Correspondance de Napoléon – Février 1807

Allenstein, 3 février 1807.

DISPOSITIONS GÉNÉRALES DE LA JOURNÉE POUR LE GRAND-DUC DE BERG.

Le général Grouchy avec sa division se rendra sur le chemin de Guttstadt, occupera Diwitten, enverra reconnaître sur-le-champ; Spiegelberg et rendra compte au maréchal Soult; il sera aux ordres de ce maréchal pendant toute la journée.

Le maréchal Soult commandera la droite de l’armée, se rendra avec la division Leval et la division Legrand à Diwitten, fera occuper Rosenau et choisira des chemins pour tomber sur les derrières de l’ennemi, s’il est en force sur Gettkendorf, chemin de Liebstadt; il n’attaquera cependant cette position que quand le grand-duc de Berg aura attaqué de son côté.

Le grand-duc de Berg commandera la gauche de l’armée, se rendra sur le chemin de Liebstadt, où il fera passer la division de dragons de Milhaud; la division Saint-Hilaire sera sous les ordres du grand-duc, ainsi que le corps du maréchal Ney. Il attaquera l’ennemi aussitôt qu’il croira avoir des forces suffisantes, c’est-à-dire vers une heure après midi. Le maréchal Ney est destiné à rester à la gauche. Aussitôt que l’ennemi sera débusqué de Gettkendorf, le maréchal Ney tiendra la tête et le poussera plusieurs lieues. La division Saint-Hilaire restera alors en réserve à Gettkendorf.

 

Schlitt, 5 février 1807

A M. Cambacérès

Mon Cousin, je suis à la poursuite de l’armée russe. Je l’ai dépostée de toutes ses positions. Je vais la jeter an delà du Niémen. Le temps que nous avons est magnifique. Il est inutile de donner aucune nouvelle; il suffit de dire que tout va bien. On vous enverra demain un bulletin.

 

Arensdorf, 5 février 1807.

56e BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE.

Après le combat de Mohrungen, où elle avait été battue et mise en déroute, l’avant-garde de l’armée russe se retira sur Liebstadt ; mais le surlendemain, 27 janvier, plusieurs divisions russes la joignirent, et toutes étaient en marche pour porter le théâtre de la guerre sur le bas de la Vistule.

Le corps du général Essen, accouru du fond de la Moldavie, où il était d’abord destiné à servir contre les Turcs, et plusieurs régiments qui étaient en Russie, mis en marche depuis quelque temps des extrémités de ce vaste empire, avaient rejoint les corps d’armée.

L’Empereur donna ordre au prince de Ponte-Corvo de battre en retraite, et de favoriser les opérations offensives de l’ennemi en l’attirant sur le bas de la Vistule. Il ordonna en mêrne temps la levée de ses quartiers d’hiver.

Le 5e corps, commandé par le général Savary, le maréchal Lannes étant malade, se trouva réuni le 31 janvier à Brok, devant tenir en échec le corps du général Essen cantonné sur le haut Bug.

Le 3e corps se trouva réuni à Myszyniec; le 4e corps, à Willenberg; le 6e corps, à Gilgenburg; le 7e corps, à Neidenbur8.

L’Empereur partit de Varsovie et arriva le 31 au soir à Willenberg. Le grand-duc s’y était rendu depuis deux jours et y avait réuni toute sa cavalerie.

Le prince de Ponte-Corvo avait successivement évacué Osterode, Loebau , et s’était jeté sur Strasburg.

Le maréchal Lefebvre avait réuni le 10e corps à Thorn, pour la défense de la gauche de la Vistule et de cette ville.

Le 1er février, on se mit en marche. On rencontra à Passenheim l’avant-garde ennemie, qui prenait l’offensive et se dirigeait déjà sur Willenberg. Le grand-duc, avec plusieurs colonnes de cavalerie, la fit charger et entra de vive force dans la ville.

Le corps du maréchal Davout se porta à Ortelsburg.

Le 2, le grand-duc de Berg se porta à Allenstein avec le corps du maréchal Soult.

Le corps du maréchal Davout marcha sur Wartenburg.

Les corps des maréchaux Augereau et Ney arrivèrent dans la journée du 3 à Allenstein.

