Correspondance de Napoléon – Septembre 1806

Septembre 1806

 

Saint-Cloud, 2 septembre 1806

A M. de Talleyrand

Monsieur le Prince de Bénévent, témoignez mon mécontentement à M. Bignon de ce qu’il a écrit au maréchal Augereau. Il n’a rien à faire avec mes généraux. Il devait vous envoyer la note qu’il a faite et non au maréchal Augereau. Il ne sera donc pas possible, enfin, d’obtenir un peu de prudence et de circonspection des agents diplomatiques ? Je ne comprends pas trop la lettre du grand-duc de Berg, mais il me semble qu’il veut s’arranger avec le prince Primat; et prendre la partie de la France. Faites-moi un rapport là-dessus et écrivez d’une manière très-claire pour que l’octroi du Rhin soit mis en activité. Je ne comprends pas ce que veut dire la dépêche du 30 juin du consul Pouqueville, que la Porte veut changer de Grand- Seigneur; on a mal déchiffré cela.

 

Saint-Cloud, 2 septembre 1806.  

A l’empereur d’Autriche

Monsieur mon Frère, j’ai reçu la lettre que Votre Majesté m’a fait remettre par M. le général baron de Vincent. J’ai été parfaitement content de cet officier général pendant le temps qu’il a résidé ici. Je lui ai exprimé tout le désir que j’ai de voir se resserrer les liens de la bonne amitié entre nous. L’union sur le continent est le premier intérêt qui m’anime. Je prie Votre Majesté de croire à mes sentiments de haute considération et d’inviolable amitié, et au désir que j’ai de lui être agréable.

 

Saint-Cloud, 2 septembre 1806

Au prince Primat

J’ai reçu la lettre de Votre Altesse du 15 août. Je me suis empressé d’adhérer à sa demande, et j’ai donné des ordres pour que la ville de Francfort fût exemptée du payement du reste de la contribution qui lui avait été imposée quand elle n’appartenait pas à Votre Altesse. J’ai été fort aise de lui donner une preuve de mon désir de lui être agréable.

 

Saint-Cloud, 2 septembre 1806

Au vice-amiral Decrès

Vous ne m’avez pas encore remis votre rapport sur l’expédition des frégates de Rochefort. Les jours se passent, et les jours sont bien précieux dans cette saison. Mon intention est donc que vous donniez sans délai l’ordre aux cinq frégates que j’ai à Rochefort de partir. Elles embarqueront 1,900 ou 2,000 hommes. A cet effet, deux de ces frégates seront désarmées dans le port de la Martinique pour ne revenir qu’à la paix, ou être réarmées avec des matelots du pays pour être employées à la défense de l’île. Les trois meilleures frégates y compléteront leurs agrès et leurs équipages, pour aller croiser devant le Cap, le Môle et le Port-au-Prince. Vous leur donnerez des instructions particulières pour les pirates américains. Elles feront passer leurs prises à Santo-Domingo et même à la Guadeloupe. J’ai donné ordre au ministre de la guerre de remettre à votre disposition 2,000 hommes, qui seront composés de la manière suivante : une compagnie de 300 hommes, officiers compris, du bataillon colonial de l’île de Ré; deux compagnies de 300 hommes, du 3e bataillon du 26e de ligne; deux compagnies de 300 hommes chacune, du 82e de ligne; une compagnie également forte de 300 hommes, du 66e de ligne; ce qui fera 1,800 hommes; enfin la compagnie des canonniers de la légion du Midi, qui sera complétée à 120 hommes, en tout 1,920 hommes, force que je désire envoyer à la Martinique, que je crois devoir être attaquée prochainement.

Écrivez au capitaine général de faire incorporer à son arrivée les deux compagnies du 66e dans les deux bataillons de guerre de ce régiment qui est à la Martinique. Les deux compagnies du 82e seront conservées en dépôt jusqu’à ce qu’on puisse les faire passer à la Guadeloupe, où est ce régiment. Mon intention est qu’au 15 septembre, au plus tard, les troupes soient embarquées et les frégates en rade, sans communication avec la terre et n’attendant que le vent favorable pour partir. Apportez-moi à signer, demain au conseil, au plus tard , l’ordre pour le commandement des frégates.

 

Saint-Cloud, 2 septembre 1806

Au roi de Naples

Je reçois votre lettre du 22 août. Le général Campredon est entré à votre service et va se rendre près de vous. J’ai vu que vos deux officiers du génie penchaient pour Capoue. Je ne me refuse pas à cette idée, mais je trouve qu’ils décident cette question un peu légèrement. Je ne regarde pas le voisinage de Naples comme un inconvénient. Je n’admets point l’idée d’être moqué par cette immense capitale; j’aurais, au contraire , l’avantage de la contenir et d’enfermer son port dans ma défense.

