mon bon ami,

Je pars ce soir à 4 heures pour me rendre à Besançon; dans six jours je serai, j’espère, rendu à Neuchâtel. Je me suis décidé à passer par Paris parce que je n’ai point trouvé d’occasion d’Orléans à Dijon. Je ne fais que 30 lieues de plus et tout calcul fait, il m’en coûte moins cher.

J’ai été hier matin au bureau de la Guerre; mon régiment est maintenant à Genève, mais le dépôt est toujours à Neuchâtel et c’est là que je me rendrai directement. J’ai été également au bureau de l’équipement pour y prendre quelques renseignements sur mon uniforme; d’après les notes que j’ai reçues il m’en coûtera encore au moins 25 louis pour être au complet; avec 900 francs que j’ai emportés de Tours je me se­rais trouvé là-bas sans un sol; j’ai donc prié l’ami Brédif de me prêter 150 francs dont je lui ai fourni mon mandat sur toi. Fais-moi l’amitié, mon bon ami, de le payer à présentation.

Tu vois, mon cher frère, que j’ai toujours recours à toi, mais n’es-tu pas le seul ami que j’ai maintenant dans le monde? C’est sur toi seul que je compte dans la cruelle situation où je me trouve et j’espère que ton amitié ne me man­quera jamais.

Adieu, je vais monter en diligence avec deux capitaines de mon régiment que j’ai rencontrés à Paris, je t’écrirai sitôt mon arrivée.

Tout à toi.

Cortaillod, près Neuchâtel, 27 juin 1806.

Après quinze jours de marche, je suis enfin arrivé à Neuchâtel; j’ai passé le Jura, et je suis actuellement à 200 lieues de toi; il m’en a coûté 350 francs pour mon voyage, et je t’as­sure que j’avais besoin du petit supplément que j’ai pris à Paris.

Mon régiment n’est point ici; il est encore en Allemagne, et le dépôt est à Mayence. Je n’ai trouvé ici que le bataillon d’élite, qui fait partie de la division Oudinot depuis le commencement de la campagne. M. Desailly (1), mon colonel le commande en personne. On a d’abord parlé de me faire rejoindre à Mannheim, mais, depuis deux jours, mon colonel a changé d’avis : défi­nitivement il me garde avec lui. J’ai été assez heureux pour lui convenir, et je resterai attaché jusqu’à nouvel ordre à une compagnie de cara­biniers. Tu vois que je n’ai pas mal débuté. Tous nos messieurs me comblent de prévenances et d’amitiés. Hier j’ai dîné avec M. Desailly, aujourd’hui avec le chef de bataillon; je suis invité pour plusieurs jours, et je ne mangerai pas une seule fois à mon logement jusqu’au mo­ment de mon départ pour Saint-Aubin (1), où je vais rejoindre la 4* compagnie d’élite.

Les troupes qui occupent dans ce moment la principauté sont en cantonnement dans les vil­lages. Nous resterons probablement dans ce pays jusqu’au mois d’août; on espère que nous reprendrons à cette époque la route de France, pour assister aux fêtes triomphales. Le prince Berthier n’est pas encore venu à Neuchâtel; on fait de grands préparatifs pour le recevoir.

Mon adresse est : A. C., officier au 15e régi­ment d’infanterie légère, 4*e compagnie d’élite; à Saint-Aubin près Neuchâtel. Division Oudinot, Grande Armée.

P.-S. — Fais-moi le plaisir d’affranchir tes lettres.

Provins, le 16 août 1806.

Depuis ma dernière en date de Metz (Cette lettre datée de Metz n’a pas été retrouvée. De Neuchâtel, le lieutenant Coudreux avait été avec son batail­lon à Mayence. Il n’avait fait qu’un très court séjour dans cette ville d’où son bataillon avait été renvoyé à Provins.) nous avons continué notre route sur Paris. En arri­vant à Meaux, nous avons reçu l’ordre de nous diriger sur Provins, où nous sommes entrés hier après un très heureux voyage. Les lettres adres­sées à Neuchâtel et à Mayence m’y attendaient.

