Correspondance de Napoléon – Octobre 1795

Paris, 14 vendémiaire an IV, 2 heures du matin (6 octobre 1795).

A JOSEPH BUONAPARTE.

Enfin, tout est terminé ; mon premier mouvement est de penser à te donner de mes nouvelles.

Les royalistes, formés en sections, devenaient tous les jours plus fiers. La Convention a ordonné de désarmer la section Lepelletier; elle a repoussé les troupes. Menou, qui commandait, était, disait-on, traître ; il a été sur l’heure destitué. La Convention a nommé Barras pour commander la force armée ; les comités m’ont nommé pour la commander en second. Nous avons disposé nos troupes; les enne­mis sont venus nous attaquer aux Tuileries; nous leur avons tué beaucoup de monde ; ils nous ont tué trente hommes et blessé soixante. Nous avons désarmé les sections et tout est calme. Comme à mon ordinaire, je ne suis nullement blessé.

Le général de brigade,
Buonaparte.

P.S. Le bonheur est pour moi; ma cour à Eugénie et à Julie.

 

Présumé du 15 vendémiaire an IV (7 octobre 1795).

RAPPORT DU GÉNÉRAL BUONAPARTE SUR LA JOURNÉE DU 13 VENDÉMIAIRE.

Le 13, à cinq heures du matin, le représentant du peuple Barras fut nommé commandant en chef de l’armée de l’intérieur; le général Buonaparte fut nommé pour commander en second.

L’artillerie de position était encore au camp des Sablons, gardée seulement par 150 hommes; le reste était à Marly avec 200 hom­mes. Le dépôt de Meudon était sans aucune garde. Il n’y avait aux Feuillants que quelques pièces de 4 sans canonniers, et seulement 80 mille cartouches. Les magasins des vivres étaient disséminés dans Paris. Dans plusieurs sections l’on battait la générale. Celle du Théâtre-Français avait des avant-postes jusqu’au Pont-Neuf, qu’elle avait barricadé.

Le général Barras ordonna à l’artillerie de se porter, sur-le-champ, du camp des Sablons aux Tuileries, fit chercher des canonniers dans les bataillons de 89 et dans la gendarmerie, et les plaça aux pièces, envoya à Meudon 200 hommes de la légion de police qu’il tira de Versailles, 50 cavaliers des quatre armes et 2 compagnies de vété­rans, ordonna l’évacuation des effets qui étaient à Marly sur Meu­don, fit venir des cartouches, et fit établir un atelier pour en faire à Meudon, assura la subsistance de l’armée et de la Convention pour plusieurs jours, indépendamment des magasins qui étaient dans les sections.

Cependant il arrivait de tout côté des rapports que les sections se réunissaient en armes et formaient leurs colonnes. Il disposa ses troupes pour défendre la Convention, et prépara son artillerie pour punir les rebelles.

Il plaça du canon aux Feuillants pour battre la rue Honoré ; il mit des pièces de 8 à tous les débouchés, et, en cas de malheur, il plaça des pièces de réserve pour faire un feu de flanc sur la co­lonne qui aurait forcé un débouché. Il laissa dans le Carrousel 2 obusiers et 2 pièces de 8, pour pouvoir foudroyer les maisons d’où l’on tirerait sur la Convention.

A quatre heures, les colonnes des rebelles débouchèrent par toutes les rues pour se former. Il eût dû profiter de cet instant si critique, même pour les troupes les mieux aguerries, pour les foudroyer; mais le sang qui devait couler était français ; mais il fallait laisser ces malheureux, couverts déjà du crime de la révolte, se souiller encore de celui de fratricide : aux révoltés devait appartenir l’hon­neur des premiers coups.

A quatre heures trois quarts les rebelles, se trouvant formés, com­mencèrent l’attaque de tous les côtés ; ils furent partout mis en dé­route. Le sang français coula; le crime comme la honte de cette terrible journée tomba sur les sectionnaires.

Parmi les morts, l’on reconnut parfois des émigrés, des prêtres et des nobles ; parmi ceux qui furent faits prisonniers l’on trouva que la plupart étaient des chouans de Charrette.