Voici les trois principaux objets que doit avoir la grande place que je veux établir, pour être la meilleure que possible : 1° contenir la capitale de manière qu’on ne puisse s’en dire possesseur tranquille tant qu’on n’aura pas pris la place; 2° renfermer les arsenaux et les magasins de l’armée de terre; 3° réunir tout l’arsenal et les vaisseaux de la marine napolitaine. La place de Capoue n’a qu’une de ces propriétés; elle n’influe pas sur Naples, étant hors de la portée de la bombe; n’étant point port, elle ne peut contenir les arsenaux de mer; elle ne peut donc contenir que les arsenaux de terre. Une place située à la portée de la bombe du centre de Naples, et qui en même temps enceindrait le port, aurait seule les trois propriétés. Une place située à Castellamare n’aurait pas l’avantage de contenir Naples, mais aurait les deux autres propriétés, c’est-à-dire qu’elle pourrait contenir l’arsenal de terre et celui de mer. Située à Gaète, elle aurait aussi le même avantage si des vaisseaux de guerre peuvent entrer dans le port. Je désire que la place soit située sur la mer, parce qu’il n’est point prouvé que je serai toujours inférieur dans la Méditerranée; parce que, même inférieur, il est impossible d’empêcher une place maritime d’être ravitaillée en hiver. J’ai ravitaillée Malte, et si, au lieu du ridicule gouvernement de l’an VII et des temps malheureux de l’an VIII, elle eût été assiégée en l’an XII, elle ne se serait jamais rendue faute de subsistances; à plus forte raison une place située auprès de la Corse, de Toulon, telle que le seraient Gaète, Naples et Castellamare. Il est ridicule qu’un officier du génie dise que Gaète est difficile à approvisionner. Je ne sache pas qu’il existe au monde une plus grande rivière et plus praticable que la mer. Mais, si même des frégates ne peuvent pas entrer à Gaète, alors ce point n’offre plus d’avantage, et il faut chercher sur la côte un point où l’on puisse construire facilement un port, s’il n’y en a point, et où il y ait assez d’eau pour contenir six ou sept vaisseaux de ligne. Quant à la dépense, le royaume de Naples est assez riche pour permettre d’y employer pendant dix ans six millions par an , et l’on aura une place comme Strasbourg, Alexandrie, etc., capable d’une longue résistance et obligeant l’ennemi de l’assiéger avec une armée considérable et des approvisionnements immenses. Les officiers du génie que vous avez consultés n’ont pas des idées assez grandes. Faites-leur tracer sur une carte le terrain autour du fort Saint-Elme et entre le Vésuve et Naples. Faites-leur tracer sur ces deux points un cercle de 1,600 toises de diamètre qui, par l’une de ses extrémités, ait un point de contact avec la mer, et par l’autre avec la ville, de manière que les ouvrages avancés se trouvent à 400 toises des maisons; et qu’on me fasse connaître, non par des raisonnements ni par de hautes combinaisons, mais par les calculs qui appartiennent à l’art de l’ingénieur, les inconvénients de l’un et l’autre tracé. Chargez un autre officier du génie de faire la reconnaissance de Castellamare et de toute la presqu’île dont l’isthme est de Castellamare à Amalfi. En construisant une place de 4 à 500 toises de développement autour de Castellamare, vous serez maître constamment du port; votre arsenal de terre et de mer sera à l’abri de tous événements. Quelques forts que l’on établirait à Castellamare et à Amalfi rendraient maîtres de la presqu’île. On établirait un bon fort sur l’île de Capri, et, avec 16 ou 20,000 hommes, on aurait plusieurs avantages. On se défendrait longtemps dans ce camp retranché, qui, selon ma carte, aura quatre lieues de profondeur sur trois lieues de largeur, sans compter l’île de Capri. Si l’armée ennemie avait une grande supériorité, il faudrait qu’elle s’emparât de l’île de Capri et des forts qui défendent l’isthme, non sans grande quantité de munitions et sans grande perte de temps. Quand elle en serait maîtresse, il faudrait qu’elle s’emparât du corps de la place. Et qui ne voit pas que des années s’écouleraient dans ce siège, et que l’ennemi y sacrifierait une grande quantité de moyens qui ne seraient pas employés ailleurs ? J’ajoute à ces considérations que la position de Castellamare me  rend un peu les avantages d’une place près de Naples : située à quatre lieues de Naples par mer, le commerce de cette dernière ville  ne serait jamais en sûreté; tant qu’on serait maître de la presqu’île et de Capri, la navigation du golfe serait difficile, et il ne doit être possible, dans un certain temps, de louvoyer dans un golfe si étroit; on serait à la vue de Naples, et l’on pèserait sur cette capitale beaucoup plus que de Capoue. Ainsi, abstraction faite du local, que je ne connais pas, mais seulement par la position géographique et la position maritime qui permettraient de faire ce port à quatre lieues de Naples, Castellamare serait mon lieu de choix.

A défaut de Castellamare viendrait Gaète. J’estime le voisinage de la mer utile, puisque, par ce moyen, près de la moitié de l’enceinte se trouve hors d’attaque. Si l’on prenait Gaète, on considérerait les fortifications actuelles comme la citadelle, et la place serait établie dans l’isthme à un ou deux milliers de toises en avant, en l’entourant soit par de bons forts, soit par des enceintes contiguës, de manière qu’avant de réduire la garnison il faudrait faire trois ou quatre sièges, qui, exigeant chacun trente ou quarante jours de tranchée ouverte, feraient qu’un roi déterminé se défendrait là avec l’élite de ces sujets pendant huit ou neuf mois de tranchée ouverte. Quant aux insultes du côté de la mer, cela ne peut compter pour rien; tant que l’ennemi brûle ainsi sa poudre, il n’y a rien à craindre. Vingt mortiers à grande portée, quelques batteries de pièces de 36, et quelques forts qu’on trouvera toujours moyen de faire à 30 ou 40 toises, dégoûteront bientôt l’ennemi de ce jeu.

Faites aussi voir ce que c’est que Pouzzoles. Il y a là une anse; faites-vous-en faire un rapport. Ce point n’est qu’à deux lieues de Naples. On pourrait s’emparer de cette presqu’île et des îles d’Ischia et de Procida, ce qui ferait un autre système, mais combiné de manière que, ces îles prises, la place serait encore dans toute sa force. Une place de dépôt n’est pas comme un système de places pour défendre une frontière. Qu’elle soit située du côté de Rome, de la Sicile ou de Tarente, cela m’est indifférent; cependant je voudrais qu’elle fût le plus près possible de Naples. Quel est le but que l’on a en organisant cette place ? C’est de rendre Naples indépendante des événements de la haute Italie. Je suppose les Autrichiens se relevant de leur abattement actuel et reconquérant l’Adige et le Piémont : je ne veux point que cela produise un sentiment d’alarme dans Naples. Si, envahissant ses frontières et se combinant avec les troupes de débarquement, une armée beaucoup plus forte que celte du roi de Naples l’oblige à abandonner la campagne, que ce prince ait son plan de campagne simple et ses mouvements naturels : qu’il se retire dans sa place forte avec ses richesses, ses archives, quelques sujets dévoués et des otages pris dans le parti contraire. En calculant seulement la quantité effroyable de moyens que l’ennemi sera obligé de réunir, on voit combien 60,000 hommes auront de difficultés à s’emparer de Naples, lors même qu’il n’y aurait plus de Français en Italie. Quand les rois de Naples, militaires comme c’est le premier métier des rois, auront une place centrale dans laquelle ils sauront qu’ils doivent s’enfermer et qu’ils sont chargés de défendre, ils en augmenteront considérablement les fortifications.

Dans cette situation des choses, lorsqu’on verra ce système établi, et un roi s’enfermer dans cette place, on le respectera; on fera sa paix et on ne s’engagera pas dans une lutte qui affaiblirait trop les moyens des alliés, qui auront déjà la France en tête. Une place construite dans ce but mérite seule l’emploi de sommes considérables. Cinq millions par an employés à construire, non ce que le baragouinage des ingénieurs appelle des établissements, mais à construire des demi-lunes, rendraient cette place redoutable dans cinq ans.

Ces quatre on cinq premières années employées, on aura alors le temps de bâtir des casernes, de beaux magasins, qui coûteront n’importe quoi, parce que tout est facile avec le secours des années et des siècles.

