Correspondance de Stendhal – La campagne de Russie
(on pourra également consulter sur ce site : « Dans les pas de la Gloire« )
A SA SŒUR PAULINE
Paris, le 14 juillet 1812.
J’ai reçu ta jolie lettre, ma chère amie. Elle m’a fait un sensible plaisir en ce que tu m’y fais part de tes pensées. J’y répondrai à loisir.
Je voulais t’envoyer un joli éventail pour ta fête. Je me suis procuré un de ces monuments de Rome peints sur vélin que nos princesses emploient pour éventails. Je l’ai trouvé trop joli pour le faire gâter par un colleur. Cherche donc s’il y a quelque Grenoblois se rendant de Paris dans son pays. Je lui ferai remettre le petit morceau de vélin.
Je te ferai remettre aussi la correspondance de Grimm. En lisant cela en même temps que les mémoires de Collé, ceux de Marmontel, la correspondance de La Harpe et la plate histoire de Lacretelle, on a un tableau complet de l’esprit de nos pères. Rien n’est si différent de la gravité ennuyeuse et pédante actuellement en usage, que la légèreté inouïe de nos Français de 1770.

Je partirai de Paris pour Wilna du jeudi prochain en 8, c’est-à-dire le 23 juillet, je crois. M. le Duc de Cadore et S. A. S. ont daigné me montrer une bonté parfaite dans ces circonstances. Je désirerais que MM. les usuriers en fissent, autant. A la veille d’un voyage aussi considérable, je me trouve avec 900 francs. Si tu es à Grenoble, tâche d’engager our father à m’envoyer quelques francs. Outre le besoin d’argent pour acheter des chevaux sur les bords du Niémen, j’ai envers mon tailleur une dette criarde de 2.010 francs. J’en ai envoyé le compte à mon père.
Voilà, ma chère amie, le revers de ma médaille. Du reste, je suis content. Il n’y a jamais de position délicieuse. Rien de ce qui est excessif ne peut être permanent. L’ignorance de cette vérité m’a empêché longtemps de sentir ce que ma position avait d’agréable. Depuis 2 ans, je suis plus sage.
Il y avait depuis six weeks un vide in my heart. A passion Who lived in it, since two years est morte tout-à-coup vers le 13 du mois passé, by the sight of the mediocrity of the object .
Ce qui est médiocre dans tous les genres me donne un dégoût invincible. J’étais un peu malheureux de ne plus aimer. Cette secousse va me remettre en selle. Si je puis, à [mon retour, I will see again my dear [Italyl. It is my true country. Non pas que j’y aime excessivement tel ou tel objet ; mais ce pays est d’accord avec mon caractère.
Mille et mille remerciements à Périer, auquel je n’ai pas encore eu le temps d’écrire, mais auquel j’écrirai. J’ai des envieux, ou, pour mieux dire, des jaloux. Il faut donc adopter un système de grande modestie à Grenoble. Fais part de cette réflexion à mon père. II est donc inutile de trop parler de mon départ. Il convient même de n’en pas parler du tout jusqu’à ce qu’il ait eu lieu.
Pardon de te parler de ces pauvretés, mais quand on est au milieu de médiocres, on est tenu à des médiocrités. C’est pourquoi je te félicite de t’être délivrée de tes deux paquets.
A SA SŒUR PAULINE
Saint-Cloud, 23 juillet 1812.

Le hasard, ma chère amie, me ménage une belle occasion d’écrire. Je pars ce soir, à sept heures, pour les bords de la Dvina ; je suis venu prendre les ordres de Sa Majesté l’Impératrice. Cette princesse vient de m’honorer d’une conversation de plusieurs minutes sur la route que je dois prendre, la durée du voyage, etc., etc., en sortant de chez Sa Majesté, je suis allé chez Sa Majesté le roi de Rome : mais il dormait, et madame la comtesse de Montesquiou vient de me dire qu’il était impossible de le voir avant trois heures ; j’ai donc deux heures à attendre. Ça n’est pas commode, en grand uniforme et en dentelles. Heureusement je me suis souvenu que ma place d’inspecteur me donnerait peut-être quelque crédit dans le palais. Je me suis présenté, et l’on m’a ouvert une pièce qui, dans ce moment, n’est pas habitée.
Rien de plus vert et de plus tranquille que ce beau Saint-Cloud.
Voici mon itinéraire pour Wilna j’irai fort vite, ayant un courrier en avant jusqu’à Königsberg ; mais là, les doux effets du pillage commencent à se faire sentir ; cela redouble à Rovno ; on dit que, dans les environs, on peut faire cinquante lieues sans trouver un être vivant (je regarde tout cela comme très exagéré ; ce sont des bruits de Paris, c’est tout dire pour l’absurdité). Le prince archichancelier m’a dit hier de tâcher d’être plus heureux qu’un de mes collègues, qui a mis vingt-huit jours de Paris à Wilna. C’est dans ces déserts ravagés qu’il est difficile d’avancer, surtout avec une pauvre petite calèche viennoise, écrasée de mille paquets ; il n’est pas un personnage qui n’ait eu l’idée de m’en envoyer.
A propos de cela, Gaëtan voulait venir avec moi ; je lui ai répondu qu’il était physiquement impossible que ma calèche contînt plus que moi et mon domestique. Là-dessus, il m’a écrit une lettre impertinente, m’accusant d’avoir offert de le mener. Je suis, dans cette circonstance, comme l’honnête homme dont parle la Bruyère : mon caractère jure pour moi; on sait que je n’aime pas les ennuyeux, et encore vingt jours de suite ! C’est le pendant de la lettre où son père m’appelait charlatan ; on ne peut l’être moins, car je leur ferai entendre à la première occasion qu’ils peuvent me regarder comme n’existant plus pour eux.
Je suis charmé que tu aies acheté Shakspeare ; c’est encore le peintre le plus vrai que je connaisse.
Adieu ; si tu ne viens pas à Paris, vas à Milan par le Simplon et les îles Borromées et reviens par le mont Cenis.
A FRANÇOIS PÉRIER-LAGRANGE
Saint-Cloud, le 23 juillet 1812.
Je ne veux pas quitter la France, mon cher ami, sans te remercier de l’amitié vraiment fraternelle que tu as montrée dans l’affaire de la maison. Quel dommage que tout cela n’ait pas eu lieu un an plus tôt. J’aurais dans ce moment 20.000 d’appointements. Aujourd’hui, le titre de baron est devenu une grâce importante. Il y a plus de 1.500 personnes qui ont fait leurs preuves, et S. M. ne fait point de travail sur cet objet. Tu as vu qu’Elle récompensait avec ce titre les députés de ses départements. C’est un malheur de presque tout ce qu’on désire dans ce monde, d’arriver trop tard. Je n’en dois pas moins beaucoup à mon père, à toi qui as eu la première idée et à Félix qui a suivi l’affaire. J’aurais mis de l’amour-propre à ce que la donation, qui ne peut contrarier que tes intérêts, fût acceptée en mon nom par toi, mais tes fréquentes courses à la campagne m’ont fait penser que l’affaire marcherait plus vite avec Faure. En effet, sans un jury, nous ne te tenions plus.
J’aurais un grand besoin de ta superbe santé. Je vais être 20 jours et 20 nuits sans m’arrêter. J’ai 2 énormes portefeuilles et 50 paquets particuliers, entre autres, une lettre que S. M, l’Impératrice vient de me remettre en me recommandant de la porter vite à l’Empereur.
Au milieu de tout cela, je n’ai pas le sou, et quand mes créanciers ne voudront plus me prêter, je retomberai à la sous-préfecture. Cela serait bien triste, mais si je n’avance pas d’ici à deux ans, cela est inévitable.
Adieu ; aime-moi quoique éloigné, et plante infiniment d’arbres sur ton joli coteau de Thuélin. Il n’y a de vraiment beau que les massifs d’arbres assez épais pour isoler entièrement le spectateur. Je critiquerai cela à mon retour de Russie.
Mon père aura-t-il fourni à ma critique en plantant le clos ? Je ne sais pourquoi j’y prends intérêt, car grâces à mes dettes, je ne sais si j’aurai à moi un pouce de terrain. Mais alors, sur mes vieux jours, je me mettrai en pension à Thuélin. Fais-le donc bien joli et continue à rendre ma sœur heureuse. Elle te montrera la route que je vais suivre et comme quoi j’ai à me plaindre de M. Gaëtan, duquel je ne me mêlerai plus, pour ne pas mériter le titre de charlatan. Ne fatigue pas de ce détail odieux notre bon grand-père.
A SA SŒUR PAULINE
Eckartsberga, 27 juillet 1812.
Hier soir, ma chère amie, après soixante-douze heures de voyage, je me trouvais, deux lieues plus loin que la triste ville de Fulde, à cent-soixante-et-onze lieues de Paris. La lenteur allemande m’a empêché d’aller aussi vite aujourd’hui.
Je viens de m’arrêter, pour la première fois depuis Paris, dans un petit village que tu ne connaîtras pas davantage quand je t’aurai dit qu’il s’appelle Eckartsberg , ce qui veut dire, ce me semble, la montagne d’Hécate [1]Beyle écrit : Ekatesberg. Il est à côté de la bataille d’Iéna et à douze lieues en deçà de la pierre qui marque l’endroit où Gustave-Adolphe fut tué à la bataille de Lützen.
On sent à Weimar la présence d’un prince ami des arts, mais j’ai vu avec peine que là, comme à Gotha, la nature n’a rien fait ; elle est plate comme à Paris. Tandis que la route de Kosen à Eisenach est souvent belle par les beaux bois qui bordent la route. En passant à Weimar, j’ai cherché de tous mes yeux le château du Belvédère ; tu sens pourquoi j’y prends intérêt [2]Victorine Mounier avait habité le Belvédère durant la Révolution, avec son père émigré . Give me some news of miss Victorine.
Vais-je en Russie pour quatre mois ou pour deux ans ? Je n’en sais rien. Ce que je sens bien, c’est que mon contentement est situé dans le beau pays
Che il mare circonda
E che patre l’Alpa e l’Alpenin [3]Que lu mer entoure et que l’Alpe et l’Apennin
Voilà deux vers italiens joliment arrangés. Adieu, ma soupe arrive et je passe mille amitiés à tout le monde. Donne de mes nouvelles à notre bon grand-père.