Cependant les sections ne se tenaient pas pour battues. Elles s’é­taient réfugiées dans l’église Saint-Roch, dans le théâtre de la Ré­publique et le Palais-Égalité, et partout on les entendait faire sus­citer les habitants aux armes. Pour épargner le sang qui eut coulé le lendemain, il fallait ne pas leur donner le temps de se recon­naître, et les poursuivre avec vivacité.

Le général ordonna au général Montchoisy, qui était à la place de la Révolution avec une réserve, de former une colonne qui, ayant 2 pièces de 12, se porterait par les boulevards pour tourner la place Vendôme, opérer sa jonction avec le piquet qui était à l’état-major, et réunir la division en bataille.

Le général Brune, avec 2 obusiers, déboucha par les rues Saint-Nicaise et Rohan.

Le général Cartaux envoya 200 hommes et 1 pièce de 4 de sa division par la rue Saint-Thomas-du-Louvre, pour déboucher dans la place du Palais-Égalité.

Le général Brune, qui avait eu un cheval tué sous lui, se porta aux Feuillants. Ces colonnes se mirent en mouvement. Saint-Roch, le théâtre de la République furent forcés ; les rebelles les évacuè­rent. Les rebelles se retirèrent alors dans le haut de la rue de la Loi (rue Richelieu) et se barricadèrent de tout côté. L’on envoya des patrouilles et l’on tira pendant la nuit plusieurs coups de canon pour s’y op­poser, ce qui effectivement réussit.

A la pointe du jour, le général apprit que des individus de la commune de Saint-Germain, avec 2 pièces de canon, étaient en marche pour secourir les rebelles, et envoya un détachement de dragons qui leur enleva les pièces et les ramena aux Tuileries.

Cependant les sectionnaires expirants faisaient encore contenance ; ils avaient barricadé les issues de la section Lepelletier, et placé des canons aux principales rues.

A neuf heures, le général Berruyer se rangea en bataille avec sa division dans la place Vendôme. Il se porta avec 2 pièces de 8 â la rue des Vieux-Augustins, et il les braqua sur le chef-lieu de la section Lepelletier.

Le général Vachot, avec un corps de tirailleurs, se porta sur la droite, prêt à se porter à la place Victoire.

Le général Brune se porta au Perron, et plaça 2 obusiers au bout de la rue Vivienne.

Le général Duvignau, avec la colonne du centre et 2 pièces de 12, se porta aux rues Richelieu et Montmartre. Mais le courage avait manqué aux sectionnaires avec la crainte de voir leur retraite coupée; ils évacuent le poste et oublient, à la vue de nos soldats, l’honneur des chevaliers français qu’ils avaient à soutenir.

La section de Brutus donnait encore quelque inquiétude ; la femme d’un représentant y avait été arrêtée. L’on ordonna au général Du­vignau de longer le boulevard jusqu’à la rue Poissonnière. Le gé­néral Berruyer vint se ranger à la place Victoire.

Le général Brune alla occuper le Pont-au-Change ; l’on ferma la section Brutus et l’on se porta sur les places de Grève, d’où l’on fouilla l’ile Saint-Louis, du Théâtre-Français, du Panthéon. Partout les patriotes avaient repris courage ; partout le progrès de la guerre civile avait disparu ; partout le peuple convenait de leur folie et de son égarement.

Le lendemain, l’on désarma les deux sections de Lepelletier et de Théâtre-Français, et les chasseurs et les grenadiers de la garde nationale.

[1]ce rapport est tout entier de la main du général

 

Paris, 19 vendémiaire an IV (11 octobre 1795).

A JOSEPH BUONAPARTE.

Tu auras appris par les feuilles publiques tout ce qui me con­cerne. J’ai été nommé, par décret, général en second de l’armée de l’intérieur; Barras a été nommé commandant en chef. Nous avons vaincu, et tout est oublié.

J’ai fait nommer Chauvet commissaire ordonnateur en chef. Lu­cien accompagne Fréron, qui part ce soir pour Marseille.

La lettre de recommandation pour l’ambassade d’Espagne sera expédiée demain.

Après l’orage, je ferai placer Villeneufve en France chef de ba­taillon du génie. Ramolino est nommé inspecteur des charrois. Je ne puis faire plus que je ne fais pour tous.