Il est une autre place qu’il est nécessaire de faire en Sicile, à Messine ou au Phare. Mais je crois utile qu’on travaille dès aujourd’hui aux fortifications de Scilla. Les 300 hommes que vous y avez laissés s’y sont défendus quinze jours. Si l’on avait eu la précaution d’y travailler quatre ou cinq mois, ils s’y seraient défendus trois mois. Scilla est le point qui rend maître du détroit. Il ne s’agit pas de disséminer ses moyens de défense sur Reggio et Scilla. Si le général Reynier avait eu 800 hommes à Scilla avec son artillerie et ses magasins, au lieu d’éparpiller ses forces, il ne les aurait point perdues. Toutes les autres fortifications n’ont plus de but; non que je croie que les petits forts qui existent, défendant soit un détroit, soit un mouillage, soient inutiles, mais ils ne sont que secondaires. Tant que l’ennemi ne débarquera pas des forces supérieures à celles qu’on a dans le royaume, quelques forts peuvent être utiles; mais l’ennemi ne tente pas de faire un siège lorsque tous les jours il peut être dans la mer. A mon sens, ce qu’il y a d’important c’est une place de dépôt à tracer dès le mois prochain, en supposant que le plan et l’ordre des travaux soient arrêtés avant ce temps. L’ordre des travaux est de la plus grande importance. Il faut tracer un plan et en régler l’exécution, sans quoi les ingénieurs vous feront une place qui, après dix ans de travaux, ne se défendra pas contre un escadron, parce qu’elle ne sera pas achevée; au lieu que je veux qu’en 1808 elle soit susceptible d’un premier degré de résistance.

En dernière analyse, je désire que vous fassiez travailler à Scilla de manière que 7 à 800 hommes que vous laisserez là, avec toutes les batteries qui protègent le détroit, ne puissent être enlevés par un coup de main et tiennent quinze ou vingt jours de tranchée ouverte; que vous m’envoyiez des mémoires sur Gaète et le terrain environnant, sur le pays entre le Vésuve, Naples et Portici, sur Castellamare; et toute cette presqu’île. Pour tous ces travaux, je vous l’ai déjà dit, vous avez quatre ou cinq ans. Après cela, il faut que votre système soit combiné de manière que, quelque tempête qu’il arrive, vous ne soyez pas pris au dépourvu et que vous soyez en règle.

 

Saint-Cloud, 3 septembre 1806

NOTE POUR LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR

La formation du grand sanhédrin au moyen de l’éloignement d’une partie des membres de l’assemblée actuelle n’est pas une idée heureuse. Ces membres sont la base de l’opération, puisque ce sont eux qui ont fait les réponses. Ainsi l’on quitterait le certain pour l’incertain.

Il y a dans rassemblée quinze rabbins; si ce nombre ne suffit pas on peut en faire venir trente autres. On joindrait à ces quarante-cinq rabbins trente principaux membres de l’assemblée, et ces soixante et quinze individus formeraient le sanhédrin. Mais l’assemblée telle qu’elle est resterait en entier; elle serait seulement augmentée des trente rabbins nouvellement appelés.

La grande discussion aurait lieu dans l’assemblée, et les bases arrêtées par elle seraient converties en décrets ou décisions par le grand sanhédrin. Par ce moyen, on aurait l’avantage de se servir d’un grand nombre d’individus déjà engagés pour influer sur les rabbins. Ce grand nombre engagerait les rabbins timides et agirait sur les rabbins fanatiques, en cas de résistance extraordinaire, en les plaçant entre la nécessité d’adopter les explications, ou le danger d’un refus dont la suite serait l’expulsion du peuple juif. Ces querelles de famille conduiraient vraisemblablement au but qu’on se propose.

Ainsi donc il ne faut renvoyer personne; mais il faut charger l’assemblée de déclarer qu’il sera formé dans son sein un grand sanhédrin composé de telle ou telle manière. On aura de la sorte, au lieu de quelques rabbins qui ne verraient que le ciel et leur doctrine, une assemblée nombreuse qui jugera l’intérêt du peuple juif dans le rapprochement de tous les esprits; une assemblée d’hommes qui craindront de perdre leur fortune; une assemblée des principaux parmi les Juifs, qui ne voudront pas qu’on puisse leur imputer les malheurs de la nation juive.

L’assemblée actuelle serait donc l’assemblée des représentants ou des principaux de la nation juive; le sanhédrin (conseil suprême du judaïsme) en serait le comité. Ce qui justifiera la nécessité de l’existence de l’assemblée , c’est qu’indépendamment des objets de politique qu’elle doit traiter, elle aura aussi à statuer sur des points de discipline, et à régler l’organisation, la nomination, le traitement, les pensions des rabbins, discussions dans lesquelles les rabbins seront partie.

Mais, avant de faire venir, pour mettre l’assemblée dans le cas de former dans son sein le grand sanhédrin, un nombre aussi considérable de rabbins, il faut s’assurer si les quinze rabbins, députés actuels, sont de l’opinion des réponses faites aux questions, et à quel point ils tiennent à des vues théologiques.

Il serait en effet fort ridicule de faire venir, à grands frais, trente nouveaux rabbins pour déclarer que les Juifs ne sont pas les frères des Francais.

 

Saint-Cloud, 3 septembre 1806

Au général Dejean

Monsieur Dejean, vous trouverez ci-joint le rapport du directeur du génie en Dalmatie. Je lui ai fait demander comment l’Autriche pourrait attaquer la Dalmatie : il n’a point compris cette question.  J’entends que, pour y répondre, il me fasse lever la frontière de la Dalmatie et de l’Autriche; qu’il indique les points où l’armée autrichienne pourrait réunir ses magasins en Croatie, la direction qu’elle donnerait à ses colonnes pour pénétrer en Dalmatie, enfin les positions défensives de la Dalmatie, du côté de l’Autriche.

Je lui avais fait connaître que mon intention était que Zara soit considérée comme le centre de la défensive de toute la Dalmatie : il n’a pas compris davantage ce que j’entendais par cette expression. Il a cru que je voulais que toutes les troupes fussent réunies à Zara, que je pensais que le point de défense devait partir de cette place, soit que la Dalmatie fut attaquée par l’Autriche, soit qu’elle le soit par la frontière de Turquie, ou par un débarquement.

Le directeur du génie, au lieu de tâcher de répondre aux questions qu’on lui faisait, s’est jeté dans des plans de campagne évidemment ridicules, puisqu’ils dépendent de la force et de la constitution de l’armée ennemie, et de la force et de la constitution de l’armée française.