HENRI.
A FÉLIX FAURE, A GRENOBLE ET A Mme PIERRE DARU
Smolensk, le 19 août 1812. [4]Cette lettre n’est guère qu’un de ces fragments du Journal que Beyle envoyait ù Félix Faure, le priant de les lui conserver, mais la fin montre qu’elle était surtout destinée … Continue reading
L’incendie nous parut un si beau spectacle que, quoiqu’il fût sept heures, malgré la crainte de manquer le dîner (chose unique dans une telle ville), et celle des obus que les Russes lançaient, à travers les flammes, sur les Français qui pouvaient être sur le bord du Borysthène (le Dniéper), nous descendîmes par la porte qui se trouve près la jolie chapelle; un obus venait d’y éclater, tout fumait encore. Nous fîmes en courant bravement une vingtaine de pas ; nous traversâmes le fleuve sur un pont que le général Kirgener faisait construire en toute hâte.

Nous allâmes tout à fait au bord de l’incendie, où nous trouvâmes beaucoup de chiens et quelques chevaux chassés de la ville par l’embrasement général.
Nous étions à nous pénétrer d’un spectacle si rare quand Marigner [5]Auguste-André Marigner de la Creuzatière avait été commissaire des guerres et avait déjà servi sous Petiet et Dans la campagne de 1812, il était inspecteur aux revues. Beyle avait déjà vécu … Continue reading fut abordé par un chef de bataillon qu’il ne connaissait que pour lui avoir succédé dans un logement à Rostock. Ce brave homme nous raconta au long ses batailles du matin et de la veille, et ensuite loua à l’infini une douzaine de dames de Rostock qu’il nous nomma ; mais il en loua une beaucoup plus que les autres. La crainte d’interrompre un homme si pénétré de son sujet et l’envie de rire nous retinrent auprès de lui jusqu’à dix heures, au moment où les boulets recommencèrent de plus belle.
Nous déplorions la perte du dîner, et je convenais avec Marigner qu’il entrerait le premier pour essuyer la réprimande que nous méritions de la part de M. Daru, quand nous aperçûmes dans la haute ville une clarté extraordinaire.
Nous approchons, nous trouvons toutes nos calèches au milieu de la rue, huit grandes maisons voisines de la nôtre jetant aussi des flammes à soixante pieds de hauteur et couvrant de charbons ardents, larges comme la main, la maison qui était à nous depuis quelques heures ; nous en fîmes percer le toit en cinq ou six endroits et nous y plaçâmes, comme dans des chaires à prêcher, une demi-douzaine de grenadiers de la garde armés de longues perches, pour battre les étincelles et les faire tomber ; ils firent très bien leur office. M. Daru prenait soin de tout. Activité, fatigue, tapage jusqu’à minuit.

Le feu avait pris trois fois à notre maison, et, nous l’avions éteint. Notre quartier général était dans la cour, d’où, assis sur de la paille, nous regardions les toits de la maison et ses dépendances, indiquant par nos cris les points les plus chargés d’étincelles à nos grenadiers.
Nôus étions là, MM, Daru, le comte Dumas, Besnard, Jacqueminot le général Kirgener, tous tellement harassés que nous nous endormions en nous parlant ; le maître de la maison seul (M. Daru) résistait au sommeil.
Enfin parut, ce dîner si désiré ; mais, quelque appétit que nous eussions, n’ayant rien pris depuis dix heures du matin, il était très plaisant de voir chacun s’endormir sur sa chaise, la fourchette à la main. Je crains bien que mon énorme histoire ne produise le même effet. Daignez me le pardonner, madame, et bruler ma lettre, parce que nous sommes convenus que le Bulletin seul doit parler de l’armée.
Mademoiselle de Camelin reconnaîtra mon goût pour les journaux, mais comme nous manquons tout à fait d’encre et qu’il faut, la faire à chaque fois qu’on trempe la plume, c’est la première lettre que j’écris, et quelque longue qu’elle soit, j’aurais encore bien des choses à dire. Daignez y voir, du moins, Madame, l’hommage de mon respectueux dévouement et rappeler mon respect à madame Nardot [6]Nardob était la mère de M me Pierre Daru, mademoiselle de Camelin et la grande mademoiselle Pauline [7]Fille aînée du comte Pierre Daru. .
L’armée a encore poussé les Russes de quatre lieues cette nuit nous voilà à quatre-vingt-six lieues de Moscou.
A FÉLIX FAURE, A GRENOBLE
Smolensk, à quatre-vingts lieues de Moscou, 24 août 1812.
J’ai reçu ta lettre en douze jours, quoiqu’elle ait fait huit cents lieues, comme tout ce qui nous arrive de Paris. Tu es bien heureux et j’en suis content. Je n’ai plus d’idée de ce mien conseil que tu trouves bon. Serait-ce celui de commencer de bonne heure à travailler à l’édition de Montesquieu et de marier l’idée de cet ouvrage à celle de ton bonheur ?
Le mien n’est pas grand d’être ici. Comme l’homme change ! Cette soif de voir que j’avais autrefois s’est tout à fait éteinte ; depuis que j’ai vu Milan et l’Italie, tout ce que je vois me rebute par la grossièreté. Croirais-tu que, sans rien qui me touche plus qu’un autre, sans rien de personnel, je suis quelquefois sur le point de verser des larmes ? Dans cet océan de barbarie, pas un son qui réponde à mon âme ! Tout est grossier, sale, puant au physique et au moral. Je n’ai eu un peu de plaisir qu’en me faisant faire de la musique sur un petit piano discord, par un être qui sent la musique comme moi la messe. L’ambition ne fait plus rien sur moi ; le plus beau cordon ne me semblerait pas un dédommagement de la boue où je suis enfoncé. Je me figure les hauteurs que mon âme — (composant des ouvrages, entendant Cimarosa et aimant Angela [8]Angela Pietragrua , sous un beau climat) — que mon âme habite, comme des collines délicieuses ; loin de ces collines, dans la plaine, sont des marais fétides ; j’y suis plongé et rien au monde, que la vue d’une carte géographique, ne me rappelle mes collines.
Croirais-tu que j’ai un vif plaisir à faire des affaires officielles qui ont rapport à l’Italie ? J’en ai eu trois ou quatre, qui, même finies, ont occupé mon imagination comme un roman,
J’ai éprouvé une contrariété de détail dans le pays de Wilna, à Boyardowiscoma (près de Krasnoïé), où j’ai rejoint quand ce pays n’était pas encore organisé. J’ai eu des peines physiques extrêmes. Pour arriver, j’ai laissé ma calèche derrière, et cette calèche ne me rejoint point. Il est possible qu’elle ait été pillée. Pour moi, personnellement, ce ne serait qu’un demi malheur, 4.000 fr. environ d’effets perdus et l’incommodité, mais je portais des effets à tout le monde. Quel sot compliment à faire aux gens !
Ceci, cependant, n’influe pas sur la manière d’être que je t’ai exposée. Je vieillis. Il dépend de moi d’être plus actif qu’aucune des personnes qui sont dans le bureau où j’écris, l’oreille assiégée par des platitudes, mais je n’y trouve nul plaisir. Où est le bureau de Brunswick ou celui de Vienne ? — Tout cela tend curieusement à me faire demander la sous-préfecture de Rome. Je n’hésiterais spas si j’étais sûr de mourir à quarante ans, Cela pèche contre le beylisme. C’est une suite de l’exécrable éducation morale que nous avons reçue. Nous sommes des orangers venus, par la force de leur germe, au milieu d’un étang de glace, en Islande.
Ecris-moi plus longuement ; j’ai trouvé ta lettre bien courte pour huit cents lieues. Engage Angela à m écrire. — Je n’aime pas plus Paris qu’à Paris ; je suis blasé pour cette ville comme toi, je crois ; mais j’aime les sensations que Painting and Opera-Buffa m’y ont données pendant six mois.
Adieu, je crois qu’on part.
A FÉLIX FAURE, A GRENOBLE
Moscou, le 2 octobre 1812.
J’ail reçu avant-hier dans mon lit ta petite mais bonne lettre du 12 septembre, mon cher ami. Pour achever le contraste de l’automne de 1811 et celui de 1812, la fatigue physique extrême et la nourriture composée exclusivement de viande m’ont donné une bonne fièvre bilieuse qui s’annonçait très ferme ; nous l’avons menée de même, et je t’écris de chez le ministre ; c’est ma première sortie. Cette maladie m’a été agréable en me donnant huit jours de solitude. J’ai eu le temps de voir que, les circonstances étant extrêmement ennuyeuses, il fallait s’appliquer à quelque chose d’absorbant. J’ai donc repris Letellier [9]Comédie restée à l’état d’ébauche. Ce qui m’y a porté, c’est le souvenir des plaisirs purs et souvent ravissants que j’ai eus l’hiver dernier, pendant sept mois, compter du 4 décembre. Cette occupation m’a intéressé hier et avant-hier. Le bonheur éclaircit le jugement, et j’ai vu encore plus clairement aujourd’hui que c’est un très bon parti.
Tu- dois sentir cette vérité, que le bonheur éclaircit le jugement. Sur les choses qui avaient, rapport aux femmes, sur la manière de leur donner la sensation de l’amabilité, etc., tu avais beaucoup de jugements qui me semblaient viciés, parce que, sur des raisons baroques et nullement existantes dans la nature, telles qu’un grand nez, un grand front, etc., tu t’obstinais à te voir toujours dans un des bassins de la balance. Maintenant, le bonheur te place dans l’autre et doit te ramener naturellement aux principes du pur beylisme. Je lisais les Confessions de Rousseau il y a huit jours. C’est uniquement faute de deux ou trois principes de beylisme qu’il a été si malheureux. Cette manie de voir des devoirs et des vertus partout a mis de la pédanterie dans son style et du malheur dans sa vie. Il se lie avec un homme pendant trois semaines : crac, les devoirs de l’amitié, etc. Cet homme ne songe plus à lui après deux ans ; il cherche à cela une explication noire. Le beylisme lui eût dit « Deux corps se rapprochent ; il naît de la chaleur et une fermentation, mais tout état de cette nature est passager. C’est une fleur dont il faut jouir avec volupté, etc. » Saisis-tu mon idée ? Les plus belles choses de Rousseau sentent l’empyreume pour moi, et n’ont point cette grâce corrégienne que la moindre ombre de pédanterie détruit.