Le 3 au matin, l’armée ennemie, qui avait rétrogradé en toute hâte, se voyant tournée par son flanc gauche et jetée sur cette Vistule qu’elle s’était tant vantée de vouloir passer, parut rangée en bataille, la gauche appuyée au village de Montken, le centre à Jonkowo, couvrant la grande route de Liebstadt.

COMBAT DE BERGFRIEDE

L’Empereur se porta au village de Gettkendorf, et plaça en bataille le corps du maréchal Ney sur la gauche, le corps du maréchal Augereau au centre et le corps du maréchal Soult à la droite; la Garde impériale en réserve. Il ordonna au maréchal Soult de se porter sur le chemin de Guttstadt et de s’emparer du pont de Bergfriede, pu déboucher sur les derrières de l’ennemi avec tout son corps d’armée; manœuvre qui donnait à cette bataille un caractère décisif. Vaincu, l’ennemi était perdu sans ressource.

Le maréchal Soult envoya le général Guyot, avec sa cavalerie légère, s’emparer de Guttstadt, où il prit une grande partie du bagage de l’ennemi, et fit successivement 1,600 prisonniers russes. Guttstadt était son centre de dépôt. Mais au même moment le maréchal Soult se portait sur le pont de Bergfriede avec les divisions Leval et Legrand. L’ennemi, qui sentait que cette position importante protégeait la retraite de son flanc gauche, défendait ce pont avec douze de ses meilleurs bataillons. A trois heures après midi, la canonnade s’engagea, Le 4e régiment de ligne et le 24e d infanterie légère eurent la gloire d’aborder les premiers l’ennemi. Ils soutinrent leur vieille réputation. Ces deux régiments seuls et un bataillon du 28e en réserve suffirent pour débusquer l’ennemi , passèrent au pas de charge le pont, enfoncèrent les douze bataillons russes, prirent quatre pièces de canon, et couvrirent le champ de bataille de morts et de blessés. Le 46e et le 55e, qui formaient la seconde brigade, étaient derrière impatients de se déployer; mais déjà l’ennemi en déroute abandonnait, épouvanté, toutes ses belles positions; heureux présage pour la journée du lendemain.

Dans le même temps, le maréchal Ney s’emparait d’un bois où l’ennemi avait appuyé sa droite; la division Saint-Hilaire s’emparait du village du centre, et le grand-duc de Berg, avec une division de dragons placée par escadrons au centre, passait le bois et balayait la plaine, afin d’éclaircir le devant de notre position. Dans ces petites attaques partielles, l’ennemi fut repoussé et perdit une centaine de prisonniers. La nuit surprit ainsi les deux armées en présence.

Le temps est superbe pour la saison; il y a trois pieds de neige, et le thermomètre est à deux ou trois degrés de froid.

A la pointe du jour du 4, le général de cavalerie légère Lasalle battit la plaine avec ses hussards. Une ligne de Cosaques et de cavalerie ennemie vint sur-le-champ se placer devant lui. Le grand-duc de Berg forma en ligne sa cavalerie et marcha pour reconnaître l’ennemi. La canonnade s’engagea; mais bientôt on acquit la certitude que l’ennemi avait profité de la nuit pour battre en retraite, et n’avait laissé qu’une arrière-garde. De la droite, de la gauche et du centre, on marcha à elle, et elle fut menée battant pendant six lieues. La cavalerie ennemie fut culbutée plusieurs fois; mais les difficultés d’un terrain montueux et inégal s’opposèrent aux efforts de la cavalerie. Avant la fin du jour, l’avant-garde française vint coucher à Deppen. L’Empereur coucha à Schlitt.

Le 5, à la pointe du jour, toute l’armée française fut en mouvement. A Deppen, l’Empereur reçut le rapport qu’une colonne ennemie n’avait pas encore passé l’Alle, et se trouvait ainsi débordée par notre gauche, tandis que l’armée russe rétrogradait toujours sur les routes d’Arensdorf et de Landsberg. Sa Majesté donna l’ordre au grand-duc de Berg et aux maréchaux Soult et Davout de poursuivre l’ennemi dans cette direction. Elle fit passer l’Alle au corps du maréchal Ney, avec la division de cavalerie légère du général Lasalle et une division de dragons, et lui donna l’ordre d’attaquer le corps ennemi qui se trouvait coupé.

COMBAT DE WALTERSDORF.