On prétend que nous ne resterons pas long­temps dans cette garnison, et que nous irons incessamment camper dans les plaines de Gre­nelle; mais ce ne sont que des on-dit. La ville de Provins est d’ailleurs fort agréable. Les dames reçoivent volontiers le corps des mili­taires; on nous a donné pour commencer un fort joli bal, où nous avons tous dansé comme si nous n’avions pas fait 10 lieues dans la journée.

La paix continentale va infailliblement se faire. Pour ce cas je forme des projets de re­traite; pourquoi en effet resterais-je alors au service?

En attendant, me voilà établi à Provins, comme je l’étais, il y a six semaines, à Mayence. Nous sommes commandés dans ce moment par un jeune chef de bataillon qui n’a que vingt-quatre ans, et qui a vingt mille livres de rente, la croix de la Légion et un bras de moins.

Provins, le 28 août 1806.

Nous nous mettons en route demain à 4 heures du matin, et dimanche au soir nous coucherons à la belle caserne de Babylone. On croit que nous sommes destinés à rester en garnison à Paris. Le dépôt a déjà quitté Mayence pour nous y rejoindre.

Paris, le 8 septembre 1806.

Nous sommes arrivés à Paris le 31 du mois passé, et le lendemain nous avons commencé à faire le service de la place. Nous occupons une fort belle caserne, rue du Faubourg Poisson­nière, en attendant l’arrivée de notre bataillon d’élite.

On dit que nous sommes destinés à faire gar­nison dans la capitale, mais j’ai grand’peur que nous n’y restions pas longtemps. On parle beau­coup d’une nouvelle coalition des puissances du Nord de l’Europe, et il est certain que les négo­ciations avec la Russie sont tout à fait rompues. La Grande Armée a reçu l’ordre de garder ses positions au-delà du Rhin, et les troupes qui occupaient le camp de Meudon sont prêtes à se mettre en marche. On travaille avec une activité prodigieuse à la réorganisation des corps qui ont souffert dans la dernière campagne, et nous n’attendons nous-mêmes que la rentrée de nos carabiniers pour former deux nouveaux bataillons de guerre.

Tous ces bruits ne paraissent pas faire beau­coup d’impression dans cette ville ; on m’a cependant assuré qu’il s’est fait hier très peu d’affaires à la Bourse et que les effets publics ont éprouvé une baisse assez forte. Si la guerre se déclare, ainsi qu’il y a tout lieu de le craindre, nous touchons encore au moment d’une nou­velle crise qui culbutera bien des maisons.

Au reste? tout ce que messieurs les journa­listes publient de l’esprit qui anime le soldat est exactement vrai. Jamais on n’a vu plus de bonne volonté et plus de dévouement. Je ne doute pas que nous ne remportions encore des victoires, si l’Empereur commande encore une fois la Grande Armée.

En attendant, nous sommes organisés à Paris comme si nous devions y passer dix ans; nous avons nos logements en ville. Nous sommes accablés de service. Je suis toujours comman­dant de compagnie en l’absence de mon capi­taine et de mon lieutenant, qui sont en recrute­ment.

Paris, ce 24 septembre 1806.

Je reviens de Meaux où je suis allé escorter plusieurs convois.

Il paraît que nous nous battrons décidément avec les puissances du Nord. Les armées prus­siennes font de grands mouvements, et vont bientôt se trouver face à face avec les nôtres. Tous les maréchaux d’Empire sont partis pour se rendre à leurs postes, et on assure que l’Em­pereur ne tardera pas à les suivre. Il a dû pré­sider aujourd’hui le sénat. Toutes les troupes qui occupaient le camp de Meudon, et les diffé­rents régiments de la garde impériale vont en toute diligence sur les bords du Rhin. La garde impériale est en grande partie conduite par des relais et fait 30 lieues par jour (commencement de la campagne de 1806 et 1807).