On a demandé dans le siècle dernier si les fortifications étaient de quelque utilité. Il est des souverains qui les ont jugées inutiles et qui en conséquence ont démantelé leurs places. Quant à moi je renverserais la question et je demanderais s’il est possible de combiner la guerre sans des places fortes, et je déclare que non. Sans des places de dépôt on ne peut pas établir de bons plans de campagne , et sans des places que j’appelle de campagne, c’est-à-dire à l’abri des hussards et des partis, on ne peut pas faire la guerre offensive. Aussi plusieurs généraux qui, dans leur sagesse, ne voulaient pas de places fortes, finissaient-ils par conclure qu’on ne peut pas faire de guerre d’invasion. Mais combien faut-il de places fortes ? C’est ici qu’on se convainc qu’il en est des places fortes comme de l’emplacement des troupes.

Prétendez-vous défendre toute une frontière par un cordon ? Vous êtes faible partout, car enfin tout ce qui est humain est limité : artillerie, argent , bons officiers, bons généraux , tout cela n’est pas infini, et, si vous êtes obligé de vous disséminer partout, vous n’êtes fort nulle part. Mais renfermons-nous dans la question.

La Dalmatie peut être attaquée par mer, et ses ports et havres ont besoin de batteries qui les défendent. Il est plusieurs îles qui sont importantes. Il existe plusieurs forts auprès des grandes villes et des principaux ports qui peuvent aussi avoir de l’importance; mais cette importance est secondaire.

La Dalmatie, du côté de terre, a une frontière étendue avec l’Autriche et la Turquie. Il existe plusieurs forts qui défendent les défilés ou passages des montagnes. Ces forts peuvent être utiles; mais leur utilité est secondaire.

Les uns et les autres sont des forts de campagne, quoique de fortification permanente, et je les appelle ainsi, parce qu’ils peuvent servir pour mettre à l’abri un détachement, un bataillon, soit contre un débarquement, soit contre une invasion, pendant que l’armée française serait supérieure en Dalmatie , quoique cependant elle se trouvât momentanément inférieure au point du débarquement ou de l’invasion. Avant que la grande supériorité de l’ennemi soit bien constatée, ces forts, soit du côté de mer, soit du côté de terre, si l’on attaque la Dalmatie par mer ou par terre, ces forts, dis-je, peuvent servir et aider aux mouvements et aux manœuvres défensives de l’armée française; mais ils tombent du moment que la supériorité de l’ennemi sur l’armée française est bien constatée.

Il n’est aucun moyen d’empêcher une armée double ou triple en forces de l’armée que j’aurais en Dalmatie d’opérer son débarquement sur un point quelconque de quatre-vingts lieues de côtes , et d’obtenir bientôt un avantage décidé sur mon armée , si sa constitution est proportionnée à son nombre.

Il m’est également impossible d’empêcher une armée plus forte, qui déboucherait par la frontière d’Autriche ou de Turquie, d’obtenir des avantages sur mon armée de Dalmatie.

Mais faut-il que 6, 8 ou 12,000 hommes, que les événements de la politique générale peuvent me porter à tenir en Dalmatie, soient détruits et sans ressources après quelques combats ? Faut-il que mes munitions, mes hôpitaux et mes magasins, disséminés à l’aventure, tombent et deviennent la proie de l’ennemi, du moment qu’il aurait acquis la supériorité en campagne sur mon armée de Dalmatie ? Non; c’est ce qu’il m’importe de prévoir et d’éviter. Je ne puis le faire que par rétablissement d’une grande place, d’une place de dépôt qui soit comme le réduit de toute la défense de la Dalmatie, qui contienne tous mes hôpitaux, mes magasins, mes établissements, où toutes mes troupes de Dalmatie viennent se reformer, se rallier, soit pour s’y renfermer, soit pour reprendre la campagne, si telles sont la nature des événements et la force de l’armée ennemie. Cette place, je l’appelle place centrale. Tant qu’elle existe, mes troupes peuvent avoir perdu des combats, mais n’ont essuyé que les pertes ordinaires de la guerre; tant qu’elle existe, elles peuvent elles-mêmes, après avoir pris haleine et du repos, ressaisir la victoire, ou du moins m’offrir ces deux avantages, s’occuper un nombre triplé d’elles au siège de cette place, et de me donner trois ou quatre mois de temps pour arriver à leur secours; car, tant que la place n’est pas prise, le sort de la province n’est pas décidé, et l’immense matériel attaché à la défense d’une aussi grande province n’est pas perdu.

Ainsi, tous les forts situés aux débouchés des montagnes ou destinés à la protection des différentes îles et ports ne sont que d’une utilité secondaire. Mon intention est qu’on ne travaille, pour améliorer ou augmenter leurs fortifications, que lorsque je connaîtrai les détails de chacun d’eux, et que lorsque les travaux de la place principale seront arrivés à un degré suffisant de force, et que mes munitions de guerre, mes hôpitaux, mes magasins d’habillement et de bouche seront centralisés dans ma place de dépôt, qui doit fournir ce qui est nécessaire à la défense des localités, mais de manière qu’en peu de temps tout puisse se reployer sur cette place, afin d’éprouver, en cas d’invasion de la part de l’ennemi, la moindre perte possible. Une place centrale une fois existante, tous les plans de campagne de mes généraux doivent y être relatifs. Une armée supérieure a-t-elle débarqué dans un point quelconque, le soin des généraux doit être de diriger toutes les opérations de manière que leur retraite sur la place centrale soit toujours assurée.

Une armée attaque-t-elle la frontière turque ou autrichienne, le même soin doit diriger toutes les opérations des généraux français ne pouvant défendre la province tout entière, ils doivent voir la province dans la place centrale.

Tous les magasins de l’armée y seront concentrés, tous les moyens de défense s’y trouveront prodigués, et un but constant se trouvera donné aux opérations des généraux. Tout devient simple, facile, déterminé, rien n’est vague quand on établit de longue main et par autorité supérieure le point central d’un pays. On sent combien de sécurité et de simplicité donne l’existence de ce point central et combien de contentement elle met dans l’esprit des individus qui composent l’armée. L’intérêt de sa conservation agit assez sur chacun pour que l’on sente que l’on est là en l’air : d’un côté, la mer couverte de vaisseaux ennemis; de l’autre, les montagnes de la Bosnie peuplées de barbares; d’un troisième côté, les montagnes âpres de la Croatie, presque impraticables dans une retraite, lorsque surtout il faut considérer ce pays comme pays ennemi. Trop d’inquiétude anime l’armée si, dans cette position, elle n’a pas pour tous les événements un plan simple et tracé; ce plan simple et tracé, ce sont les remparts de Zara. Quand , après plusieurs mois de campagne, on a toujours pour pis aller de s’enfermer dans une ville forte et abondamment approvisionnée, on a, plus que la sûreté de la vie, la sûreté de l’honneur.

