Correspondance de Napoléon – Septembre 1795

Paris, 15 fructidor an III (1er septembre 1795)

A JOSEPH BUONAPARTE.

Tu as désiré avoir des lettres pour Villard de la part de son père; je te les envoie.

Chiappe doit aller à l’armée des Alpes ; Ritter et Mayre restent à celle d’Italie.

Il y a ici, comme partout, un peu de mouvement dans les têtes, à cause du renouvellement de la Convention ; les royalistes s’agitent : nous verrons comme cela tournera.

Demain est l’adjudication de la terre que je veux t’acheter.

Schérer passe à l’armée d’Italie, Kellermann à celle des Alpes, Canclaux à celle des côtes de la Méditerranée ; c’est un camp que l’on forme pour surveiller les mouvements des malintentionnés du Midi. Hoche passe à la Vendée, Moncey aux côtes de Brest.

Je continue auprès du Comité de salut public. J’attends tes lettres pour me décider.

Buonaparte.

 

Paris, 19 fructidor an III (5 septembre 1795).

A JOSEPH BUONAPARTE.

Le Comité a pensé qu’il était impossible que je sortisse de France tant que durera la guerre. Je vais être rétabli dans l’artillerie, et pro­bablement je continuerai à rester au Comité.

Après-demain ont lieu ici les élections et les assemblées primaires. La paix avec Hesse-Cassel est ratifiée.

Les biens nationaux et des émigrés ne sont pas chers ; mais les patrimoniaux sont à des prix fous.

Si je reste ici, il ne serait pas impossible que la folie de me marier ne me prit. Je voudrais à cet effet un petit mot de ta part là-dessus ; il serait peut-être bon d’en parler au frère d’Eugénie ; fais-moi savoir le résultat, et tout est dit.

Chauvet, qui va à Nice dans dix jours, te porte les livres que tu as demandés.

Le célèbre évêque d’Autun et le général Montesquiou ont la per­mission de rentrer, et sont effacés de la liste des émigrés.

Buonaparte.

 

Paris, 20 fructidor an III (6 septembre 1795).

A JOSEPH BUONAPARTE.

Le consulat de Chio est vacant ; mais tu m’as dit que tu ne vou­lais pas d’une ile. J’espère quelque chose de mieux en Italie.

On a décidé hier que tout homme qui aurait soutenu le siège de Toulon ou exercé des emplois sous le roi était réputé émigré. Fréron et Tallien ont parlé avec la plus grande force. C’est aujourd’hui que se réunissent les assemblées primaires de Paris; il y a beaucoup de placards pour et contre, mais l’on espère que l’on sera sage. Il n’y a pas de doute pour la Constitution, qui sera unanimement acceptée : le seul doute est pour le décret qui ordonne que les deux tiers de la Convention resteront en place.

Je continuerai à rester à Paris, spécialement pour ton affaire.

Tu ne dois avoir, quelque chose qui arrive, rien à craindre pour moi ; j’ai pour amis tous les gens de bien de quelque parti et opinion qu’ils soient. Mariette est extrêmement zélé pour moi : tu connais son opinion. Doulcet, je suis très-lié avec lui; tu connais mes autres amis d’une opinion opposée.

Continue à m’écrire exactement; parle-moi de ce que tu veux faire. Vois à arranger mon affaire de manière que mon absence n’em­pêche pas une chose que je désire.

J’écris à ta femme. Je suis très-content de Louis ; il répond à mon espérance et à l’attente que j’avais conçue de lui. C’est un bon sujet; mais aussi c’est de ma façon : chaleur, esprit, santé, talent, commerce exact, bonté, il réunit tout. Tu le sais, mon ami, je ne vis que par le plaisir que je fais aux miens. Si mes espérances sont secondées par ce bonheur qui ne m’abandonne jamais dans mes entreprises, je pourrai vous rendre heureux et remplir vos désirs. Ce que tu me dis de Félicien est bien flatteur : qu’il aille en Corse, qu’il s’en retourne avec son argent. Je lui ferai avoir une belle place aux environs de Paris, où il vivra très-bien et pourra rendre sa femme heureuse.