Il paraît que je passerai l’hiver ici ; j’espère que nous aurons concert. Il y aura certainement spectacle à la cour, mais quels acteurs ? Au lieu que nous avons Tarquinin, un des meilleurs ténors.
Rien ne me purifie de la société des sots comme la musique ; elle me devient tous les jours plus chère. Mais d’où vient ce plaisir ? La musique peint la nature, Rousseau dit que souvent elle abandonne la peinture directe impossible, pour jeter notre âme, par des moyens à elle, dans une position semblable à celle que nous donnerait l’objet, qu’elle veut peindre. Au lieu de peindre une nuit tranquille, chose impossible, elle donne à l’âme la même sensation en y faisant naître les mêmes sentiments qu’inspire une nuit tranquille.
Y comprends-tu quelque chose ? Je t’écris dans une petite chambre où deux jeunes sots, arrivés de Paris, donnent leur opinion sur ce qu’on devrait faire à Moscou, et ne me laissent pas la possibilité de lier deux idées ; j’en avais beaucoup à te communiquer, et me voilà à sec.
Quant, à la musique, il me semble que mon goût particulier pour les bons opéras-bouffes vient de ce qu’ils me donnent la sensation de la perfection idéale de la comédie. La meilleure comédie pour moi serait celle qui me donnerait des sensations semblables à celles que je reçois du Matrimonto Segreto, du Pazzo per la musica ; cela me semble clair dans mon cœur.
Cachette la lettre pour mon excellent grand-père
FAVIER, capitaine. [10]Beyle s’amusait parfois à signer d’un pseudonyme
A FÉLIX FAURE, A GRENOBLE
Moscou, 4 octobre 1812, essendo di servizio presso l’intendante generale. (Journal du 14 au 15 septembre 1812.)

J’ai laissé mon général [11]Mathieu-Dumas. soupant au palais Apraxine. En sortant et prenant congé de M. Z… [12]Le_comte Pierre Daru. dans la cour, nous aperçûmes qu’outre l’incendie de la ville chinoise, qui allait son train depuis plusieurs heures, nous en avions auprès de nous ; nous y allâmes. Le foyer était très vif. Je pris mal aux dents à cette expédition. Nous eûmes la bonhomie d’arrêter un soldat qui venait de donner deux coups de baïonnette à un homme qui avait bu de la bière ; j’allai jusqu’à tirer l’épée ; je fus même sur le point d’en percer ce coquin. Bourgeois le conduisit chez le gouverneur, qui le fit élargir.
Nous nous retirâmes à une heure, après avoir lâché force lieux communs contre les incendies, ce qui ne produisit pas un grand effet, du moins pour nos yeux. De retour dans la case Apraxine, nous fîmes essayer une pompe. Je fus me coucher, tourmenté d’un mal de dents. Il paraît que plusieurs de ces messieurs eurent la bonté de se laisser alarmer et de courir vers les deux heures et, vers les cinq heures. Quant à moi, je m’éveillai à sept heures, fis charger ma voiture et la fis mettre à la queue de celles de M. Daru,
Elles allèrent sur le boulevard, vis-à-vis le club. Là, je trouvai Madame B… , qui voulut se jeter à mes pieds ; cela fit une reconnaissance très ridicule. Je remarquai qu’il n’y avait pas l’ombre de naturel dans tout ce que me disait Madame B… , ce qui naturellement me rendit glacé. Je fis cependant beaucoup pour elle, en mettant sa grasse belle-sœur dans ma calèche et l’invitant à mettre ses droski à la suite de ma voiture. Elle me dit que madame Saint-Albe lui avait beaucoup parlé de moi.
L’incendie s’approchait rapidement de la maison que nous avions quittée. Nos voitures restèrent cinq ou six heures sur le boulevard. Ennuyé de cette inaction, j’allai voir le feu et m’arrêtai une heure ou deux chez Joinville [13]Joinville était commissaire ordonnateur des guerres ; Beyle l’avait connu, à Milan, en 1800, quand Joinville était l’amant de Mme Pietragrua. . J’admirai la volupté inspirée par l’ameublement de sa maison ; nous y bûmes, avec Gillet et Busche [14]Busche était auditeur de classe au Conseil d’État en service extraordinaire, et Gillet commissaire des guerres de première classe., trois bouteilles de vin qui nous rendirent la vie.
J’y lus quelques lignes d’une traduction anglaise de Virginie qui, au milieu de la grossièreté générale, me rendit un peu de vie morale.
J’allai avec Louis [15]Louis Joinville voir l’incendie. Nous vîmes un nommé Savoye, canonnier à cheval, ivre, donner des coups de plat de sabre à un officier de la garde et l’accabler de sottises. Il avait tort, et fut obligé de finir par lui demander pardon. Un de ses camarades de pillage s’enfonça dans une rue en flammes, où probablement il rôtit. Je vis une nouvelle preuve du peu de caractère des Français en général. Louis s’amusait à calmer cet homme, au profit d’un officier de la garde qui l’aurait mis dans l’embarras à la première rivalité ; au lieu d’avoir pour tout ce désordre un mépris mérité, il s’exposait à accrocher des sottises pour son compte. Pour moi, j’admirais la patience de l’officier de la garde ; j’aurais donné un coup de sabre sur le nez de Savoye, ce qui aurait pu faire une affaire avec le colonel. L’officier agit plus prudemment.
Je retournai, à trois heures, vers la colonne de nos voitures et les tristes collègues. On venait de découvrir dans les maisons de bois voisines un magasin de farine et un magasin d’avoine ; je dis à mes domestiques d’en prendre. Ils se montrèrent très affairés, eurent l’air d’en prendre beaucoup, et cela se borna à très peu de chose. C’est ainsi qu’ils agissent en tout et partout à l’armée ; cela cause de l’irritation. On a beau vouloir s’en foutre, comme ils viennent toujours crier misère, on finit par s’impatienter, et je passe des jours malheureux. Je m’impatiente cependant bien moins qu’un autre, mais j’ai le malheur de me mettre en colère. J’envie certains de mes collègues auxquels on dirait, je crois, qu’ils sont des jeans-foutres sans les mettre véritablement en colère ; ils haussent la voix et voilà tout. Ils secouent les oreilles, comme me disait la comtesse Palfy. « On serait bien malheureux si l’on ne faisait pas ainsi », ajoutait-elle. Elle a raison ; mais comment faire preuve de semblable résignation avec une âme sensible I
Vers les trois heures et demie, Gillet et moi allâmes visiter la maison du Comte Pierre Soltvkof; elle nous parut pouvoir convenir à S. E. Nous allâmes au Kremlin pour l’en avertir ; nous nous arrêtâmes chez le général Dumas, qui domine le carrefour.
Le général Kirgener avait dit devant moi à Louis : « Si l’on veut me donner quatre mille hommes, je me fais fort, en six heures, de faire la part du feu, et il sera arrêté. » Ce propos me frappa. (Je doute du succès. Rostopchine faisait sans cesse mettre le feu de nouveau ; on l’aurait arrêté à droite, on l’aurait retrouvé à gauche, en vingt endroits.)
Nous vîmes arriver du Kremlin M. Daru et l’aimable Marigner ; nous les conduisons à l’hôtel Soltykoff, qui fut visité de fond en comble. M. Daru trouvant des inconvénients à la maison Soltykoff, on l’engagea à en aller voir d’autres vers le club. Nous vîmes le club, orné dans le genre français, majestueux et enfumé. Dans ce genre, il n’y a rien à Paris de comparable. Après le club, nous vîmes la maison voisine, vaste et superbe ; enfin, une jolie maison blanche et carrée, qu’on résolut d’occuper.
Nous étions très fatigués, moi plus qu’un autre. Depuis Smolensk, je me sens entièrement privé de forces, et j’avais eu l’enfantillage de mettre de l’intérêt et du mouvement à ces recherches de maisons.
De l’intérêt, c’est trop dire, mais beaucoup de mouvement.
Nous nous arrangeons enfin dans cette maison, qui avait l’air d’avoir été habitée par un homme riche aimant les arts. Elle était distribuée avec commodité, pleine de petites statues et de tableaux. II y avait de beaux livres, notamment Buffon, Voltaire, qui, ici, est partout, et la Galerie du Palais Royal.
La violente diarrhée faisait craindre à tout le monde le manque de vin. On nous donna l’excellente nouvelle qu’on pouvait en prendre dans la cave du beau club dont j’ai parlé. Je déterminai le père Gillet à y aller. Nous y pénétrâmes par une superbe écurie et par un jardin qui aurait été beau si les arbres de ce pays n’avaient pas pour moi un caractère ineffaçable de pauvreté. Nous lancâmes nos domestiques dans cette cave ; ils nous envoyèrent beaucoup de mauvais vin blanc, des nappes damassées, des serviettes idem, mais très usées.
Nous pillotames cela pour en faire des draps.
Un petit, M. J., de chez l’intendant général, venu pour pilloter comme nous, se mit à nous faire des présents de tout ce que nous prenions. Il disait qu’il s’emparait de la maison pour M. l’intendant général, et partait de là pour moraliser ; je le rappelai un peu à l’ordre.
Mon domestique était complètement ivre ; il entassa dans la voiture les nappes, du vin, un violon qu’il avait pillé pour lui, et mille autres choses. Nous fîmes un petit repas de vin avec deux ou trois collègues.
Les domestiques arrangeaient la maison, l’incendie était loin de nous et garnissait toute l’atmosphère, jusqu’à une grande hauteur, d’une fumée cuivreuse ; nous nous arrangions et nous allions enfin respirer, quand M. Daru, rentrant, nous annonce qu’il faut partir. Je pris la chose avec courage, mais cela me coupa bras et jambes.
Ma voiture était comble, j’y plaçai ce pauvre foireux et ennuyeux de B…, que j’avais pris par pitié et pour rendre à un autre la bonne action de Biliotti. C’est l’enfant gâté le plus bête et le plus ennuyeux que je connaisse.
Je pillai dans la maison, avant de la quitter, un volume de Voltaire, celui qui a pour titre Facéties.