Il est facile, pour peu que l’on médite sur ce qui vient d’être dit et que l’on jette un coup d’œil sur la Dalmatie, de voir que Zara doit être la place centrale ou de dépôt. Elle doit l’être, car, lorsque mes ennemis m’attaqueront en Dalmatie, je serai ami ou ennemi de l’Autriche. Si je suis ami de l’Autriche, la supériorité des ennemis ne sera que de bien courte durée; j’ai trop de moyens d’y faire passer des secours. Cette hypothèse est trop favorable, et, dans ce cas, il convient que la place de dépôt soit le plus près possible de l’Isonzo, par où je puis faire passer mes secours : or la place de la Dalmatie la plus près de l’Isonzo est Zara.

Si, au contraire, je suis en guerre avec l’Autriche, ce qui est l’hypothèse la plus probable, la place de Zara m’offre beaucoup d’avantages. Les 10 ou 12,000 hommes que j’ai en Dalmatie se réunissent à Zara et peuvent se combiner avec mon armée de l’Isonzo, et par là entrent dans le système de la guerre; les Autrichiens ne peuvent pas les négliger; ils seront donc obligés de placer un même nombre d’hommes pour les tenir en échec, et par ce moyen la Dalmatie ne m’affaiblit pas. En occupant par mes armées beaucoup de terrain, je ne dois point perdre de vue de les faire concourir toutes à un plan de campagne général, de n’éprouver aucun affaiblissement, ou que le moindre possible, de cette grande extension que les intérêts du commerce et de la politique générale exigent sous d’autres points de vue.

Si les Autrichiens croient utile d’attaquer la Dalmatie, et l’attaquent en effet avec des forces très-supérieures, mon armée assiégée dans Zara est plus près d’être secourue par mon armée d’Italie.

Enfin Zara doit être la place de dépôt, parce qu’elle l’est; que c’est le seul point de la Dalmatie qui soit régulièrement et fortement fortifié, ou du moins telle est l’idée que j’en ai prise d’après les renseignements et les plans que m’a envoyés le génie; que je ne ferais point en six ans, et avec bien des millions, ce qui déjà existe à Zara; que la province est accoutumée à y voir sa capitale, et qu’il me faudrait de véritables raisons pour y forcer les habitudes.

Mais s’ensuit-il donc que toutes mes troupes doivent être réunies autour de Zara ? Certainement non. Mes troupes doivent occuper les positions que mes généraux jugeront les plus convenables pour camp destiné à se porter sur tous les points de la frontière. Mais l’emplacement que doivent occuper ces troupes dépend de leur nombre, des circonstances, qui changent tous les mois. On ne peut attacher aucune importance à prévoir ce qu’il convient de faire dessus.

Conclusion. – Le quartier général permanent sera à Zara. Tous les magasins d’artillerie, du génie, de l’habillement , des vivres, hôpitaux, seront à Zara; on garnira tous les autres points autant qu’il le faudra pour la défense journalière, mais Zara sera le centre de la défense de la Dalmatie. C’est donc actuellement au génie à présenter des projets pour rendre Zara digne du rôle qu’elle est appelée à jouer un jour.

On m’a envoyé des plans; mais aucune description du local environnant, et tant que le génie ne donnera pas la description exacte à 1,200 toises autour de la place, je ne comprendrai rien et ne pourrait pas avoir d’idées nettes.

Zara, étant destinée à réunir tout le matériel et le personnel de la division française en Dalmatie, n’aura jamais moins de 3,000 hommes, et peut-être jusqu’à 8,000 hommes de garnison

On peut prendre beaucoup de maisons nationales puisqu’il y a beaucoup de couvents; et d’ailleurs, quand la garnison est plus forte qu’elle ne devrait être, des baraques et des blindages logent les troupes.

Il parait que Zara a 600 toises depuis l’ouvrage à corne jusqu’à la mer, et seulement 200 toises de largeur. Une garnison ainsi renfermée ferait une triste défense; elle n’aurait point de sortie, et, après que l’ennemi aurait construit quelques redoutes, elle se trouverait bloquée par des forces très-inférieures. Ce n’est point s’étendre que de donner 5 à 600 toises de largeur à la place de Zara; l’ennemi se trouverait alors éloigné de la ville et du port, serait obligé de donner à sa ligne de circonvallation près de 3,000 toises, et serait, sur chacun de ces points, attaquable par la garnison tout entière.

La fortification actuelle de Zara doit être considérée comme la forteresse; 1,500 hommes seraient aujourd’hui plus que suffisants pour la défendre pendant bien du temps. Il faut établir des fortifications pour une garnison de 4, 5 , 6 et 8,000 hommes, qui puisse avoir tous les avantages, harceler l’ennemi et l’obliger à venir l’assiéger avec des forces doubles.

La manière d’exécuter les nouveaux ouvrages est d’une importance majeure; les sommes qu’on peut avoir à y dépenser sont limitées, ainsi que le temps nécessaire pour les achever. Ces ouvrages doivent être conduits de manière qu’à la fin de chaque année ils obtiennent tous un nouveau degré de force. La Dalmatie n’est, après tout, qu’un avant-poste. Quelque importance qu’elle ait, de sa conservation ne dépend point la sûreté de l’Empire. On ne peut donc y dépenser que des sommes très-bornées, lorsque l’on voit surtout que sur nos côtes nos établissements maritimes ne sont pas suffisamment garantis, et que sur une partie de nos frontières notre système de fortification est à créer; 3 ou 400,000 francs paraissent donc être le maximum de ce qu’on peut, chaque année, dépenser à Zara. Il faut donc que tous les ouvrages qu’on établira remplissent deux conditions :

1° Condition. – Éloigner l’ennemi du corps de place et lui donner des sorties de tous côtés, de manière que l’ennemi ne puisse pas bloquer aisément la place;

2° Condition. – Que l’ennemi soit obligé de prendre les nouveaux ouvrages avant d’entrer dans la place : or il ne peut y entrer que par l’ouvrage à corne; donc il faut que ces ouvrages contribuent à la défense de l’ouvrage à corne.