Le choc sera rude, et nous aurons sans doute encore de grands changements politiques. Quant à nous, nous ignorons encore ce que nous deviendrons. Nos carabiniers n’arriveront que le 27. Nous savons seulement que le général Oudinot désire nous avoir avec lui, et nous nous munissons provisoirement des effets qui nous sont nécessaires pour faire campagne. Mon armée de réserve a servi à l’emplette d’un man­teau avec lequel je suis tout disposé à braver, s’il le faut, les rigueurs du bivouac.

Si nous étions moins chargés de service, j’aurais beaucoup d’agréments à Paris. J’ai été accueilli bien gracieusement par les parents de plusieurs élèves de l’École de Fontainebleau, avec lesquels j’étais très lié.

Paris, ce 2 octobre 1806.

Je passais la revue aux Champs Élysée lors­qu’on m’a remis ta lettre du 27 passé. Nos deux bataillons de guerre sont formés; nous atten­dons l’ordre de partir sous quelques jours. Je suis maintenant attaché à la première compa­gnie d’élite du 1er bataillon. Demain matin, nous nous rendrons au Champ-de-Mars, avec tous les équipages de guerre, pour y manœuvrer sous les ordres du général Junot.

Paris, ce 14 octobre 180G.

Nous avons reçu deux fois depuis dix jours l’ordre de nous tenir prêts à. partir, et deux fois nous avons reçu contre-ordre. Nous désirons beaucoup quitter la capitale, où nous faisons un service très dur et où nous sommes forcés de dépenser considérablement d’argent; mais enfin nous ne dépendons pas de nous, et je ne sais plus combien de temps nous passerons ici. Il paraît que le général Junot a demandé à con­server deux régiments de ligne pour la garde de Paris. En attendant, ce sont tous les jours de nouvelles dépenses. Nous venons de donner un dîner de corps à MM. les officiers du bataillon d’élite. M. le gouverneur, ses aides de camp et tout l’état-major de la place étaient invités, et nous avons été forcés de faire la chose très en grand. Toutes ces fêtes-là sont une charmante, chose, mais les espèces défilent rondement.

Paris, ce 20 octobre 1806.

…… Tu me grondes bien mal à propos, mon cher ami, relativement à mon changement de compagnie. Je suis passé au Ier bataillon du plein gré de notre colonel qui aime trop les jeunes gens pour ne pas chercher à les avoir sous ses yeux. On ne cabale point au reste au régiment; un officier qui s’en aviserait ne serait pas bien venu; je serais le premier à chercher querelle à celui qui s’en mêlerait; dans tous les cas, je suis charmé d’avoir de l’emploi, car il n’est pas fort agréable de rester à la suite, surtout quand on court le risque de demeurer face à face avec une troupe de vieilles bêtes comme celles qu’on laisse ordinairement dans les dépôts. Je te con­nais trop bien pour croire qu’à mon âge, mon­sieur le Dragon, on fût parvenu à te faire goûter de pareils avis.

Tout à toi,

Ton sincère ami.

Mes amitiés chez toi; parle-moi donc de mes neveux.

Paris, le 23 octobre 1806.

