Correspondance de Napoléon – Septembre 1794

Quartier général. Loano, 29 fructidor an II (15 septembre 1794).

AU CITOYEN MULTEDO, représentant du peuple.

Je t’ai écrit plusieurs fois, mais tu ne m’as pas répondu ; je ne puis penser que ce soit par mépris. Je te parlais de l’affaire qui m’était arrivée, et je pensais que si les circonstances se présentaient de parler de moi, tu me servirais avec l’intérêt que mérite un con­stant ami de la liberté et une personne qui t’a toujours été attachée.

L’armée d’Italie aurait besoin d’un bon graphomètre à lunette et à genouillère, d’une bonne planchette avec l’assortiment. Tu connaissais un artiste qui me vendit quelque chose l’année passée et qui me parait bon ; je te prie de vouloir lui faire parvenir la lettre ci-incluse. J’ai oublié son nom.

Salut et fraternité.

Buonaparte.

P. S. Fais mes compliments à Arrighi et Casabianca.

 

Quartier général, Cairo, 2 vendémiaire an III (23 septembre 1794.)

AU CITOYEN MULTEDO.

Je n’ai point reçu de réponse de plusieurs lettres que je t’ai écrites, il y a quelques décades.

Les Autrichiens menaçaient Savone et de forcer, par la prise de cette place, la neutralité du peuple de Gènes, en interceptant entiè­rement notre commerce. Ils avaient déjà percé de grands chemins, formé des camps, fait avancer de l’artillerie. Ils n’avaient pas songé, faisant leurs calculs, que les républicains étaient là, qui surveillaient leurs mouvements et attendaient l’instant de les prendre en flagrant délit.

Tu sais que les oligarques de Gènes, qui gouvernent cette République, nous haïssent et ne demandent qu’une occasion où ils puis­sent nous trahir sans danger.

Les nouvelles de Gènes et les mouvements de l’ennemi ne lais­saient plus de doute sur ses projets. Les représentants, convaincus qu’il n’y avait que le temps de parer et de rendre vains leurs pré­paratifs , arrêtèrent que l’armée d’Italie se porterait en avant pour chercher l’ennemi, le battre et déconcerter ses vues.

Le second des sans-culottides, nous nous sommes mis en marche avec douze mille hommes, une division d’artillerie de l’équipage de montagne et six cents dragons.

Par des marches combinées avec art et exécutées avec beaucoup d’ensemble, nous avons obligé l’ennemi d’abandonner des positions où il s’était retranché et qui lui étaient très-favorables.

Le quatrième des sans-culottides au matin, nous nous trouvâmes en présence de l’armée autrichienne ; elle était en bataille dans la plaine de Carcare, ville génoise ; elle avait retranché des hauteurs et y avait de bonnes batteries.

Nous occupions les hauteurs de Biestro, de Pallare et de Millesimo ; dès l’instant que nous eûmes reconnu la position de l’ennemi v nous décidâmes de commencer l’attaque en nous rendant maîtres du vieux château de Millesimo, et de là nous porter à la chapelle entre Carcare et Cairo, et attaquer l’ennemi par le derrière de ses retran­chements. Par cette opération, nous lui coupions la retraite, décon­certions son plan de bataille, et nous assurions une victoire com­plète. A trois heures après midi, nous attaquâmes le vieux château de Millesimo. L’ennemi y avait un bon bataillon hongrois, qui se défendit assez de temps pour gagner quelques heures, et évacua quand il se vit sur le point d’être environné. Le feld-maréchal Collardo, quand il nous vit maîtres de Millesimo, prêts à marcher sur la chapelle, donna le signal de la retraite, qu’il exécuta avec assez d’ordre et avec beaucoup de contenance de la part de ses troupes. Il fut d’ailleurs favorisé par la nuit, qu’il employa tout entière à mar­cher, et il ne s’arrêta qu’à Dego, deux lieues au-delà de Cairo. Nous entrâmes la nuit même à Carcare ; nous marchâmes le lende­main à Cairo, petite ville du Piémont, dont les habitants nous ap­portèrent les clefs.