Le grand-duc de Berg, arrivé sur la hauteur de Waltersdorf, se trouva en présence de 8 à 9,000 hommes de cavalerie. Plusieurs charges successives eurent lieu, et l’ennemi fit sa retraite.

COMBAT DE DEPPEN.

Pendant ce temps, le maréchal Ney se canonnait et était aux prises avec le corps ennemi qui était coupé. L’ennemi voulut un moment essayer de forcer le passage; mais il vint trouver la mort au milieu de nos baïonnettes. Culbuté au pas de charge et mis dans une déroute complète, il abandonna canons, drapeaux et bagages. Les autres divisions de ce corps, voyant le sort de leur avant-garde, battirent en retraite. A la nuit, nous avions déjà fait plusieurs milliers de prisonniers et pris seize pièces de canon.

Cependant, par ces mouvements, la plus grande partie des communications de l’armée russe ont été coupées. Ses dépôts de Guttstadt et de Liebstadt, et une partie de ses magasins de l’Alle, avaient été enlevés par notre cavalerie légère.

Notre perte a été peu considérable dans tous ces petits combats; elle se monte à 80 ou 100 morts et à 3 ou 400 blessés. Le général Gardane, aide de camp de l’Empereur et gouverneur des pages, a eu une forte contusion à la poitrine. Le colonel du 4e régiment de dragons a été grièvement blessé. Le général de brigade Latour-Maubourg a été blessé d’une balle dans le bras. L’adjudant-commandant Lauberdière, chargé du détail des hussards, a été blessé dans une charge. Le colonel du 4e régiment de ligne a été blessé.

 

Arensdorf, 6 février 1807

A M. de Talleyrand

Monsieur le Prince de Bénévent, nos affaires vont ici au mieux. Un corps de 20,000 hommes a été coupé. L’armée russe fuit sans savoir où elle va, et dans le plus grand désordre : artillerie, bagages, magasins, tombent en notre pouvoir. Toute ma crainte est que le corps coupé ne soit un corps de Prussiens.

 

Arensdorf, 6 février 1807

Au général Chasseloup

La nouvelle position de l’armée me rend plus importants les ouvrages de Sierock et de Praga; réitérez vos ordres pour qu’on les accélère et qu’on y travaille de tous les moyens.

 

Arensdorf, 6 février 1807

A M. Daru

Monsieur Daru, j’ai ordonné que les prisonniers fussent dirigés sur Thorn. J’ai ordonné que tous les blessés y fussent également dirigés. Envoyez un ordonnateur dans cette ville, et prenez des mesures pour y établir des hôpitaux pour 2,000 malades et blessés. Il est inutile d’augmenter les hôpitaux de Varsovie; il n’y aura jamais plus de monde qu’il y en a actuellement; cela ira au contraire en diminuant.

Faites transporter à Thorn tous les magasins de Bromberg, et faites-y organiser une manutention capable de cuire 50,000 rations.

Je vous ai déjà mandé, cette nuit, de ne plus envoyer ni pain, ni viande, ni aucune espèce de vivres à l’armée, hormis au 5e corps et à la division du général Oudinot, qui encore peuvent se nourrir de la manutention de Pultusk.

Faites faire 25 à 30,000 rations de biscuit par jour, et remplissez vos magasins. Vous ne devez pas vous dissimuler que, de tout ce que vous avez envoyé à l’armée, rien n’y est arrivé, parce que l’armée a toujours marché, au lieu que, si tout cela avait pu partir en même temps que l’armée, elle eût été abondamment nourrie. C’est donc un million de biscuit qu’il faut avoir à pouvoir distribuer du soir au lendemain. Il n’y aura d’utile pour l’armée que les 38,000 rations qu’a apportées la Garde, parce qu’elles sont parties avec elle.

 

Arensdorf, près Liebstadt, 6 février 1807

Au prince Jérôme

Mon Frère, l’ennemi est en pleine déroute. Nous avons coupé un corps de 20,000 hommes. Nous allons rejeter l’ennemi au delà du Niémen. Il y a des partisans qui arrêtent nos convois, du côté de Meseritz. Envoyez le général Lefebvre avec 300 chevaux, en prenant ceux qui sont le plus près de Glogau et autres endroits, pour battre le pays.

 

Preussich-Eylau, 7 février 1807

57e BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE.