Mes voitures de François se firent attendre. Nous ne nous mîmes guère en route que vers sept heures. Nous rencontrâmes M. Daru furieux. Nous marchions directement vers l’incendie, en longeant une partie du boulevard. Peu à peu, nous nous avançâmes dans la fumée, la respiration devenait difficile ; enfin nous pénétrâmes entre des maisons embrasées. Toutes nos entreprises ne sont jamais périlleuses que par le manque absolu d’ordre et de prudence. Ici une colonne très considérable de voitures s’enfonçait au milieu des flammes pour les fuir. Cette manœuvre n’aurait été sensée qu’autant qu’un noyau de ville aurait été entouré d’un cercle de feu. Ce n’était pas du tout l’état de la question ; le feu tenait un côté de la ville, il fallait en sortir ; mais il n’était pas nécessaire de traverser le feu ; il fallait le tourner.
L’impossibilité nous arrêta net ; on fit faire demi-tour. Comme je pensais au grand spectacle que je voyais, j’oubliai un Instant que j’avais fait faire demi-tour à ma voiture avant les autres. J’étais harassé, je marchais pied, parce que ma voiture était comblée des pillages de mes domestiques et que le foireux y était juché. Je crus ma voiture perdue dans le feu. François fit là un temps de galop en tête. La voiture n’aurait couru aucun danger, mais mes gens, comme ceux de tout le monde, étaient ivres et capables de s’endormir au milieu d’une rue brûlante.
En revenant, nous trouvâmes sur le boulevard le général Kirgener, dont j’ai été très content ce jour-là. Il nous rappela à l’audace, c’est-à-dire au bon sens, et nous montra qu’il y avait trois ou quatre chemins pour sortir.
Nous en suivions un vers les onze heures, nous coupâmes une file, en nous disputant, avec des charretiers du roi de Naples. Je me suis aperçu ensuite que nous suivions la Tcepsltoï ou rue de Tver. Nous sortîmes de la ville, éclairée par le plus bel incendie du monde, qui formait une pyramide immense qui avait, comme les prières des fidèles, sa base sur la terre et son sommet, au ciel. La lune paraissait au-dessus de cette -atmosphère de flamme et de fumée. C’était un spectacle imposant, mais il aurait fallu être seul ou entouré de gens d’esprit pour en jouir. Ce qui a gâté pour moi la campagne de Russie, c’est de l’avoir faite avec des gens qui auraient rapetissé le Colisée et la Mer de Naples.

Nous allions, par un superbe chemin vers un chàteau nommé Petrovski, où S[a] M[ajesté]. était allée prendre un logement. Paf ! au milieu de la route, je vois, de ma voiture, où j’avais trouvé une petite place par grâce, la calèche de M. Daru qui penche et qui, enfin, tombe dans un fossé. La route n’avait que quatre-vingts pieds de large. Jurements, fureur ; il fut fort difficile de relever la voiture.

Enfin, nous arrivons à un bivac ; il faisait face à la ville. Nous apercevions très bien l’immense pyramide formée par les pianos et les canapés de Moscou, qui nous auraient donné tant de jouissance sans la manie incendiaire. Ce Rostopchine sera un scélérat ou un Romain ; il faut voir comment cette action sera ‘jugée » On a trouvé aujourd’hui un écriteau à un des châteaux de Rostopchine ; il dit qu’il y a un mobilier d’un million, je crois. etc., etc., mais qu’il l’incendie pour ne pas en laisser la jouissance à des brigands. Le fait est que son beau palais de Moscou n’est pas incendié.
Arrivés au bivac, nous soupâmes avec du poisson cru, des figues et du vin. Telle fut la fin de cette journée si pénible, où nous avions été agités depuis sept, heures du matin jusqu’à onze heures du soir. Ce qu’il y a de pire, c’est qu’à ces onze heures, en m’asseyant dans ma calèche pour y dormir à côté de cet ennuyeux de B et assis sur des bouteilles recouvertes d’effets et de couvertures, je me trouvai gris par le fait de ce mauvais vin blanc pillé au club. Conserve ce bavardage ; il faut au moins que je tire ce parti de ces plates souffrances, de m’en rappeler le comment. Je suis toujours bien ennuyé de mes compagnons de combat. Adieu, écris-moi et songe à t’amuser ; la vie est courte.
A M. LE CHEVALIER DE NOUE,
AUDITEUR AU CONSEIL D’ÉTAT, INTENDANT DE ROVNO, A ROVNO
Moscou, le 15 octobre 1812.
Mon cher voisin,
Vous êtes bien heureux d’avoir une bonne petite intendance tranquille. La consommation de vache enragée que nous avons faite d’Orcha ici est incroyable et, malheureusement, cet approvisionnement n’est point épuisé. Notre patron a voulu absolument m’envoyer à Smolensk pour former dans le gouvernement et dans celui de Mohilev et de Vitebsk un approvisionnement de réserve. J’ai résisté comme un diable, j’ai dit que c’était la besogne des intendants ; on m’a fait une réponse que ma plume se refuse d’écrire ; enfin, après avoir refusé huit jours et fait tout ce que le respect permettait, j’ai été affublé de ladite mission à Smolensk.
Cela ne m’a pas guéri d’un mal de dents de tous les diables avec fièvre que j’ai depuis huit jours, et je pars demain par le vent et la neige fondante. Quelle volupté !
J’ai une espèce d’autorité sur les intendants de Smolensk, Mohilev et Vitebsk. Je ne sais pas comment ça prendra. Il me semble que c’est une fausse mesure. J’aurais beaucoup mieux aimé être intendant d’un trou de 2.500 âmes, où je n’aurais eu maille à partir avec personne qu’avec mon général comme d’usage. Voilà mon état de situation. Envoyez-moi le vôtre par le premier collègue passant. Actuellement je vais à Smolensk ; je n’aurai de communication avec le monde que par les collègues. Les courriers me passeront sous le nez sans me laisser la moindre petite lettre. Les miennes viennent sous le couvert de M, Dumas. Je suis donc enculé [16]sic de toutes les manières. Tout le monde s’en apercevra bientôt si je ne trouve le moyen de faire un ou deux- pantalons. A ces causes, ayant, une confiance entière en votre obligeance, je vous prie, au premier collègue passant, de faire acheter à Kovno ou à quatre ou cinq aunes de drap bleu ou six à sept de casimir bleu aussi.
Si rien de cela n’existe dans votre gouvernement, engagez l’auditeur à racheter à Wilna. Je lui rembourserai l’avance en recevant le drap à Smolensk où je logerai chez Villeblanche [17]Auditeur au Conseil d’État, intendant du gouver nement de Smolensk, ou J’aimerais bien mieux que vous fassiez faire la chose ou écriviez à M. de Nicolaï [18]Auditeur au Conseil d’État, intendant du gouvernement de Wilna. d’acheter d’avance le drap ou le casimir et de le remettre à l’auditeur. Je vous prierai ou de rembourser M. de Nicolaï ou mieux il faudrait que l’auditeur-voyageur le remboursât. Je lui rendrai directement la chose à son passage à Smolensk.
L’avancement dans l’armée a été immense. Si je savais les noms de vos amis, je vous donnerais de leurs nouvelles. M. de Nansouty [19]Général de division, à la Moskowa qui ira, je crois, jusqu’à Wilna, vous instruira. Huit capitaines de la Garde ont passé majors quoiqu’ils n’aient pas tiré un coup de fusil. C’est comme tes auditeurs qui n’ont rien fait, mais n’en ont pas moins pâti.
Saint-Didier [20]Secrétaire généial de l’intendance de la Grande Armée. vient d’avoir l’ordre de la Réunion. J’en ai été bien aise : 1 0 par plaisir 20 parce que ça ouvre le chemin. Si les auditeurs arrivant veulent acheter ou échanger des pelisses à bon marché, dites-leur d’apporter du drap ou du casimir bleu.
Adieu, mon cher voisin, je suis tout à vous. Rappelez-moi au souvenir de M. de Nicolaï et celui de M, de Courtin [21]Régisseur deg hôpitaux de la Grande Armée. . Gardez-vous l’approvisionnement de Séguin, moi, je garde le mien.
Tout à vous.
SOUCHEVORT.
A M. FESQUET, INTENDANT DE MOHILEV
Moscou, le 15 octobre 1812,
MONSIEUR et cher collègue, sans avoir l’honneur d’être connu de vous, j’ai à vous demander de vouloir bien m’aider dans la mission fort difficile que S. E. M. l’Intendant général vient de me donner dans les trois gouvernements de Smolensk, Molihev et Vitebsk.
Je suis chargé de la direction générale des approvisionnements de réserve qui se composent : 10 de ce que vous avez fait ou ferez rentrer sur la réquisition du 3 septembre ; 20 de ce que j’achèterai. Je compte beaucoup sur Mohilev pour les achats. La civilisation a été moins troublée chez vous qu’ailleurs. Je voudrais acheter cent mille quintaux de farine, de l’avoine et des bœufs. Je payerai à mesure des livraisons qui se feront dans les magasins de Smolensk. Je voudrais avoir réuni dans ces magasins et sous six semaines les cent mille quintaux de farine. Je désirerais, Monsieur et cher collègue, que vous eussiez la bonté de prendre des renseignements à Mohilev et dans le reste de votre intendance pour savoir si j’y trouverai des fournisseurs pour les objets ci-dessus mentionnés.
Auriez-vous la bonté de m’écrire à Smolensk, le plus tôt possible, le résultat de vos recherches? Le sublime serait que vous pussiez déterminer quelques riches juifs ou chefs de compagnies à venir à Smolensk traiter avec moi.
Cette affaire-ci est regardée comme d’une extrême importance. On voudrait que je fisse des miracles et je ne saurais parvenir même à faire des choses ordinaires qu’autant que vous aurez la bonté d’y concourir avec quelque activité.
Pour la partie de ma mission relative à la rentrée de la réquisition du 3 septembre, je vous serais très obligé si vous voulez bien m’envoyer tous les cinq jours un tableau dont je vais faire le modèle dans la ci-contre.