Je réponds, mon bien bon ami, à ta dernière du 17 courant. Il est bien vrai que depuis deux mois que je suis à Paris, j’ai reçu et dépensé 440 francs. Cette somme est sans doute bien trop considérable pour ma fortune; je sens plus que personne que je ne puis aller le même train et mon intention est de vivre avec la plus stricte économie, mais pourquoi supposes-tu que mon argent a été employé d’une tout autre manière que je te l’ai dit? Si je faisais quelques folies, je ne t’en ferais point mystère ; un jeune officier a quelques droits à l’indulgence et tu ne me verrais point avoir recours pour m’excuser à un conte digne tout au plus d’un écolier de sixième. Il est donc exactement vrai que nous avons donné à dîner à vingt-cinq officiers du bataillon d’élite et que tout s’est passé comme je t’en ai fait part dans le temps. Chacun, il est vrai, paie suivant son grade, mais la dépense se partage entre ceux qui recevaient et point du tout entre les nou­veaux venus. Rappelle-toi enfin que je suis parti de Tours avec 900 francs; j’en pris chez Brédif 150 et c’est avec ces deux sommes qu’il a fallu pourvoir aux frais d’un voyage de 100 lieues et de mon équipement ; il ne m’en restait donc guère en arrivant à Provins. Jette maintenant un coup d’œil sur l’emploi de mes 440 francs et rends-moi je te prie assez de justice pour croire que je n’ai pas jeté mon argent par les fenêtres :

Une capote de drap à grand collet…             130  fr.

Une paire d’épaulettes neuves………….. ,    40    —

Une paire de bottes galonnées…………..       42  —

Une dragonne neuve……………… ……      18 —

Un hausse-col…………………………………… 12. —

Un schako………………………………………. 50. —

Notre fameux dîner à Tivoli……………………. 30. —

322 fr.

L’excédent de mes appointements a été em­ployé au payement de ma pension, de mon loge­ment, de mon domestique, etc., etc. Joins à cela maintenant les occasions sans nombre où on est forcé de dépenser de l’argent à Paris. Tous ces détails t’ennuient peut-être, mon cher ami; j’y suis entré dans la seule intention de te prouver que je tiens à ton amitié et à ton estime.

Parlons maintenant de la guerre actuelle ; au­jourd’hui que tu as lu les premiers bulletins de la Grande Armée, penses-tu encore qu’il doive nous être indifférent d’être ici? J’enrage de bien bon cœur, je t’assure, en apprenant tant de mer­veilles auxquelles nous n’aurons pas l’honneur de contribuer; notre colonel ne s’en console pas et il a raison!

J’arrive à l’instant de chez monseigneur l’ar­chichancelier, où j’ai accompagné Madame C…

Encore une nouvelle victoire dont vous ne verrez les détails que dans quelques jours! (Iéna) Le courrier, qui n’est ici que depuis deux heures, a apporté la nouvelle officielle de la déroute complète de l’armée prussienne à la suite d’une deuxième bataille gagnée par notre Empereur; 200 pièces de canons, tous les bagages et 28,000 hommes tués ou pris en sont les résultats.

L’enthousiasme des soldats est à son comble. Adieu, tout à toi de bien bon cœur.

Amitiés chez toi — donne-moi donc des nou­velles de mes neveux.

Paris, ce 11 novembre 1806.

Nous partons demain pour Wesel (Prusse occidentale au confluent du Rhin et de la Lippe); dans douze ou quinze jours nous serons rendus. Nous prendrons la poste à Senlis et nous marcherons à grandes journées.

On dit que nous sommes destinés à couvrir les frontières septentrionales de la Hollande, mais qui sait où nous irons quand nous serons une fois là !

Le 58° régiment de ligne part avec nous, nous ferons désormais brigade ensemble.

Adieu, mon cher ami; bonnes affaires, bonne santé. Je donnerai souvent de mes nouvelles et j’espère que tune m’oublieras pas non plus. En attendant embrasse pour moi toute ton aimable famille et crois-moi toujours

Ton sincère ami.

Wesel, le 24 novembre 1806.

Nous n’avons mis que huit jours à faire la route de Paris à Wesel; tu vois, mon cher ami, que nous avons marché rondement! Nous avons eu assez beau temps tout le long du chemin et nous sommes arrivés ici sans accidents quoique nous ayons cassé plus d’une voiture dans les affreux défilés du département de la Roër ; j’ai vu avec plaisir Cambrai, Valenciennes, Mons, Bruxelles, Maastricht et les autres principales villes des Flandres dont tu m’as bien souvent parlé. Nous aurions fait là un charmant voyage si nous eussions eu le temps de nous recon­naître; mais malheureusement nous n’avions que celui de manger et de dormir quelques heures.