Je sens vivement la privation de Louis; il m’était d’un grand se­cours : pas d’homme plus actif, plus adroit, plus insinuant. Il faisait à Paris ce qu’il voulait; s’il eût été ici, l’affaire de la pépinière serait finie, ainsi que celle de Milleli. Depuis que je n’ai plus Louis, je ne peux vaquer qu’aux affaires principales. Ecris-lui, et dis-lui que tu attends le premier dessin qu’il doit envoyer pour constater ses pro­grès, et que tu ne doutes pas qu’il ne tienne sa promesse d’écrire aussi bien que Junot avant la fin du mois.

J’aurai demain trois chevaux : ce qui me permettra de courir un peu en cabriolet et de pouvoir faire toutes mes affaires.

Adieu, mon bon ami ; amuse-toi, tout va bien ; sois gai ; pense à mon affaire, car j’ai la folie d’avoir une maison. Puisque tu n’y es pas et que tu veux rester à l’étranger, il faut bien que l’affaire d’Eugénie se finisse ou se rompe. J’attends ta réponse avec impatience. Tu peux rester à Gènes tant que tu voudras ; ton motif est simple, c’est de tirer de Corse le peu d’épingles qui nous restent. Salut de ma part à Felicino.

 

Paris, 22 fructidor an III (8 septembre 1795).

A JOSEPH BUONAPARTE.

J’ai écrit hier à ta femme, mon ami; elle aura reçu ma lettre. Les assemblées primaires seront réunies dans trois jours. L’armée de Sambre-et-Meuse et celle du Nord ont accepté la Constitution ; plu­sieurs communes environnantes de Paris ont aussi accepté. Quelques sections de Paris sont agitées par l’esprit insurrectionnel ; ce sont quelques aristocrates qui voudraient profiter de l’état d’affaissement où l’on a tenu les patriotes pour les expulser et arborer la contre-ré­volution ; mais les vrais patriotes, la Convention en masse, les ar­mées sont là pour défendre la patrie et la liberté : cela n’aura au­cune suite.

Je t’envoie un journal où il y a des faits relatifs à Toulon. Tout va bien ici ; l’on est tranquille ; le petit mouvement qui existe dans les têtes ne fait pas une grande sensation.

Je ne vois dans l’avenir que des sujets agréables, et, en serait-il autrement, il faudrait encore vivre du présent : l’avenir est à mépri­ser pour l’homme qui a du courage.

Buonaparte.

 

Paris, 25 fructidor an III (11 septembre 1795).

A JOSEPH BUONAPARTE.

Tu recevras ci-joint une lettre du général Rossi, qui s’est retiré dans le Morvan, en Bourgogne, où il attend la paix qui le ramènera en Corse.

Les assemblées primaires de Paris n’ont pas voulu accepter le dé­cret qui n’a donné faculté aux électeurs de nommer qu’un tiers de la législature; elles ont accepté la Constitution, la section des Quinze-Vingts, faisant partie du faubourg Saint-Antoine, accepte et s’est ralliée autour de la Convention ; les armées en font de même, la ville de Rouen et plus de mille communes : l’on attend aujour­d’hui des nouvelles du reste de la France. Il y a quelque fermen­tation à Paris dans les sections ; mais il parait que leur coup est manqué.

L’armée de Sambre-et-Meuse a passé le Rhin et s’est emparée du  duché de Berg, de la ville et de la citadelle de Düsseldorf. Cette opération, qui était méditée depuis deux mois, a eu le plus grand succès et n’est pas des moins brillantes de la guerre ; elle aura une influence immédiate sur la paix avec les Cercles.

Je pense que tu ne peux pas venir que le passage de Gènes à Marseille ne soit libre ; alors le nouveau gouvernement sera en fonc­tions. Volney est parti, il y a un mois, pour l’Amérique. Gentili est ici, qui réclame une retraite. Sébastiani, qui est capitaine de dra­gons, part bientôt pour son régiment, qui est à l’armée d’Italie.

L’on attend avec impatience des nouvelles de l’armée d’Italie : l’on sent très-bien qu’il importe à notre commerce et à nos subsis­tances que le cabotage soit promptement ouvert avec Gènes.

Adieu, mon ami.

BUONAPARTE.

 

Paris, 26 fructidor an III (12 septembre 1795).

A JOSEPH BUONAPARTE.