Le 6 au matin, l’armée se mit en marche pour suivre l’ennemi: le grand-duc de Berg, avec le corps du maréchal Soult, sur Landsberg le corps du maréchal Davout, sur Heilsberg, et celui du maréchal Ney, sur Wormditt, pour empêcher le corps coupé à Deppen de s’élever.

COMBAT DE HOF.

Arrivé à Glandau, le grand-duc de Berg rencontra l’arrière-garde ennemie, et la fit charger entre Glandau et Hof. L’ennemi déploya plusieurs lignes de cavalerie qui paraissaient soutenir cette arrière garde, composée de douze bataillons, ayant le front sur les hauteur de Landsberg. Le grand-duc de Berg fit ses dispositions. Après différentes attaques sur la droite et sur la gauche de l’ennemi appuyées à un mamelon et à un bois, les dragons et les cuirassiers de la division du général d’Hautpoul firent une brillante charge, culbutèrent et mirent en pièces deux régiments d’infanterie russe. Les colonels, le drapeaux, les canons et la plupart des officiers et soldats furent pris L’armée ennemie se mit en mouvement pour soutenir son arrière garde. Le maréchal Soult était arrivé; le maréchal Augereau pris position sur la gauche, et le village de Hof fut occupé. L’ennemi sentit l’importance de cette position, et fit marcher dix bataillons pour la reprendre. Le grand-duc de Berg fit exécuter une seconde charge par les cuirassiers, qui les prirent en flanc et les écharpèrent. Ces manœuvres sont de beaux faits d’armes, et font le plus grand honneur à ces intrépides cuirassiers. Cette journée mérite une relation particulière. Une partie des deux armées passa la nuit du 6 au 7 en présence. L’ennemi fila pendant la nuit.

A la pointe du jour, l’avant-garde française se mit en marche, et rencontra l’arrière-garde ennemie entre le bois et la petite ville d’Eylau. Plusieurs régiments de chasseurs à pied ennemis qui la défendaient furent chargés et en partie pris. On ne tarda pas à arriver à Eylau et à reconnaître que l’ennemi était en position derrière cette ville.

 

(date incertaine)

A Marie Walewska

La bataille a duré deux jours et nous sommes restés maîtres du terrain. Mon cœur est avec toi; s’il dépendait de lui, tu serais citoyenne d’un pays libre. Souffres-tu comme moi de notre éloignement? J’ai le droit de le croire; c’est si vrai que je désire que tu retournes à Varsovie ou à ton château; tu es trop loin de moi. Aime-moi, ma douce, et aie foi en ton N.

(in Claude Dufraisne – Marie Walewska)

 

Eylau , 9 février 1807

Au général Duroc

Il y a eu hier à Preussich-Eylau une bataille fort sanglante. Le champ de bataille nous est resté, mais, si on a de part et d’autre perdu beaucoup de monde, mon éloignement me rend ma perte plus sensible. Corbineau a été enlevé par un boulet; le maréchal Augereau a été légèrement blessé; d’Hautpoul, Heudelet, quatre ou cinq autres généraux ont été blessés.

Il deviendra bientôt nécessaire que le quartier général se réunisse à Thorn. Il faut que l’intendant général fasse arrêter sur Küstrin et Posen les convois d’argent qui n’auraient point passé; car il est possible que, pour avoir des quartiers d’hiver tranquilles à l’abri des Cosaques et de cette nuée de troupes légères, je me porte à la rive gauche de la Vistule.

Il est aussi important que l’intendant avise à des moyens de subsistance à Bromberg et à Thorn.

 

Eylau, 9 février 1807

A M. de Talleyrand

Monsieur le Prince de Bénévent, il est deux heures du matin; je suis fatigué; je ne puis vous écrire qu’un mot. Le maréchal Duroc vous fera part de la victoire remportée hier sur l’armée russe.

Quant à la communication qu’a faite le roi de Prusse, je pense qu’on pourrait lui répondre en ce sens : que j’accepte les ouvertures faites pour mettre un terme à la guerre; que, loin d’élever aucune espèce de difficulté sur le lieu, le point le plus naturel me paraît être le point intermédiaire; que je propose Memel même; que j’y enverrai des plénipotentiaires aussitôt qu’on me fera connaître que la Prusse et la Russie en ont nommé.