J’ai ordre d’envoyer tous les cinq jours à S. E. M. l’Intendant général le relevé des trois tableaux que MM. les Intendants de Smolensk, Vitebsk et Mohilev auront eu la complaisance de me faire parvenir. Il serait désagréable que le relevé d’une des trois intendances manquât faute d’avoir reçu l’état que voici :
Exécution d e réquisition du 8 sept. 1812
Désignation des denrées
Quintaux de grains
Magasins où quantités Iivrées :
Mohilev.
État des approvisionnements formés par l’intendance de Mohilev au 25 octobre 1812
Quantité
Montant
Reste qui seront
Quantités de IL ré- rentrées
rentrées à fournir
quisition dan*
10 jours
1 000 150 830 50
100
50
Certifié.
Je vous serai bien obligé de m’envoyer cet état à Smolensk aussitôt la réception de mon épître, et de continuer ensuite les 20, 25, 30, 5, 10 de chaque mois.
Les six collègues que nous avons ici pourront vous dire, Monsieur, que j’ai fait tout ce qui pouvait s’allier avec le respect pour n’être pas chargé de cette mission difficile et où je ne puis avoir quelque succès qu’autant que vous, Monsieur, ainsi que MM. de Pastoret et de Villeblanche daigneront venir à mon secours pour me trouver des fournisseurs. Je paierai comptant. Si les fournisseurs de Mohilev ne veulent pas venir, engagez-les, du moins, Monsieur, à me faire des propositions par écrit.
J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
DE BEYLE.
Je serai à Smolensk vers le 25 octobre. Je crains bien que les courriers ne nous arrêtent, mais en profitant de toutes les occasions, j’espère que nous pourrons correspondre sans qu’au quartier général on ait à se plaindre d’aucun retard. Vous avez, Monsieur, tous les huit jours l’occasion du collègue qui porte le portefeuille.
AU COMTE A. DE PASTORET [22]Auditeur au Conseil d’État intendant du gouvernement de Vitebsk, Beyle avait été déjà en rapport avec lui et était son collègue au Conseil d’État. Plus tard, dans les derniers … Continue reading
Moscou, le 15 octobre 1812.
Je ne sais, mon cher Collègue, si M. Marigner vous aura remercié autant que je l’en avais prié des choses aimables que vous vouliez bien lui dire pour moi. Nous allons avoir des rapports ensemble et c’est moi qui me mets bien réellement à vos genoux pour vous prier de m’aider dans une mission fort difficile dont on vient de me charger. Je vais former à Smolensk des approvisionnements de réserves immenses, composés de ce que j’achèterai qui sera réuni à Smolensk et de tout ce que vous ferez rentrer en vertu de la réquisition du 3 septembre qui restera dans les magasins désignés dans la réquisition.
J’ai fait tout ce que le respect m’a permis pour n’être pas chargé de cette mission. C’est l’affaire du moment, et vous qui connaissez les hommes, vous savez que rien n’est assez prompt pour l’affaire dont on parle toute la journée. On voudrait des miracles. Je crains qu’il n’en faille pour que des fournisseurs livrent de la farine ensachée dans les magasins de Smolensk à 6 ou 7 francs le quintal. Ma vieille expérience de commissaire des guerres semble me rappeler que le quintal de farine coûte en France et dans les départements éloignés de Paris, comme le Languedoc, de 18 à 19 francs.
Je pense que j’aurais plus de facilité pour mes marchés à Vitebsk et à Mohilev qu’à Smolensk. La civilisation doit être plus rétablie chez vous. Je crains que nous ne soyons arrêtés par le manque de communications et par la lenteur des courriers. Ainsi, si cela vous convient, profitons de tous les moyens pour correspondre.
Voudriez-vous donc me dire le plus tôt possible si je pourrais faire dans votre intendance un ou plusieurs marchés pour de la farine ou des bœufs ou de l’avoine, le tout rendu à Smolensk, et à quel prix je pourrais obtenir les objets. Je vous demande aussi les renseignements sur les fournisseurs et enfin votre avis sur celui avec lequel vous aimeriez le mieux traiter, et sur les prix qu’on pourrait accorder.
J’ai fait faire une circulaire à M. l’Intendant général pour prier MM. les Intendants et les Ordonnateurs de me donner leur avis par écrit sur les prix, afin que si l’on se fâche ici on voie au moins que sept personnes qui sont en trois villes différentes ont trouvé les prix raisonnables.
l’Intendant général exige que tous les cinq jours je lui envoie l’état de situation de chacune de mes deux opérations : 1 0 les marchés (ça me regarde) ; 20 la rentrée des réquisitions.
Je suis donc obligé de vous prier, mon cher Collègue, de m’envoyer tous les cinq jours un état montrant où en est la rentrée. Il serait convenable que ces états fussent sur le même modèle, afin que le résumé que j’en enverrai à l’Intendant général fût plus facile à faire, et que, pendant mes tournées, cela n’excédât pas le génie d’un commis.
Je vous serais obligé de faire tout au monde pour me faire parvenir ces chiffres à Smolensk tous les cinq jours ; s’il ne s’agissait que d’envoyer un homme à pied sur le passage de quelque courrier, je vous prierais de faire aller cet homme à mes frais.
En un mot, cette affaire est l’affaire du moment. Nos six ou sept collègues du quartier général peuvent vous dire combien j’ai fait de raisons pour la laisser à un autre. Mais nous ne sommes pas ici pour nos menus plaisirs. J’en aurai un fort grand de vous voir dans votre royaume où j’ai ordre de me rendre ainsi qu’à Mohilev. Si, sans que j’y vienne, vous pouvez me faire faire un marché de dix mille quintaux de farine livrables à Smolensk en trois ou quatre semaines, et payables au fur et à mesure des livraisons à six francs le quintal, vous m’aurez déchargé de la dixième partie de mes soucis. Croyez-moi, je vous prie, Monsieur mon Collègue, votre tout dévoué.
DE BEYLE.
Je vais à Smolensk vers le 25 octobre.
A M. ROUSSE, PREMIER CLERC DE Me DELOCHE, NOTAIRE,
RUE HELVÉTIUS, No 57, PARIS
Moscou, le 15 octobre 1812.
Auriez-vous, par hasard, Monsieur, des nouvelles de Madame de Barcoff [23]Mélanie Guilbert, dite Louason, mariée un général russe ? Le jour de notre entrée ici j’ai quitté mon poste comme de juste et suis allé à tous les incendies pour tâcher de trouver Mme de B. Je n’ai rien rencontré. Enfin depuis trois ou quatre jours j’ai trouvé un M. Auguste Fécel, harpiste, qui m’a appris que peu de jours avant notre entrée elle était partie pour Saint-Pétersbourg, que ce départ l’avait presque entièrement brouillée avec son mari, qu’elle était grosse, qu’elle portait presque toujours un garde-vue vert, que son mari était un petit laid bien jaloux et bien tendre à ce qu’il disait. M. Fécel a ajouté qu’il croyait que Mme de B[arcoff] avait tout juste de quoi faire le voyage de France, que le Barcoff n’était ni beau ni riche. Tous ces renseignements ne sont pas avantageux. Peut-être M. Fécel avait-il quelque sujet de plainte contre M. de Barcoff.
J’ai cru, Monsieur, devoir à notre amitié pour M me de B[arcoff] ces tristes renseignements. Rien n’est plus séparé dans ce moment-ci que Pétersbourg et Moscou. Il me semble difficile qu’elle passe de Pétersbourg à Paris. Probablement elle restera à Pétersbourg. Mais comment fera-t-elle avec son mari, et qu’est devenu ce mari, au milieu de tous ces désordres ? C’est ce que vous saurez probablement avant moi, Monsieur. Auriez-vous l’extrême bonté, dans le cas où vous apprendriez quelque chose, de me le faire connaître. Si elle arrivait à Paris, elle pourrait prendre mon appartement : rue Neuve-du-Luxembourg, no 3. J’en serai ravi. Auriez-vous la bonté de le lui dire et de l’installer. Pour les lettres, il faudrait avoir la bonté de les faire remettre à M. Maréchal, secrétaire intime de S. E. M. le comte Daru, hôtel d’Elbeuf, place du Carrousel.
Pardon, Monsieur, de mon griffonnage, je vous écris au milieu de la nuit, horriblement pressé, et en dictant à cinq ou six personnes. Agréez l’assurance de ma considération très distinguée.
BEYLE.
Je prie Madame Maurice, portière de la maison rue Neuve-du-Luxembourg no 3, d’ouvrir mon appartement à Madame de Barcoff qui l’habitera s’il lui convient.
Moscou, le 16 octobre 1812.
BEYLE.
A LA COMTESSE PIERRE DARU
Moscou, le 16 octobre 1812.