C’est donc de ce côté qu’il faut porter tous les ouvrages d’une fortification permanente qui ajouteront à la défense réelle. Des camps retranchés, des ouvrages de campagne qu’on peut tracer et préparer, étendront la défense de Zara bien au delà du port, toutes les fois que la garnison sera nombreuse et composée de la réunion de toute l’armée. Mais, comme l’argent et tous les moyens destinés à la fortification de Zara sont bornés, il est convenable que tous les ouvrages de fortification permanente soient employés à augmenter la résistance du seul côté par lequel on peut entrer dans la place. Alors de nouveaux ouvrages d’une bonne fortification, placés de manière à flanquer et protéger le côté de l’ouvrage a corne, exigeront autant de sièges différents. L’ennemi serti obligé de les prendre les uns après les autres. Ainsi se succéderont les mois qui donneront aux secours le temps d’arriver.

Je n’approuve donc point le projet de fortification qu’a tracé le directeur du génie, en qui je reconnais d’ailleurs de l’habileté et la connaissance de son métier. Je n’adopte point les projets proposés, par la seule raison que l’ennemi peut les négliger et s’emparer de la place sans les attaquer. Dès lors ils ne contribuent pas à la défense directe; ils peuvent exiger une armée assiégeante plus forte et rendre la défense plus meurtrière et plus brillante, mais ils ne retardent pas réellement la reddition de la place.

Un ouvrage qu’on propose de construire au lazaret a l’avantage de défendre l’ouvrage à corne. Mais ce fort est bien faible; situé 400 toises de la place , il n’en reçoit aucun secours; il n’est pas d’un bon système de mettre ainsi un ouvrage en l’air, à une aussi grande distance des points de protection ; il est donc évident qu’il faut le soutenir avec un autre ouvrage placé à la tête de la vallée Vicinoni.

L’ouvrage à corne du projet est l’ouvrage le plus considérable que le directeur propose; il donne des sorties, mais ne contribue en rien à la défense de l’ouvrage à corne de la place. Ne serait-il pas préférable de placer ce nouvel ouvrage à corne de manière qu’il eût des flancs sur celui de la place, et que l’ennemi fût obligé de s’emparer du nouvel ouvrage avant de cheminer sur la place ?

S’il n’y avait point de raison de porter sa défense jusqu’au lazaret, le nouvel ouvrage qu’on aurait construit à la tête de Valle Vicinoni, pourrait remplir tous les buts et ne faire cependant qu’un seul fort. On appuierait sa droite par un ouvrage à 200 toises de la place, afin que cet ouvrage tirât des feux plus immédiats du fort à la tête des valli et de l’enceinte de la place.

Il aurait encore l’avantage d’appuyer la droite d’un camp retranché qui aurait sa gauche à Valle di Conte. Si la garnison était de plus de 3 ou 4,000 hommes, on pourrait en peu de jours faire des lignes qui deviendraient bientôt assez respectables pour que l’ennemi ne s’amusât point à les attaquer, et fit un meilleur emploi de ses munitions en marchant droit sur la porte qui doit le faire entrer la place. Tout ce qu’on pourrait désirer, c’est que ce camp retranché eût un réduit en fortification permanente, tant pour ne pas risquer de perdre son monde si jamais le camp était forcé, que pour des sorties directement sur la rive droite du port. Ces réduits très-faciles à faire, puisque la rive droite n’est qu’à 100 toises de l’enceinte. Mais l’intérêt de ces ouvrages est secondaire. Ils peuvent être faits que lorsque les autres ouvrages qui remplissent la seconde condition, d’obliger l’ennemi à les attaquer avant de prendre la place, auront déjà un degré de force convenable; or on sait qu’avec 300,000 francs par an on ne pourra atteindre ce but qu’après quelques années.

Ainsi donc il faut, 1° un projet de fortification permanente pour la tête de Valle Vicinoni, qui flanque l’ouvrage à corne et appuie la droite du camp retranché, et puisse donner refuge à une portion de troupes si jamais ce camp était forcé; 2° un tracé de camp retranché; 3° deux ou trois petites lunettes de fortification permanente sur la rive droite du port, qui servent de réduit au camp retranché.

Je désire que le premier inspecteur me fasse un tracé, sur le plan, qui réalise ces idées, indépendamment des détails de localités qui me sont inconnus, l’explique à un officier du génie intelligent qui se rende sur les lieux et fasse, avec le directeur, le véritable tracé. Cet officier restera quinze à vingt jours à Zara, de manière à voir tout par lui-même à une lieue de distance et dans tous les sens, et à pouvoir répondre à toutes les demandes qu’on lui fera. Il rapportera avant la fin d’octobre un plan de la place, des profits et des sondes tout autour et dans le port, le nivellement du terrain à 1,200 toises, du moins pour les points où cela peut être nécessaire, une description du local qui fasse connaître le terrain.

Le nouveau tracé me sera soumis pour qu’on puisse y travailler sur-le-champ. Comme les fonds sont déjà faits, le directeur peut dès à présent commencer les approvisionnements. Mais il ne fera travailler qu’après avoir reçu les instructions définitives du premier inspecteur. Je présume que l’hiver n’empêchera pas de travailler, et que l’on pourra commencer dès le mois de novembre.

Je désire que vous donniez des instructions conformes à cette dépêche au général Marmont, commandant mon armée en Dalmatie, que vous en donniez également au génie et à l’artillerie et aux vivres, pour que les idées soient fixes et convenues. Quelque chose qui arrive, le général français en Dalmatie a bien manœuvré , lorsque, attaqué par des forces supérieures, il est parvenu à réunir tout son personnel et son matériel à Zara, et qu’il y a trouvé des munitions de guerre et de bouche pour y rester un an; car, 6 ou 8,000 hommes de garnison doivent, contre 12 ou 18,000 hommes, dans une si bonne position et avec les fortifications déjà existantes, faire une longue et vigoureuse défense.

 

Saint-Cloud, 3 septembre 1806

Au général Dejean

Monsieur Dejean, tout ce que j’ai dit pour la Dalmatie, il faut le dire pour l’Istrie. L’Istrie est importante sous le point de vue de ses ports, de ses marins et de Venise. Puisque son utilité ne vient que de ses ports, c’est un de ses ports qu’il convient de fortifier. Il y en a trois où peuvent entrer des escadres. Il faut que le génie me fasse des projets pour Pola, qui paraît être le meilleur. L’avantage d’avoir un port est immense, puisque, indépendamment de ce que mes escadres pourront y trouver protection, les 2,000 hommes que suis obligé de laisser en Istrie n’y seront point en l’air, et former la garnison naturelle de cette place. Si je n’avais pas ce point vue, j’établirais ma place le plus près possible de Trieste, où est actuellement le camp. Mais la considération d’avoir un port qui protége mes escadres doit ici l’emporter.