 

Eylau, 9 février 1807, 3 heures du matin 

A l’Impératrice

Mon amie, il y a eu hier une grande bataille; la victoire m’est restée, mais j’ai perdu bien du monde; la perte de l’ennemi, qui est plus considérable encore, ne me console pas. Enfin je t’écris ces deux lignes moi-même, quoique je sois bien fatigué, pour te dire que je suis bien portant et que je t’aime.

Tout à toi.

NAPOLÉON.

 

Eylau, 9 février 1807

A M. Cambacérès

Mon Cousin, le temps devient rigoureux. J’ai eu hier une bataille où la victoire m’est restée, mais j’ai perdu du monde. Du reste, vous verrez tous ces détails par le bulletin, qui est exact.

 

Eylau, 9 février 1807, 5 heures du soir

A M. de Talleyrand

Monsieur le Prince de Bénévent, je crois que l’on n’a pas encore fait de bulletin; mais voici la note que vous pourrez mettre dans les journaux de Varsovie et envoyer à Constantinople et à Vienne.

Dites à Lemarois que son frère a été tué, qu’il s’est conduit bravement. Corbineau a été enlevé d’un boulet. D’Hautpoul est blessé dangereusement. Ma Garde à cheval s’est couverte de gloire; elle a eu 150 blessés et 40 tués; le général Dalhmann, qui commande les chasseurs, a été blessé. L’affaire a été fort chaude, fort animée et assez chanceuse.

Je crois vous avoir écrit déjà dans la nuit ce que je désirais que vous répondissiez au roi de Prusse.

 

Eylau, 9 février 1807, à 5 heures du soir 

A M. de Cambacérès

Mon Cousin, la bataille d’Eylau aura probablement des résultats heureux pour la décision de ces affaires-ci. L’ennemi s’est retiré en pleine déroute, pendant la nuit, à une marche d’ici. Différents détachements de cavalerie sont à ses trousses. Les résultats en seront 40 pièces de canon et 12,000 prisonniers. On a évalué la perte de l’ennemi à 10,000 blessés et à 4,000 morts; ce n’est pas exagérer. Malheureusement notre perte est assez forte, surtout en gens de marque. Je l’évalue à 1,500 tués et à 4,000 blessés. Si le bulletin n’était pas arrivé, faites mettre dans le Moniteur qu’une grande bataille a eu lieu dans la vieille Prusse, que l’armée russe a été mise dans une déroute complète. 40 pièces de canon, 16 drapeaux et 10 ou 12,000 prisonniers, sont le résultat de cette action , qui a eu lieu le 8 février, et qui est une des plus mémorables de la guerre.

 

Eylau, 9 février 1807, 5 heures du soir

Au général Clarke

Je profite du courrier que j’envoie à Paris pour vous faire connaître le résultat de la bataille d’Eylau, qui nous a coûté du monde. L’ennemi a éprouvé une horrible boucherie. Il a passé toute la nuit sans pouvoir se rallier. Il est déjà à une marche de nous. Il a perdu 35 à 40 pièces de canon, 10 drapeaux et 10,000 blessés. Porter sa perte à 30,000 hommes, c’est plutôt la diminuer que l’exagérer.

 

Eylau, 9 février 1807. 6 heures du soir

A l’Impératrice

Je t’écris un mot, mon amie, afin que tu ne sois pas inquiète. L’ennemi a perdu la bataille, 40 pièces de canon, 10 drapeaux, 12,000 prisonniers; il a horriblement souffert. J’ai perdu du monde, 1,600 tués, 3 à 4,000 blessés.

Ton cousin Tascher se porte bien; je l’ai appelé près de moi avec le titre d’officier d’ordonnance.

Corbineau a été tué d’un obus. Je m’étais singulièrement attaché à cet officier qui avait beaucoup de mérite; cela me fait de la peine. Ma Garde à cheval s’est couverte de gloire. Dahlmann est blessé dangereusement. Adieu, mon amie.

Tout à toi.

 

Eylau, 9 février 1807

Au général d’Hauptoul

Monsieur le Général d’Hautpoul, j’ai été extrêmement touché de lettre que vous m’avez écrite. Votre blessure n’est pas de nature à priver votre fils de vos soins. Vous vivrez encore pour charger à la tête de votre intrépide division et vous couvrir d’une nouvelle gloire. Vous et vos enfants vous pouvez compter sur l’intérêt que je vous porte.