Comme je pense que l’on ne manque pas de faire courir à Gènes des bruits faux sur ce qui se passe ici, je t’écris tous les jours.

La Constitution est acceptée par tout le monde; le décret du 5, sur la conservation des deux tiers des membres de la Convention, est accepté par la majorité des assemblées primaires de la Républi­que. A Paris, sur quarante-huit sections, il n’y a encore eu que celle des Quinze-Vingts qui ait accepté le décret. Les armées accep­tent tout, la Constitution et le décret. Ainsi, tout va très-bien, et ce choc, qui eût pu être fatal à la liberté, assure pour longtemps b République. La tranquillité n’a pas été troublée ici un seul ins­tant. Le passage du Rhin par nos troupes accélérera la paix avec les Cercles de l’Empire. Nous attendons avec quelque impatience que Farinée d’Italie reprenne sa supériorité.

Le gouvernement va incessamment être organisé ; un jour serein se lève sur les destins de la France. Il y a une assemblée qui a demandé un roi; cela a fait rire.

BUONAPARTE.

 

Paris, 29 fructidor an III (15 septembre 1795).

A JOSEPH BUONAPARTE.

La majorité de la République a déjà accepté la Constitution et le décret sur le renouvellement.

Des sections de Paris continuent à être en fermentation ; cepen­dant la chose publique parait sauvée. Notre armée de la Vendée est très-considérable.

Je viens de lire, dans un rapport imprimé que Cambon a fait sur les affaires du Midi, la phrase suivante : » Nous étions dans ces « imminents dangers, lorsque le vertueux et brave général d’artillerie Buonaparte se mit à la tête de cinquante grenadiers et nous ouvrit le passage. »

Il est probable que, sous un mois, le gouvernement sera orga­nisé; alors on sera nécessairement plus tranquille. Si la paix se con­clut, ce pays prospérera plus que jamais ; les esprits ont une acti­vité et un mouvement qui seront très-favorables au commerce.

Je reçois ta lettre du 12; il n’y a rien de nouveau. Lyon, Bor­deaux et la majorité de la République ont accepté. Avant un mois, la Constitution sera exécutée.

Nous ne savons pas encore si Marseille a accepté ; nous aurons des nouvelles aujourd’hui.

Buonaparte.

 

Paris, 1er vendémiaire an IV (23 septembre 1795).

A JOSEPH BUONAPARTE.

Je viens de recevoir ta lettre du 19 fructidor avec)) une incluse pour Muiron. Nous attendons la conclusion des affaires de Corse avec quelque intérêt; ici tout est tranquille.

La Convention a la majorité pour les deux tiers. Avant un mois il n’y aura aucun choc; la Constitution sera établie.

L’armée du Rhin continue à faire des progrès ; elle fera conclure la paix avec les Cercles bientôt. Nous attendons avant peu des nou­velles satisfaisantes de l’armée d’Italie.

La Vendée est toujours dans le même état; la paix est bien né­cessaire à la République.

L’on disait hier qu’il y avait quelque mouvement à Marseille; la loi sur les émigrés n’y aura pas satisfait beaucoup de monde.

BUONAPARTE.

 

Paris, 5 vendémiaire an IV (27 septembre 1795).

A JOSEPH BUONAPARTE.

Je reçois ta lettre du 24 fructidor.

Il est question, plus que jamais, de mon voyage; cela serait même décidé, s’il n’y avait pas tant de fermentation ici ; mais il y a dans ce moment quelque bouillonnement et des germes très-incendiaires ; cela finira sous peu de jours.

J’ai reçu les pièces de M. de Villeneufve; il ne peut pas espérer davantage que d’être capitaine; ce ne sera qu’avec beaucoup de fa­veur que je le ferai comprendre pour cette mission en cette qualité ; mais le principal est de servir et d’être utile.

Tu dois avoir reçu, il y a dix jours, une lettre de Rossi, pour sa mère. Lucien est en route pour venir ici ; si j’y suis encore, je verrai à lui être utile.

Il y a beaucoup de chaleur dans les têtes ; le moment parait cri­tique ; mais le génie de la liberté n’abandonne jamais ses défenseurs. Tontes nos armées triomphent.

La commission de la marine a donné ordre à l’agent maritime de faire toucher au consul ses appointements et de le placer.

BUONAPARTE.