 

Saint-cloud, 3 septembre 1806

Au général Marmont

Je vous ai fait donner, par mon ministre de la guerre, des instructions pour la guerre de Dalmatie. Zara doit être considérée comme la place de dépôt. Cette place, bien armée et bien approvisionnée est susceptible de soutenir un long siège. Les autres places doivent être considérées comme de simples postes. Veillez donc à ce que les magasins soient centralisés sur cette place. Les différentes places de la Dalmatie doivent être armées, soit pour défendre un mouillage, soit pour résister à des attaques partielles; mais la place de Zara est destinée à être le réduit de toute la Dalmatie. Je ne parle pas de Raguse ni de Cattaro, qui ne peuvent être considérés, quand les occuperez, que comme des forteresses à occuper et à défendre.

 

Saint-Cloud, 3 septembre 1806

Au prince Eugène

Mon Fils, je m’empresse de vous prévenir que la Russie n’a pas ratifié le traité de paix; ainsi nous devons nous considérer comme en guerre avec elle. Écrivez au général Marmont, par Venise, par Ancône et par terre, en recommandant bien à vos avisos d’éviter les croisières ennemies. Vous sentez combien il est important que cette nouvelle arrive promptement. J’espère qu’on aura profité du temps pour bien approvisionner Raguse; c’est un point bien important dans les circonstances actuelles, puisque l’on croit que la Russie va déclarer la guerre à la Porte et marcher sur Constantinople. Il faut que le général Marmont laisse à Lauriston trois généraux de brigade et un bon corps de troupes. J’imagine que Lauriston n’a pas perdu son temps et qu’il est approvisionné de tout.

Il faut travailler jour et nuit aux fortifications de Raguse et à son approvisionnement, ainsi que de Stagno, par où nous pouvons communiquer avec cette place.

Écrivez au général Marmont que nous sommes si loin qu’il est impossible de lui envoyer pour chaque événement des instructions; que le centre de défense de la Dalmatie est à Zara, où il doit centraliser tous ses magasins de vivres, de munitions de guerre et d’habillement; de sorte qu’une armée supérieure, n’importe de quel côté elle vint, se portant pour envahir la Dalmatie, si elle parvenait à se rendre maîtresse de la campagne, le général Marmont doit, à tout événement, conserver par-dessus tout Zara, où il doit pouvoir s’enfermer. Des ouvrages de campagne et des retranchements faits autour le défendront dans cette place, jusqu’à ce que je puisse le secourir. Il ne faut pas qu’il dissémine son artillerie à Spalatro et sur les autres points; il ne doit y laisser que le strict nécessaire pour la défense de la côte. Du reste, je suis dans la meilleure union avec l’Autriche et je ne prévois aucune expédition contre la Dalmatie. C’est seulement une instruction générale que je lui envoie pour s’en servir dans l’occasion et à tout événement: Avant même d’écrire au général Marmont par terre, écrivez-lui, par mer et le canal d’Ancône, la nouvelle de la reprise des hostilités avec les Russes; Lemarois la fera passer par toutes les occasions. Comme je désire avoir ici quelqu’un qui connaisse les localités de Raguse, écrivez au général Marmont de me renvoyer M. de Thiard, qui, ayant assisté à tout, connaît la situation des choses. S’il y a moyen d’écrire par le canal de quelque pacha ou autrement à Sebastiani, dites à Marmont de lui faire savoir que le traité avec la Russie est non avenu, et que tout me porte à croire que la Russie veut attaquer la Porte. Tenez cette nouvelle secrète et recommandez le aussi à Lauriston , afin que, si l’ennemi ne le savait pas, Marmont et Lauriston le sachent longtemps avant lui; et, maîtres du secret, ils   agiront comme ils le jugeront convenable.

 

Saint-Cloud, 3 septembre 1806

Au roi de Naples

Je reçois actuellement la nouvelle que le changement de ministère a changé le système du cabinet , et que le traité conclu le 20 avec M. d’Oubril n’a point été ratifié. Il est inutile de divulguer cette nouvelle. Cependant prenez vos précautions pour Corfou, afin qu’aucun de vos bâtiments ne s’y trouve.

Il est bien important d’être promptement maître de toute la Calabre. La saison qui arrive va rendre plus difficile le débarquement sur vos côtes, et, en guérissant vos malades, va mettre à votre disposition un plus grand nombre de troupes. Peut-être, du reste, jugerez-vous convenable de rester quelques jours sans publier cette nouvelle. La seule raison qu’en a alléguée l’empereur à Saint-Pétersbourg est qu’il ne voulait pas faire la paix sans l’Angleterre.

Les deux derniers bataillons de la Tour d’Auvergne ont déjà dépassé Sarzana et vont vous arriver. S’il y a des bâtiments russes dans vos ports, séquestrez-les. Vous pouvez d’abord donner des ordres pour qu’ils soient retenus dans les ports, et ne les prendre qu’au dernier moment, afin que les Russes sachent le plus tard possible cette nouvelle. Il est possible qu’ils ne le sachent pas de quelques jours, et ce retard est avantageux et surtout important pour mon armée de Dalmatie et de Raguse. Ne divulguez la nouvelle qu’à la dernière extrémité.

 

Saint-Cloud, 3 septembre 1806

Au maréchal Berthier

Mon Cousin, j’allais vous expédier les ordres pour le retour de l’armée quand j’ai appris que l’empereur de Russie avait refusé de ratifier le traité. Il faut donc attendre quelques jours pour voir ce que cela va devenir, et le parti auquel je m’arrêterai. En attendant, ne faites rien. Envoyez des émissaires, quelques officiers polonais, sur la frontière de la Russie, pour l’informer de ce qui se passe. Demandez confidentiellement au roi de Bavière de faire ouvrir les lettres à Nuremberg et à Augsbourg, pour savoir ce que dit le commerce des affaires de Russie, et être instruit des mouvements des Russes, si jamais ils en faisaient.

 

Saint-Cloud, 3 septembre 1806

Au prince Eugène

Mon fils, je vous envoie un projet d’amnistie pour le royaume d’Italie. Je vous prie de me le renvoyer avec vos observations.

II y a des individus qui servent le parti ennemi. Il est instant de mettre de la règle dans cette partie importante de l’administration.

(Mémoires du prince Eugène)

 

Saint-Cloud, 3 septembre 1806

DÉCISION

Le directeur général des postes annonce que le vice-roi d’Italie demande que l’estafette de Paris à Milan ne soit plus dirigée de Turin sur Milan par Alexandrie et Pavie, mais par Verceil. Refusé. Il ne sera point fait de changement, vu que la direction par Alexandrie a l’avantage de nous faire avoir des nouvelles de ce point central, où sont placés l’intendant du trésor et les principales forces militaires au delà des Alpes, et que, par ce point, l’estafette ne se trouve pas dérangée de sa route sur Gênes, sur Rome et sur Naples.