 

 Eylau, 9 février 1807

Au général Duroc

Si les événements qui viennent de se passer ne portent pas le général Essen à s’éloigner, il est convenable que vous écriviez au prince Jérôme de mettre en marche une division bavaroise de 8 à 10,000 hommes sur Varsovie; il recevra en attendant mes ordres. Pressez l’arrivée du contingent saxon à Posen.

 

Preussich-Eylau, 9 février 1807

58e BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE.

COMBAT D’EYLAU

A un quart de lieue de la petite ville de Preussich-Eylau est un plateau qui défend le débouché de la plaine. Le maréchal Soult ordonna au 46e et au 18e régiment de ligne de l’enlever. Trois régiments qui le défendaient furent culbutés. Mais au même moment, une colonne de cavalerie russe chargea l’extrémité de la gauche du 18e et mit en désordre un de ses bataillons; les dragons de la division Klein s’en aperçurent à temps. Les troupes s’engagèrent dans la village d’Eylau. L’ennemi avait placé dans une église et un cimetière plusieurs régiments. Il fit là une opiniâtre résistance; et, après un combat meurtrier de part et d’autre, la position fût enlevée à dix heures soir. La division Legrand prit ses bivouacs au-devant de la ville, et la division Saint-Hilaire à la droite. Le corps du maréchal Augereau se plaça sur la gauche. Le corps du maréchal Davout avait, dès la veille, marché pour déborder Eylau et tomber sur le flanc gauche de l’ennemi, s’il ne changeait pas de position. Le maréchal Ney était en marche pour le déborder sur son flanc droit. C’est dans cette position que la nuit se passa.

BATAILLE D’EYLAU

A la pointe du jour, l’ennemi commença l’attaque par une vive canonnade sur la ville d’Eylau et sur la division Saint-Hilaire.

L’Empereur se porta à la position de l’église que l’ennemi avait tant défendue la veille. Il fit avancer le corps du maréchal Augereau, et fit canonner le monticule par quarante pièces d’artillerie de sa Garde. Une épouvantable canonnade s’engagea de part et d’autre.

L’armée russe, rangée en colonnes, était à demi-portée de canon : tout coup frappait. Il parut un moment, aux mouvements de l’ennemi, qu’impatienté de tant souffrir il voulait déborder notre gauche. Au même moment, les tirailleurs du maréchal Davout se firent entendre et arrivèrent sur les derrières de l’armée ennemie. Le corps du maréchal Augereau déboucha en même temps en colonnes, pour se porter sur le centre de l’ennemi, et, partageant ainsi son attention, l’empêcher de se porter tout entier contre le corps du maréchal Davout; la division Saint-Hilaire déboucha sur la droite, l’un et l’autre devant manœuvrer pour se réunir au maréchal Davout. A peine le corps du maréchal Augereau et la division Saint-Hilaire eurent-ils débouché, qu’une neige épaisse, et telle qu’on ne distinguait pas à deux pas, couvrit les deux armées. Dans cette obscurité, le point de direction fut perdu, et les colonnes, s’appuyant trop à gauche, flottèrent incertaines. Cette désolante obscurité dura une demi-heure. Le temps s’étant éclairci, le grand-duc de Berg à la tête de la cavalerie, et soutenu par le maréchal Bessières à la tête de la Garde, tourna la division Saint-Hilaire et tomba sur l’armée ennemie; manœuvre audacieuse s’il en fut jamais, qui couvrit de gloire la cavalerie, et qui était devenue nécessaire dans la circonstance où se trouvaient nos colonnes. La cavalerie ennemie, qui voulut s’opposer à cette manœuvre, fut culbutée; le massacre fut horrible, Deux lignes d’infanterie russe furent rompues; la troisième ne résista qu’en s’adossant à un bois. Des escadrons de la Garde traversèrent deux fois toute l’armée ennemie.

Cette charge brillante et inouïe, qui avait culbuté plus de 20,000 hommes d’infanterie et les avait obligés à abandonner leurs pièces, aurait décidé sur-le-champ la victoire, sans le bois et quelques difficultés de terrain. Le général de division d’Hautpoul fut blessé d’un biscaïen. Le général Dahlmann, commandant les chasseurs de la Garde, et un bon nombre de ses intrépides soldats, moururent avec gloire. Mais les 100 dragons, cuirassiers on soldats de la Garde que l’on trouva sur le champ de bataille, on les y trouva environnés de plus de 1,000 cadavres ennemis. Cette partie du champ de bataille fait horreur à voir.