Adieu, mon ami ; je n’oublierai rien de ce qui peut t’être utile et contribuer au bonheur de ta vie.

Buonaparte,

 

Paris, présumée du 20 vendémiaire an IV (12 octobre 1795).

NOTE SUR LA DIRECTION QUE L’ON DOIT DONNER À L’ARMÉE D’ITALIE.

L’on a commis une faute essentielle en ne forçant pas le camp retranché de Ceva tandis que les Autrichiens battus étaient acculés au-delà d’Acqui. Toute notre armée se trouvait disponible pour cette attaque. Le succès ne pouvait pas être douteux, puisque nous aurions, avec trente mille hommes, attaqué seize à vingt mille Piémontais.

Pourquoi la division du général Serrurier, qui s’est trouvée le 3 à Garessio et à San-Giovanni, c’est-à-dire à moins de quatre heures de Ceva, et la division du général Masséna, qui a été jusqu’à Cairo, à peu près à la même distance, n’ont-elles pas profité de leur victoire ? L’on ne pouvait pas cependant ignorer que la prise de Ceva, mettant à notre disposition une partie du Piémont, procurait à l’armée des sou­liers, des vêtements, des subsistances et des moyens de charrois. La prise de Ceva seule peut procurer à l’armée des cantonnements sains, et terminer ce jeu de barres perpétuel que nous faisons depuis plusieurs années sur les pitons des Alpes et de l’Apennin.

La prise de Ceva, la réunion de notre armée autour de cette place forte, sont d’une telle considération quelles peuvent déterminer la cour de Turin à la paix, et diminuer considérablement les dépenses énormes que coûte au trésor public l’armée d’Italie.

Les Autrichiens, en se repliant sur Alexandrie, ont abandonné les Piémontais à eux-mêmes. Ils doivent s’être ravisés ; s’ils ne l’avaient pas fait, l’on devrait sans délai marcher à Ceva par Millesimo, Montezemolo et par San-Giovanni dans le temps qu’une division se jette­rait au-delà de Batiffollo. Maître du camp retranché, l’on doit faire marcher l’artillerie de siège et se servir des voitures qui sont en abon­dance dans les environs de Ceva pour transporter les fers coulés.

Ceva à nous, nos armées s’y réunissent ; nous nous trouvons maî­tres d’une partie du Piémont, menaçant Coni, Turin et Alexandrie.

La division qui garde le col de Tende, Briga et le centre investira Coni, ou du moins se portera à Borgo (Borgo-San-Dalmazzo) pour surveiller les mouvements de la garnison de Coni.

L’armée tout entière, renforcée de ce qu’elle attend des Pyrénées, se porterait sur Turin dans février; une division de l’armée des Alpes, de 4 à 5,000 hommes, passerait par le mont Genèvre et viendrait renforcer l’armée sous Turin. Les neiges qui obstruent les cols des Alpes ne s’opposent pas au passage d’une colonne lorsqu’elle est sûre de trouver des amis et des secours de l’autre côté des monts.

Buonaparte.

 

Paris, 28 vendémiaire an IV (20 octobre 1795).

A JOSEPH BUONAPARTE.

Je reçois ta lettre du 10 vendémiaire ; je vais envoyer consulter pour ton affaire et les intérêts de ta femme.

Je suis général de division dans l’arme de l’artillerie, commandant en second l’armée de l’intérieur ; Barras commande en chef.

Tout est tranquille ici. L’on attend la formation du pouvoir exécu­tif et le renouvellement de la Convention. Barras, Chénier, Sieyès sont nommés dans plusieurs départements.

Les assignats continuent de perdre ; l’on espère qu’après la forma­tion du gouvernement l’on prendra des mesures. Je crois qu’on ne doit pas en garder beaucoup chez soi.

Je suis excessivement occupé. Fréron, qui est à Marseille, aidera Lucien. Louis est à Châlons. Le mari de madame Permon est mort.

Un citoyen Billon, que l’on m’assure être de ta connaissance, de­mande Paulette ; ce citoyen n’a pas de fortune ; j’ai écrit à maman qu’il ne fallait pas y penser ; je prendrai aujourd’hui des renseigne­ments plus amples.

Buonaparte.

References

References
1ce rapport est tout entier de la main du général