 

Saint-Cloud, 4 septembre 1806

Au général Dejean

Monsieur Dejean, je désire que vous me présentiez un projet de décret, avec des états de dépenses à l’appui, afin de donner à l’infanterie de l’armée une formation définitive.

Nous avons aujourd’hui des régiments de trois bataillons et d’autres de quatre bataillons. Nous avons des compagnies de grenadiers, de voltigeurs et de fusiliers qui n’ont point la même organisation. Tout cela est une bizarrerie. Je désirerais que l’armée, à dater du 1er janvier 1807, eût la formation suivante :

Chaque régiment sera composé de trois bataillons, chaque bataillon de huit compagnies, dont une de grenadiers, une de voltigeurs et six de fusiliers; ce qui ferait vingt-quatre compagnies pour les trois bataillons. De plus, chaque régiment aurait un dépôt de quatre compagnies; ce qui porterait la force de chaque régiment à vingt-huit compagnies. Les compagnies seraient composées d’un capitaine, du lieutenant, d’un sous-lieutenant, d’un sergent-major, d’un caporal fourrier, de quatre sergents, de huit caporaux, de deux tambour, d’un sapeur par compagnie paire, et d’un musicien par compagnie impaire, de sorte qu’il y aurait quatorze sapeurs et quatre musiciens par régiment. L’état-major de chaque compagnie serait de vingt hommes. Ce nombre serait constamment le même; mais on distinguerait quatre états d’effectif : 1° le pied de paix; 2° le grand pied de paix; 3° le pied de guerre; 4° le grand pied de guerre.

Au pied de paix , les compagnies seraient de 65 soldats, et, tout compris, de 85 hommes, ce qui porterait le bataillon de huit compagnies à 680 hommes, sans comprendre l’état-major du bataillon, et le régiment à 2,040 hommes, et avec le dépôt à près de 2,400 hommes.

Au grand pied de paix, les compagnies seraient de 75 soldats et, tout compris, de 95 hommes, ou 2,660 hommes par régiment.

Au pied de guerre, les compagnies seraient de 110 soldats, et, tout compris, de 130 hommes, ou 3,640 hommes par régiment

Au grand pied de guerre, les compagnies seraient de 120 soldats et, tout compris, de 140 hommes, ou près de 4,000 hommes par régiment.

Toutes les compagnies seraient égales entre elles.

Les dépôts seraient placés dans des villes de l’intérieur, et ne seraient changés que tous les dix ou douze ans. Le dépôt fournirait un capitaine, quatre lieutenants ou sous-lieutenants, cinq sergents et huit ou neuf caporaux pour la conscription. Il y aurait aussi à chaque dépôt dix hommes par compagnie, comme ouvriers. Le quartier-maître et ses bureaux , les maîtres ouvriers seraient tous attachés au dépôt, mais organisés de manière à avoir des seconds aux bataillons de guerre; ainsi le quartier-maître aurait un second qui correspondrait avec lui; le maître ouvrier resterait au dépôt diriger les confections, et son second suivrait les bataillons de guerre. En supposant un régiment sur le pied de paix, on formerait un bataillon d’élite composé des trois compagnies de grenadiers et des trois compagnies de voltigeurs. A ce bataillon d’élite, on nommerait sur-le-champ un chef de bataillon par une promotion extraordinaire. Les six compagnies restantes du 1er bataillon formeraient le premier bataillon; les six compagnies du 2e formeraient le second. Ces dix-huit compagnies formant trois bataillons seraient complétées avec des hommes du 3e bataillon et du dépôt à 120 hommes par compagnie, de sorte qu’on aurait sur l’heure un régiment de dix-huit compagnies, formant 2,100 hommes à l’ennemi; et l’on aurait dans l’intérieur les cadres de dix compagnies, six du 3e bataillon et quatre du dépôt, qui attendraient la conscription. Si le régiment se trouvait déjà au grand pied de paix à son entrée en campagne, ce qui, avec un peu de prudence de la part du Gouvernement, devrait toujours être, on agirait de même; on ferait entrer en campagne dix-huit compagnies, chacune de 140 hommes, ce qui ferait 2,500 à 2,600 hommes; et dix compagnies resteraient dans l’intérieur. Au moment, enfin, où les conscrits seraient arrivés et où le régiment aurait reçu son complet de guerre, le 3e bataillon rejoindrait les bataillons de guerre; ce qui formerait un effectif de 3,300 à 3,400 hommes. Cette formation rend l’armée plus mobile, propre à entrer plus promptement en campagne, a l’avantage de ne former à la guerre que des bataillons de six compagnies, qui est le maximum de ce qu’ils doivent avoir. Enfin, dans le courant de la première campagne de la guerre, on portera le dépôt à six compagnies au lieu de quatre.

Ces bases doivent servir à rédiger le budget de 1807.

La force qu’auront les corps vous est connue, puisque vous avez leur situation au 1er août, et le nombre des conscrits qu’ils doivent recevoir; mais je crois qu’il faudra en ôter 100 hommes par bataillon, soit à cause des conscrits qui ne rejoindront pas exactement, soit à cause des retraites et des réformes qui seront données d’ici au ler janvier 1807, soit à cause des morts et des malades. Comme il n’y aura plus de régiment à quatre bataillons, vous me présenterez un projet pour répartir les 4e bataillons dans les corps, en ayant soin le plus possible de faire cette répartition sur les lieux, comme de répartir les 4e bataillons qui sont à Naples dans les corps de cette armée, ceux qui sont en Dalmatie dans les corps de l’armée de Dalmatie, etc., afin d’éviter le plus possible les mouvements et les marches. Je n’ai pas des idées bien précises sur la réduction que doit éprouver l’armée pour l’année prochaine; mais il faut partir du principe que je ne puis y dépenser plus de trois cents millions. Si les calculs que vous m’avez remis sont justes, on peut voir quel devrait être notre état actuel de dépenses. Je vous prie de me faire faire cet état et de le rectifier. Les troupes que j’ai sur pied se montent à vingt-six régiments d’infanterie légère, quatre-vingt-six régiments d’infanterie de ligne, indépendamment de trois régiments, les 82e, 66e et 26e, qui sont aux colonies et qui n’ont que leurs dépôts en France, lesquels sont payés, hormis les dépôts, par le ministre de la marine.