Je dois un compliment, Madame, à Aline et à Napoléon [24]Les enfants du comte Daru sur les superbes cochons d’Inde qu’ils ont achetés et qui font la nouvelle de Moscou. J’aimerais bien mieux leur faire ce compliment de vive. voix, d’abord parce que je serais un des habitants de l’aimable Bécheville [25]Le château de Bécheville, résidence d’été des Daru, se trouve dans la commune des Mureaux, par Meulali (S.-et-O.)., et puis parce qu’il est possible que lors de l’arrivée de ma tardive lettre, on pleure déjà la mort de ces animaux charmants. Ceux avec lesquels j’ai l’honneur de vivre sont d’une autre espèce. Excepté quelqu’un, nos conversations sont les plus ennuyeuses du monde, nous ne parlons jamais que de choses sérieuses, on mêle à ces choses sérieuses une dose énorme d’importance, et on emploie une heure éternelle à expliquer ce qu’on aurait pu dire en dix minutes. A cela près, tout va fort bien, nous n’avons pas vu de femmes depuis les maîtresses de poste de la Pologne, mais en revanche nous sommes grands connaisseurs en incendies. Nos déménagements précipités les premières nuits de notre séjour à Moscou étaient vraiment plaisants, mais pour vous, Madame, ces choses-là sont un lieu commun, on vous les a si bien racontées que vous les savez mieux que nous. Vous savez que Moscou avait 400 ou 500 palais ornés avec une volupté charmante, inconnue à Paris, et qu’on ne voit que dans l’heureuse Italie. C’est tout simple. Le gouvernement était despotique, il avait ici 800 ou mille personnes qui avalent de 5 à 1.500 mille livres de rente. Que faire de cet argent ? Aller à la Cour ? Un sergent des Gardes qui avait la faveur de I’empereur les humiliait et de plus les exilait en Sibérie pour avoir leurs beaux attelages. Ces malheureux n’avaient de ressources que le plaisir et il paraît, à en juger par leurs maisons dont nous avons joui pendant trente-six heures, qu’ils usaient bien de ce pis–aller. Ils devaient avoir quelque reconnaissance à la volupté. Catherine elle seule a fait quatorze de ces grands seigneurs, et le comte Soltykoff, chez lequel loge le maréchal, est cousin réel de l’empereur Alexandre qui n’est qu’un Soltykoff. Nous avons remplacé ces gens aimables par la plus effroyable barbarie. Vous ne reconnaîtriez plus, Madame, vos gens si aimables. Vous souvenez-vous, par exemple, d’un bel Apollon à la suite duquel vous dansiez cet hiver ? Je viens d’être presque témoin de l’action la plus basse et la plus indigne, cet Apollon se promenait au milieu de deux femmes en pleurs et de trois enfants, dont l’aînée a sept ans. Quand serai-je à Vienne dans le salon de la duchesse Louise [26]Sans doute la duchesse de Montebello, veuve du maréchal Lannes, loin de tous ces barbares et de tous ces ennuyeux. C’est pour arriver à cet état heureux que je pars demain pour Smolensk, où je suis directeur général des approvisionnements de réserve. Que Dieu m’entende bientôt et me ramène rue Neuve-du-Luxembourg où je ne suis qu’à 3 heures 1/2 de Bécheville. Y êtes-vous toujours, Madame, à cet aimable Bécheville ? Il me semble qu’il était dans vos projets de ne le quitter qu’à toute extrémité. Vous y avez mangé des raisins et nous aussi. Ce soir, le général Van Dedem, qui est fort aimable, a envoyé à M. Daru un pauvre petit cep de vigne dans un petit vase. Il y avait bien trois petites grappes de raisin, deux feuilles et cinq ou six manches de feuilles. C’était l’emblème de la pauvreté. M. Daru, avec sa grâce ordinaire, a voulu que nous en mangeassions tous ; ces pauvres petits grains avaient le goût du vinaigre, rien n’était plus triste ; j’ai voyagé pour chercher des distractions, je n’en ai point, trouvé, et je pense toujours à la France.
Auriez-vous la bonté, Madame, de présenter mes devoirs à M. le Prince [27]Le prince archi-trésorier Lebrun de Plaisance, dont la propriété était près de Dourdan, à Ste. Mesme. qui, je pense, est de retour de la Beauce. Il me semble que M me N[ardot,] est, auprès de vous et je la prie d’agréer l’hommage de mes très humbles respects. Je ne puis pas trouver une troisième formule pour M lle de Camelin et Mlle Pauline, je les prie tout simplement de daigner se souvenir quelquefois du pauvre exilé sur le dévouement duquel, j’espère, Madame, que vous comptez.
Rien de nouveau, Madame, si ce n’est que tout le monde a la croix, par exemple Sylvain que vous savez, et M. de Saint-Didier, la croix bleue que peut-être vous ignorez encore. Le général Dumas comble son monde.
A SA SŒUR PAULINE
16 octobre 1812.
Voici, ma chère amie, une lettre écrite à Madame Doligny [28]comtesse Beugnot, à qui Beyle dédiera les Vies de Haydn, Mozart et Métastase., une de mes amies, à laquelle je ne puis pas parler tout à fait franchement, parce qu’elle ne me comprendrait pas. Comme le fond est vrai, joins-la au journal que Faure rassemblera. Ecris-moi à Smolensk.
A FÉLIX FAURE [29]Félix Faure, conseiller auditeur la Cour impériale de Grenoble
Smolensk, le 7 novembre [1812.
Parti de Moscou, pour ma mission, le 16 octobre, je suis arrivé ici le 2 novembre, après le voyage le plus intéressant qui vaut seul d’être venu en Russie. Deux belles attaques de Cosaques, la ferme croyance pendant une nuit d’être tué aussi le lendemain, malheureusement pas le temps d’écrire. La présence de mes collègues ne neutralisait plus la partie romanesque de mon âme, sans laquelle je suis ennuyeux pour moi-même. Je me porte fort bien et vais probablement aller à Minsk pour acheter. Adieu, fais dire à ma famille que je suis frais et dispos. Je n’ai que Ie temps de t’embrasser. J’ai reçu les tablettes.
Heureux mortel ! Quelle différence de ton automne au mien ! Je t’assure que je ne suis pas pollué par le moindre grain de jalousie, au contraire plus tu seras heureux, moins tu trouveras étrange mon système, plus tu m’aimeras.
A FÉLIX FAURE
Smolensk, le 9 novembre 1812.
Me revoilà dans cette ville pittoresque et qui, sous ce rapport, me semble toujours unique. La neige augmente l’effet des ravins garnis d’arbres au milieu desquels elle est bâtie. Il ne fait qu’un froid léger de deux ou trois degrés, mais comme on est en Russie, chacun se croit gelé. Nos idées sont tout à fait ramenées au physique : avoir ou n’avoir pas de bottes, une pelisse, c’est une grande chose. Depuis vingt jours il m’a été impossible de t’écrire. Il y a eu des moments où j’aurais bien voulu conserver le souvenir de ce que je voyais dans mon âme ou autour de moi, impossible d’écrire. Aujourd’hui tout le sublime de mon âme est de nouveau neutralisé par la société forcée, je ne dirais pas de tel ou tel, mais des hommes. Privé d’un bouclier, toutes les contrariétés tombant à plat sur mon âme, qui en devient plate, c’est l’état dans lequel j’ai l’honneur d’être après couché avec deux bons enfants sur le plancher d’un petit cabinet à côté d’une chambre où huit ou dix collègues dormaient de même. Tout cela non gaiement, mais avec des gens qui ne couvrent que d’un vernis transparent l’aigreur inspirée par le mal-être. J’ai remarqué que les militaires qui tirent orgueil du mal-être le prennent avec une gaieté continue. Cette gaieté probablement n’est d’abord qu’apparente, dans les jeunes gens et à tous les âges après un malheur véritablement piquant. Cette gaieté est facilitée par un manque absolu de sensibilité sur les autres et sur eux-mêmes. Ils tombent malades d’une fièvre putride dans un village abandonné, ils y sont douze ou quinze jours dans une détresse extrême, le mois après ils en parlent avec un souvenir léger. Je sens bien que c’est d’abord parce qu’ils sont sûrs d’avoir pour auditeurs des gens qui s’en foutent, mais réellement ils ne s’en souviennent plus. J’ai bien vérifié cela sur un chef de bataillon du 46e avec lequel j’ai fait la route de Moscou ici. Mes collègues, au contraire, veulent tirer avancement de leurs contrariétés et ont une mine allongée et un cœur aigri.
C’est cette route dont je voudrais te parler. J’avais écrit quelques notes que j’ai perdues. Lorsqu’une fois j’ai eu une pensée, elle ne peut revenir, elle m’inspire du dégoût. Ce voyage seul me paie ma sortie de Paris en ce que j’y ai vu et senti des choses qu’un homme de lettres sédentaire ne devinerait pas en mille ans. Le plus intéressant a été les 25 et 26 octobre…
A LA COMTESSE PIERRE DARU
Smolensk, le 9 novembre 1812,
Me voici de nouveau, Madame, dans ce joli Smolensk, qui, cette fois, est un peu gâté par la neige. Je viens de faire un voyage sentimental de Moscou ici ; je vous demande permission de vous en rendre compte. Je ne trouve rien de si plat que de faire un voyage, dont on prévoit d’avance toutes les circonstances. On va de Paris à Strasbourg, on connaît presque les noms de chaque poste, on grondera quelques postillons, on dira à quelques aubergistes qu’ils sont des fripons. Cela est très vrai, mais quoi de plus ennuyeux ? On est presque trop heureux qu’une roue casse pour donner quelque sensation.
Au lieu de cela, je viens de faire un voyage charmant ; trois ou quatre fois par jour, je passais de l’extrême ennui au plaisir extrême. Il faut avouer que ces plaisirs n’étaient pas délicats ; un des plus vifs, par exemple, a été de trouver un soir quelques pommes de terre à manger sans sel, avec du pain de munition moisi. Vous voyez notre misère profonde. Cet état a duré dix-huit jours ; parti le 16 octobre de Moscou, je suis arrivé le 2 novembre. M. le comte Dumas m’avait donné l’ordre de partir avec un convoi de 1.500 blessés, escorté par deux ou trois cents hommes. Vous voyez le nombre immense de petites voitures, les jurements, les disputes continuelles, toutes ces voitures se coupant les unes les autres, tombant dans des abîmes de boue. Régulièrement, chaque jour nous passions deux ou trois heures dans un ruisseau boueux, et manquant de tout. C’était alors que je donnais au diable la sotte idée de venir en Russie. Arrivé le soir, après avoir marché toute la journée et fait trois ou quatre lieues, nous bivouaquions et dormions un peu en gelant.
Le 24 octobre, comme nous faisions nos feux, nous avons été environnés d’une nuée d’hommes qui se sont mis à nous fusiller. Désordre complet, jurements des blessés ; nous avions eu toutes les peines du monde à leur faire prendre leurs fusils. Nous repoussons l’ennemi, mais nous croyons être destinés aux grandes aventures. Nous avions un brave général blessé, nommé Mourier, qui nous explique notre cas. Attaqués le soir à cette heure par une grande horde d’infanterie, il était probable que nous avions devant nous 4 ou 5.000 Russes, partie troupes de ligne, partie paysans révoltés. Nous étions enveloppés, il n’y avait pas plus de sûreté à reculer qu’à avancer. Nous décidons de passer la nuit sur pied, et, le lendemain, à la petite pointe du jour, de former un bataillon carré, de mettre nos blessés au milieu, et de tâcher de percer les Russes ; si nous étions poussés, d’abandonner nos voitures, de nous former encore en un petit bataillon carré, et de nous faire tuer jusqu’au dernier plutôt que de nous laisser prendre par des paysans qui nous tueraient lentement à coups de couteau ou de toute autre manière aimable.