Le 58e régiment de ligne est arrivé à Wesel le même jour que nous. Il a passé par une autre route et nous ne nous sommes rejoints qu’à deux lieues d’ici.

Il a beaucoup souffert pendant trois jours qu’il a voyagé en bateau sur la Meuse. Il a eu plusieurs grenadiers noyés.

La précipitation avec laquelle nous sommes partis de Paris nous avait fait croire que nous nous rendrions de suite à l’armée; il paraît maintenant qu’on a reçu de nouveaux ordres et que nous devons au contraire rester quelque temps ici; nous avons déjà commencé à faire le service de la place.

La ville de Wesel est une des plus fortes du duché de Clèves, et on travaille avec beaucoup d’activité à de nouvelles fortifications. On dit qu’elle appartiendra désormais à la France, et qu’elle formera la tête du pont qu’on vient de jeter sur le Rhin en avant de Büderich.

Nous sommes fort mal dans notre nouvelle garnison; nous sommes logés chez les bour­geois, mais nous vivons à nos dépens, et il en coûte très cher. La choucroute, les pommes de terre et les navets sont ici des mets par excel­lence, qu’on nous vante beaucoup, que nous payons bien, et qui pourtant ne nous accommo­dent pas trop. Enfin, vaille que vaille, il faut bien en passer par là. Au reste, nous sommes tous les uns sur les autres; nous sommes huit officiers dans la même maison et nous sommes obligés de coucher sur le plancher. MM. les Allemands, en général, n’ont pas un grand nombre de lits.

Si nous restons longtemps ici, je prévois que nous nous y ennuierons passablement. Depuis six jours, je n’ai pas encore rencontré une jolie femme! Ce serait bien là le cas de se lamenter à l’occasion de la perte de mes divinités de la capitale, mais tu n’aimes pas les élégies, ni moi non plus. D’ailleurs, ma pipe me reste et je fumerai s’il n’est pas possible de faire mieux.

Donne-moi toujours de tes nouvelles, mon bon ami. Occupe-toi de mes petites affaires; fais-en de bonnes, et crois-moi

Toujours tout à toi,

Ton sincère ami.

P.-S. — A l’instant, nous recevons l’ordre de partir pour Hambourg. Adieu! Bonne santé!

Lunebourg, le 12 décembre 1806.

Depuis quinze jours, mon cher ami, nous trot­tons comme des enragés dans le plus mauvais pays de l’Europe. Nous nous rendons à grandes journées au quartier général du maréchal Mor­tier, qui est maintenant à Schwerin : on dit que nous allons en Pologne.

Jamais de ma vie je n’ai rien vu d’affreux comme la Westphalie. Pas une ville passable; pas une grande route; pas un pont de pierre. Nous couchons tous les soirs dans de mauvais hameaux, ou au bivouac, et nous sommes fort heureux quand nous pouvons trouver un mor­ceau de pain et un verre de schnick. Enfin, vaille que vaille, je me porte bien et c’est le principal.

Nous avons pris beaucoup de Prussiens qui s’étaient échappés à Hameln et à Nienbourg. Ces messieurs-là ne sont pas aussi méchants qu’on voulait bien le dire l’an passé. Il est pro­bable que nous nous battrons incessamment avec les Russes. En attendant je marche, je fume ma pipe, et je te souhaite une bonne santé.

La saison n’est pas encore très rigoureuse; nous n’avons pas encore vu de neige. En revanche, il pleut tous les jours, les rivières sont débordées partout, et nous sommes tous les jours dans la boue ou dans l’eau jusqu’à moitié jambes. Si cela continue, nos voltigeurs n’arri­veront jamais à Schwerin.

Adieu. Tout à toi.

Ton sincère ami.