Sur les deux heures après midi, nous découvrîmes les ennemis, du village de la Rochetta. Ils avaient appuyé leur gauche et leur droite à des montagnes qu’ils estimaient très-fortes ; leur centre était retranché derrière la Bormida, et soutenu par leur artillerie.

Leurs hulans, qui formaient toute leur cavalerie, faisaient des évolutions dans la plaine ; ils ne cherchaient qu’à nous en imposer.

Si nous eussions pensé qu’ils eussent voulu nous attendre au lendemain, nous aurions volontiers remis la partie; mais, assurés qu’ils auraient fui pendant la nuit, nous fîmes sur-le-champ nos disposi­tions pour l’attaque.

Six bataillons et quelques pièces de canon de montagne filèrent sur les montagnes de droite et eurent ordre de tourner la gauche des ennemis, de prendre position sur le chemin de Dego à Spigno, et par cette opération d’intercepter absolument la retraite des ennemis.

Deux bataillons furent envoyés pour débusquer l’ennemi de la position qui garantissait sa droite.

Le reste de l’armée se rangea en bataille derrière le village de la Rocbetta, avec la cavalerie et l’artillerie.

Toutes ces dispositions ne purent être achevées que fort tard ; la gauche donna, et, après être montée quatre fois à la charge, resta maîtresse de la hauteur qu’avait occupée l’ennemi.

Le feu fut très-vif à la droite, où l’ennemi avait placé beaucoup de forces; nous le chassâmes d’une partie de ses positions, mais une nuit très-obscure ne nous permit pas d’avancer davantage et de par­venir jusqu’à la pointe de Dego.

Le centre donna avec beaucoup de vivacité ; l’ennemi plia partout, et leur cavalerie, si brillante dans les évolutions, jugea prudent de ne pas attendre le choc de la nôtre.

La nuit nous a séparés ; nous avons bivouaqué sur le champ de bataille ; nous avons placé notre artillerie afin de les foudroyer à la pointe du jour ; mais l’ennemi n’a pas jugé devoir nous attendre, il a marché une nuit et un jour sans discontinuer.

L’on évalue sa perte à mille ou douze cents hommes. Le champ de bataille, ses magasins de Dego, et même ses blessés sont restés en notre pouvoir.

Ainsi, voilà déjoués pour longtemps ses projets sur Savone.

Le combat de Dego eût été décisif pour l’Empereur, dans ses Etats de Lombardie, si nous eussions eu trois heures de jour de plus.

Par cette expédition, il paraît que l’ennemi ne peut plus, de long­temps , rien méditer sur Savone. Il ne nous reste plus qu’à délivrer la Corse de la tyrannie des Anglais. La saison est favorable, il n’y a plus un instant à perdre ; les Espagnols sont rentrés dans leur port ; nous avons des nouvelles fraîches d’Ajaccio, et, bien loin d’avoir accru leurs moyens de défense dans cette partie intéressante de la Corse, ils avaient, au contraire, désapprovisionné la citadelle d’une partie de ses munitions de guerre.

Avec huit ou dix mille hommes, douze bâtiments de guerre, dans cette saison, et l’expédition de la Corse ne sera qu’une promenade militaire.

Chasser les Anglais d’une position qui les rend maîtres de la Mé­diterranée , les chasser du seul département qu’ils occupent encore, punir les scélérats qui ont trahi la République , délivrer un grand nombre de bons patriotes qui existent encore dans ce département, et restituer à leurs foyers les bons républicains qui se seront rendus dignes de la sollicitude de la patrie, par la manière généreuse avec laquelle ils ont tout souffert pour les principes : voilà, mon ami, l’expédition qui doit occuper entièrement le Gouvernement, et parti­culièrement les députés de ce département et les députations des dé­partements voisins.

BUONAPARTE.