Après cette belle résolution nous fîmes un arrangement. On voyait chacun faire un paquet des effets les moins nécessaires, qu’on voulait jeter à la première attaque, pour alléger la voiture. Je faisais chambre avec cinq ou six colonels blessés, que je ne connaissais pas huit jours auparavant et qui étaient devenus mes amis intimes depuis la route. Il en est même un que j’al promis de recommander à Mme Micoud . [30]Mme Micoud d’Ümons, femme du Préfet de Liége. C’était une amie particulière de Mme Pierre Daru, C’est bien de l’audace à moi, mais c’est que c’est un homme recommandable, M. de Collaert, colonel du 11 e de hussards qui va habiter Liége.
Tous ces gens-là convenaient que nous étions flambés. On distribuait ses napoléons à ses domestiques, pour tâcher d’en sauvegarder quelques-uns. Nous étions tous devenus intimes amis. Nous bûmes le peu de vin qui nous restait. Le lendemain, qui devait être un si grand jour, nous nous embarquons tous à pied, à côté de nos calèches, garnis de pistolets de la tête aux pieds. Il faisait un brouillard à ne pas voir à quatre pas. Nous nous arrêtions sans cesse. J’avais un volume de Mme du Deffand, que je lus presque en entier. Les ennemis ne nous jugèrent pas dignes de leurs colères, nous ne fûmes attaqués que le soir par quelques cosaques qui donnèrent des coups de lances à quinze ou vingt blessés.
Voilà, Madame, le plus bel incident de notre voyage. Il était bien juste que je vous en rendisse compte. Quoique j’aie toujours conservé beaucoup d’espoir, pendant la nuit je faisais, je crois, comme tout le monde le bilan de ma vie, je me reprochais amèrement de ne pas avoir eu l’esprit de vous dire à quel point je vous étais dévoué.
Pendant ces alarmes ridicules, S. M. poussait les Russes sur la route de Kalouga et donnait des combats superbes, la gloire éternelle de notre armée. Arrivé à Smolensk, j’y ai fait le logement de S. E. [31]Le comte Daru Je l’attends avec impatience, de peur qu’un aide de camp de quelque général blessé ne vienne me l’enlever.
M. le comte Dumas a été horriblement malade d’une fluxion de poitrine. Il arrive ce soir, et M. Daru, dit-on, demain matin. Il se porte fort bien, ainsi que M. Clément de Ris.
Agréez, je vous prie, Madame, l’hommage de mon profond respect et daignez me rappeler au souvenir de M me de N[ardot] et de M. le Prince. J’espère que vous avancez heureusement dans votre grossesse.
A LA COMTESSE PIERRE DARU
Smolensk, le 10 novembre 1812.
Ma chère cousine, je m’empresse de vous donner des nouvelles de M. D[aru] qui est trop occupé depuis son arrivée ici pour avoir pu vous écrire bien au long. Depuis trente-six heures, M. Daru fait les fonctions d’intendant général. En montant en voiture pour quitter Moscou, notre excellent général Dumas s’est plaint d’un point de côté, bientôt après il a craché le sang, enfin il a eu une fluxion de poitrine dans toutes les règles. Quelle maladie à cet âge, dans cette saison et par cette route. Il est hors d’affaire, mais si maigre, si pâle, si affaibli qu’il a demandé à S. M. un congé d’un mois, pendant lequel M. Daru fait l’intendance. Nous revoici à Smolensk, ma chère cousine, tous bien fatigués, mais fort bien portants.

Je n’ai pas suivi mon patron pendant la marche de Moscou ici. On est allé battre les Russes à Malojaroslawelz [32]24 octobre 1812. Il est bien fâcheux que cette victoire ait un nom si baroque ; on dit que c’est une affaire superbe et que jamais les Russes n’ont été chassés de leur position d’une manière plus brillante et plus honorable pour l’armée. Je n’étais point à toutes ces belles choses, j’avais quitté Moscou le 16 octobre et j’arrivai à Smolensk avec un pauvre petit convoi qui a été houspillé par les cosaques, qui ont eu, entre autres choses, la malhonnêteté de me piller mon caisson de vivres, de manière que j’ai été 18 jours au pain de munition et à l’eau.
Tout cela parce que j’ai un long titre « Directeur général des approvisionnements de réserves », lequel titre ne m’a pas encore donné beaucoup d’occupation. Je crois cependant que je vais aller à Orcha.
Nos peines physiques de Moscou ont été diaboliques. Il n’y a pas de fort de la halle qui soit aussi harassé à la fin de la journée que nous l’étions chaque soir en construisant notre petite cabane de branches sèches et allumant notre feu. J’en gèle encore et vous vous en apercevez sans doute mon griffonnage. Vous ne nous reconnaitriez pas, ma chère cousine, à l’exception du maréchal dont les voitures ont résisté par la bonté de ses domestiques et de 15 chevaux. Nous sommes tous à faire peur. Nous avons l’air de nos laquais. C’est à la lettre, le premier d’entre nous qui arrivé à Smolensk a été pris pour un laquais insolent, parce qu’il s’avançait pour toucher la main au maître de la maison. Nous sommes bien loin de l’élégance parisienne. Je passe pour le plus heureux parce qu’à force d’argent et de grandes colères contre les fourgons qui approchaient ma calèche, je l’ai sauvée. Si l’on peut appeler « sauvée » n’avoir plus que quatre chemises et une redingote. Le mal est que tout le monde ne prend pas cela si gaiement, un peu de gaîté nous sauverait l’aspect de notre misère, mais tout ce qui n’a pas l’âme un peu forte, est plein d’aigreur.
Au reste, tous ces désagréments sont pour les riches de l’armée. Le soldat vit bien, il a des tasses pleines de diamants et de perles. Ce sont les heureux de l’armée, et, comme ils sont la majorité, c’est ce qu’il faut.
Adieu, ma chère cousine, daignez présenter mes hommages respectueux à Mmes de Baure [33]Marie-Sophie Daru, sœur du comte Daru et femme de M. Faget de Baure, l’un des présidents la cour impériale de Paris et rapporteur au Conseil du Contentieux de la Maison de l’Empereur. et Lebrun [34]Adelalde Daru, autre sœur du comte, veuve de M. Lebrun, conseiller à la Cour d’Appel de Paris. et à Mlle Lebrun [35]la future Mme de Brossard. et me rappeler au souvenir de M. de Baure.
BEYLE.
A SON PÈRE,
Smolensk, le 10 novembre 1812,
Il faut ici écrire quand on en trouve l’occasion, mon cher papa, j’ai reçu une lettre très empressée de M. de Jolu qui me mande t’avoir écrit. Presse cette affaire pour que je retienne quelque fruit de la fatigue extrême où je suis plongé depuis le 16 octobre, jour de mon départ de Moscou. J’ai perdu toutes mes provisions en partant et ai vécu 18 jours avec du pain de munition exécrable, qui me coûtait 3 ou 4 francs, et de l’eau. Pendant ce temps, le gros de l’armée était dans l’abondance. Mais si tu as reçu mes lettres, tu sais que je suis directeur général des approvisionnements de réserve. Comme tel je vais tout seul. Je vais probablement partir demain pour Orcha sur la route de Minsk : 80 lieues derrière l’armée. Je suis harassé et mort de fatigue, mais bien portant. Dans la route, j’ai été malade. En un mot, si S. M. me fait baron, je n’aurai pas volé ce titre. Gaétan [36]Gaétan Gagnon était adjoint provisoire aux Commissaires des guerres, fatigué aussi, se porte bien. Mille choses à toute la famille.
CHOMETTE.
A MARTIAL DARU, INTENDANT DE LA COURONNE A ROME
Smolensk, le 10 novembre 1812.
Me voici de retour à Smolensk, mon cher cousin, et depuis trente-six heures que M. Daru fait les fonctions d’intendant général il est trop occupé pour avoir pu me donner de ses nouvelles. En montant en voiture pour quitter Moscou, M. le général Dumas s’est plaint d’un point de côté, bientôt après il a craché le sang, enfin il a eu une fluxion de poitrine complète. Il a fait ainsi 120 lieues. Il est hors d’affaire, mais tellement affaibli qu’il a dernièrement demandé à S. M. un congé d’un mois.
Je n’ai pas suivi le quartier général pendant cette marche sur Pétersbourg. On est allé battre les Russes à Malojaroslavetz. Leur armée est repoussée sur Kalouga, ce qui nous laisse libres d’aller à Pétersbourg par Vitebsk, Dunebourg et Riga, J’ai l’honneur d’être nommé directeur général des approvisionnements de réserve. J’ai fait sur le champ imprimer des têtes de lettres et ai quitté Moscou avec un convoi de malades.
Comme nous étions loin de I’armée, nous avons été attaqués deux fois par les Cosaques. Ces coquins-là nous ont mis au pain et à l’eau pendant 18 jours. M. Daru a eu la bonté d’être en peine de moi. Il est arrivé ici le 8 et, depuis, n’a pas eu le temps de respirer.
Nous avons presque tous perdu nos équipages et sommes réduits à ce que nous avons sur le corps. Tous ces petits désagréments sont pour les riches de l’armée, le soldat regorge de napoléons d’or, de diamants, de perles, etc ; on croit que nous irons à Vitebsk et à Minsk,
J’ai tellement froid aux doigts que je ne sais si vous pourrez me lire.
Je vous ai appris, mon cher cousin, le bonheur de M. Bonasse qui est chef de bataillon. M. Sylvain a eu la croix et va passer capitaine par ancienneté.
Adieu, mon cher cousin, souvenez-vous quelquefois du gelé.
A SA SŒUR PAULINE ET A LA COMTESSE BEUGNOT
Smolensk, 20 novembre 1812.
Déchiffre, si tu en as le courage, le brouillon ci-joint ; c’est une lettre à madame et, de plus, la vérité exacte. Je suis entouré de sots qui m’excèdent. Toute réflexion faite, c’est la dernière fois que je m’éloigne du but, la mia cara Italia. Nous n’avons pas d’encre ; je viens d’en fabriquer soixante-quinze gouttes, que ma grande lettre a épuisées. Ainsi, adieu ; ne montre l’autre lettre à personne. Je suis plus que jamais dégoûté des ennuyeux ; délivre-t’en le plus possible. Je serai, je crois, placé à vingt ou trente lieues de Moscou. On bat encore les Russes dans ce moment.
« Madame,
« Il faut absolument profiter de l’aimable permission que vous avez daigné m’accorder, et ne pas perdre tout à fait l’habitude de parler à des personnes aimables ; celles avec lesquelles je suis depuis trois mois ne le sont guère. Ils parlent toujours de choses sérieuses ; il faudrait les abréger et marcher dessus comme sur des charbons ardents : pas du tout, ils y mêlent une dose exorbitante d’importance, et ce qui pouvait se dire en dix minutes exige ainsi une grosse heure.
« Voilà, madame, un grand inconvénient, et nous sommes réduits à cette espèce de gens à voir. Par exemple, je n’ai pas eu l’occasion d’adresser la parole à une femme depuis le village de Mariampol, en Prusse ; c’est notre sort, à tous. C’est acheter bien cher le spectacle d’une ville brûlant au milieu de la nuit et élevant jusqu’au ciel une pyramide de feu d’une lieue et demie de large.
« En cinq jours, nous avons été chassés de cinq palais ; enfin, de guerre lasse, le cinquième nous sommes allés bivouaquer à une lieue hors la ville. Nous éprouvons, en y allant, les inconvénients de la grandeur. Nous nous engageons avec nos dix-sept voitures dans une rue qui n’était pas encore bien enflammée ; mais la flamme allait plus vite que nos chevaux, et, arrivés au milieu de la rue, les flammes des deux rangs de maisons effrayent nos chevaux ; les étincelles les piquent, la fumée nous étouffe et nous avons fort grande peine à faire demi-tour et à nous en tirer.
« Je ne vous parle pas, Madame, d’horreurs beaucoup plus horribles. Une seule chose m’a attristé : c’est, le 20 septembre, je crois, lors de notre rentrée à Moscou ; le spectacle de cette ville charmante, un des plus beaux temples de la volupté, changée en ruines noires et puantes, au milieu desquelles erraient quelques malheureux chiens et quelques femmes cherchant quelque nourriture.
« Cette ville était inconnue en Europe : il y avait six à huit cents palais tels qu’il n’y en a pas un à Paris. Tout y était arrangé pour la volupté la plus pure. C’étaient les stucs et les couleurs les plus fraîches, les plus beaux meubles d’Angleterre, les psychés les plus élégantes, des lits charmants, des canapés de mille formes ingénieuses. Il n’y avait pas de chambre où on ne pût s’asseoir de quatre ou cinq manières différentes, toujours bien accoté, bien arrangé, et la commodité parfaite était réunie à la plus brillante élégance.
« C’est tout simple : il y avait ici mille personnes de cinq à quinze cent mille livres de rente. A Vienne, ces gens-là sont sérieux toute leur vie et songent à avoir la croix de Saint-Etienne. A Paris, ils cherchent ce qu’ils appellent une existence agréable, c’est-à-dire donnant beaucoup de jouissance de vanité ; leurs cœurs se dessèchent, ils ne peuvent sentir les autres.
« A Londres, ils veulent avoir un parti dans la nation ; ici, dans un gouvernement despotique, ils n’auraient de ressources que la volupté.
« Je pense, madame, que l’heureux Bélisle est auprès de vous : dites-lui qu’on ne peut rien faire de son habit d’auditeur tant que le ministre de la guerre n’aura pas écrit qu’il n’a plus besoin de ses talents.
« Auriez-vous la bonté, Madame, de présenter mes devoirs à monsieur le comte B[eugnot] et de daigner vous souvenir quelquefois de mon respectueux dévouement.

A SA SŒUR PAULINE
Wilna, 7 décembre 1812.
Je me porte bien, ma chère amie. J’ai bien souvent pensé à toi dans la longue route de Moscou ici, qui a duré cinquante jours. J’ai tout perdu et n’ai que les habits que je porte. Ce qui est bien plus beau, c’est que je sois maigre. J’ai eu beaucoup de peines physiques, nul plaisir moral ; mais tout est oublié et je suis prêt à recommencer pour le service de Sa Majesté.
A SA SŒUR PAULINE
Könisberg, 28 décembre 1812.
MOLODETCHNO, je crois, à trente lieues de Wilna, sur la route de Minsk, me sentant geler et défaillir, je pris la belle résolution de précéder l’armée. Je fis avec M. Busche quatre lieues en trois heures ; nous fûmes assez heureux pour trouver encore trois chevaux à la poste. Nous partîmes et arrivâmes à Wilna, assez abattus. Nous en repartîmes le 7 ou le 8 et, arrivâmes à Gumbinnen, où les forces physiques revinrent un peu ; de là, je suis arrivé ici, voyageant à quelques lieues en avant de M. Daru.

Une fois ici, nous avons vu arriver tout le monde, excepté Gaétan. II paraît qu’il était malade avant Wilna. Ici, M. Daru m’a raconté qu’il l’avait trouvé à Wilna entièrement sans courage, pleurant et regrettant sa mère. M. Daru lui prêta de l’argent, ensuite son dernier cheval et sa dernière paire de bottes, conduite réellement très belle dans ces temps de trouble où un cheval était la vie. J’ai cherché à éclaircir toutes ces malheureuses circonstances ; tout le monde déplore le sort de ce pauvre jeune homme, mais personne n’ajoute un fait à ce qui a été dit à M. Daru par ses domestiques qui, les derniers, ont vu Gaëtan à une lieue de Kovno. Quand tout ceci se passait, j’étais cinq ou six lieues en avant. Des généraux, des commissaires ordonnateurs ont péri dans cette marche ; il est bien difficile que Gaétan, qui n’avait pas toute la résolution désirable, ait résisté ; il serait encore possible qu’il fût prisonnier.
Adieu, ma chère amie, voilà une bien triste nouvelle ; n’en dis absolument rien.
Je pense que M. Daru, qui s’est conduit d’une manière très belle, écrira au père. Moi, je me suis sauvé à force de résolution ; j’ai souvent vu de près le manque total de forces et la mort.
Mille amitiés à ton excellent mari. Donne-moi donc de tes nouvelles : depuis un mois, pas un mot de Cularo. Adieu, etc., etc.
A SA SŒUR PAULINE
Berlin, le 20 janvier 1813.
Je me porte fort bien, ma chère amie. Je crains que vous n’ayiez eu un peu d’inquiétude. Je suis entièrement remis. Je partirai vers le 24 pour Leipzig, où j’attendrai l’ordre de revenir rue Neuve-du-Luxembourg, si tant est que cet, ordre aimable arrive jamais.
Mille amitiés à Périer.
César DESA
References[+]
↑1 | Beyle écrit : Ekatesberg |
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↑2 | Victorine Mounier avait habité le Belvédère durant la Révolution, avec son père émigré |
↑3 | Que lu mer entoure et que l’Alpe et l’Apennin |
↑4 | Cette lettre n’est guère qu’un de ces fragments du Journal que Beyle envoyait ù Félix Faure, le priant de les lui conserver, mais la fin montre qu’elle était surtout destinée à Pierre Daru. |
↑5 | Auguste-André Marigner de la Creuzatière avait été commissaire des guerres et avait déjà servi sous Petiet et Dans la campagne de 1812, il était inspecteur aux revues. Beyle avait déjà vécu avec lui en 1800-1801, et en 1809. |
↑6 | Nardob était la mère de M me Pierre Daru |
↑7 | Fille aînée du comte Pierre Daru. |
↑8 | Angela Pietragrua |
↑9 | Comédie restée à l’état d’ébauche |
↑10 | Beyle s’amusait parfois à signer d’un pseudonyme |
↑11 | Mathieu-Dumas. |
↑12 | Le_comte Pierre Daru. |
↑13 | Joinville était commissaire ordonnateur des guerres ; Beyle l’avait connu, à Milan, en 1800, quand Joinville était l’amant de Mme Pietragrua. |
↑14 | Busche était auditeur de classe au Conseil d’État en service extraordinaire, et Gillet commissaire des guerres de première classe. |
↑15 | Louis Joinville |
↑16 | sic |
↑17 | Auditeur au Conseil d’État, intendant du gouver nement de Smolensk, |
↑18 | Auditeur au Conseil d’État, intendant du gouvernement de Wilna. |
↑19 | Général de division, à la Moskowa |
↑20 | Secrétaire généial de l’intendance de la Grande Armée. |
↑21 | Régisseur deg hôpitaux de la Grande Armée. |
↑22 | Auditeur au Conseil d’État intendant du gouvernement de Vitebsk, Beyle avait été déjà en rapport avec lui et était son collègue au Conseil d’État. Plus tard, dans les derniers temps de la Restauration, Amédée de Pastoret, qui reçoit HenriBeyle chez lui et le voit dans les salons, particulièrement celui de Mme Ancelot, tentera d’obtenir quelque emploi pour son ancien camarade. |
↑23 | Mélanie Guilbert, dite Louason, mariée un général russe |
↑24 | Les enfants du comte Daru |
↑25 | Le château de Bécheville, résidence d’été des Daru, se trouve dans la commune des Mureaux, par Meulali (S.-et-O.). |
↑26 | Sans doute la duchesse de Montebello, veuve du maréchal Lannes |
↑27 | Le prince archi-trésorier Lebrun de Plaisance, dont la propriété était près de Dourdan, à Ste. Mesme. |
↑28 | comtesse Beugnot, à qui Beyle dédiera les Vies de Haydn, Mozart et Métastase. |
↑29 | Félix Faure, conseiller auditeur la Cour impériale de Grenoble |
↑30 | Mme Micoud d’Ümons, femme du Préfet de Liége. C’était une amie particulière de Mme Pierre Daru, |
↑31 | Le comte Daru |
↑32 | 24 octobre 1812 |
↑33 | Marie-Sophie Daru, sœur du comte Daru et femme de M. Faget de Baure, l’un des présidents la cour impériale de Paris et rapporteur au Conseil du Contentieux de la Maison de l’Empereur. |
↑34 | Adelalde Daru, autre sœur du comte, veuve de M. Lebrun, conseiller à la Cour d’Appel de Paris. |
↑35 | la future Mme de Brossard. |
↑36 | Gaétan Gagnon était adjoint provisoire aux Commissaires des guerres |