Pendant ce temps, le corps du maréchal Davout débouchait derrière l’ennemi. La neige, qui, plusieurs fois dans la journée, obscurcit le temps, retarda aussi sa marche et l’ensemble de ses colonnes.

Le mal de l’ennemi est immense; celui que nous avons éprouvé est considérable. Trois cents bouches à feu ont produit la mort de part et d’autre pendant douze heures. La victoire, longtemps incertaine, fut décidée et gagnée lorsque le maréchal Davout déboucha sur le plateau et déborda l’ennemi, qui, après avoir fait de vains efforts pour le reprendre, battit en retraite. Au même moment, le corps du maréchal Ney débouchait par Althof sur la gauche, et poussait devant lui le reste de la colonne prussienne échappée au combat de Deppen. Il vint se placer le soir au village de Schmoditten; et par là l’ennemi se trouva tellement serré entre les corps des maréchaux Ney et Davout, que, craignant de voir son arrière-garde compromise, il résolut, à huit heures du soir, de reprendre le village de Schmoditten. Plusieurs bataillons de grenadiers russes, les seuls qui n’eussent pas donné, se présentèrent à ce village; mais le 6e régiment d’infanterie légère les laissa approcher à bout portant et les mit dans une entière déroute. Le lendemain, l’ennemi a été poursuivi jusqu’à la rivière de Frisching. Il se retire au delà de la Pregel. Il a abandonné sur le champ de bataille 16 pièces de canon et ses blessés. Toutes les maisons des villages qu’il a parcourus la nuit en sont remplies.

Le maréchal Augereau a été blessé d’une balle. Les généraux Desjardins, Heudelet, Lochet, ont été blessés. Le général Corbineau a été enlevé par un boulet. Le colonel Lacué, du 63e, et le colonel Lemarois, du 43e, ont été tués par des boulets. Le colonel Bouvières du 11e régiment de dragons, n’a pas survécu à ses blessures. Tous sont morts avec gloire. Notre perte se monte exactement à 1,900 mort: et 5,700 blessés, parmi lesquels un millier, qui le sont grièvement seront hors de service. Tous les morts ont été enterrés dans la journée du 10. On a compté sur le champ de bataille 7,000 Russes.

Ainsi l’expédition offensive de l’ennemi, qui avait pour but de se porter sur Thorn en débordant la gauche de la Grande Armée, lui  a été funeste : 12 à 15,000 prisonniers, autant d’hommes hors de combat, 18 drapeaux, 45 pièces de canon, sont les trophées trop chèrement payés sans doute par le sang de tant de braves.

De petites contrariétés de temps, qui auraient paru légères dans toute autre circonstance, ont beaucoup contrarié les combinaisons du général francais. Notre cavalerie et notre artillerie ont fait des merveilles. La Garde à cheval s’est surpassée; c’est beaucoup dire. La Garde à pied a été toute la journée l’arme au bras, sous le feu d’un épouvantable mitraille, sans tirer un coup de fusil ni faire aucun mouvement; les circonstances n’ont point été telles qu’elle ait dû donner. La blessure du maréchal Augereau a été aussi un accident défavorable, en laissant, pendant le plus fort de la mêlée, son corps d’armée sans chef capable de le diriger.

Ce récit est l’idée générale de la bataille. Il s’est passé des faits qui honorent le soldat français ; l’état-major s’occupe de les recueillir.

La consommation en munitions à canon a été considérable; elle a été beaucoup moindre en munitions d’infanterie.

L’aigle d’un des bataillons du 18e régiment ne s’est pas retrouvée; elle est probablement tombée entre les mains de l’ennemi. On ne peut en faire un reproche à ce régiment : c’est, dans la position où il se trouvait, un accident de guerre; toutefois l’Empereur lui en rendra une autre lorsqu’il aura pris un drapeau à l’ennemi.

Cette expédition est terminée, l’ennemi battu et rejeté à cent lieues de la Vistule. L’armée va reprendre ses cantonnements et rentrer dans ses quartiers d’hiver.

 

Eylau, 12 février 1807

NOTE POUR LE PRINCE DE BÉNÉVENT.

Le ministre des relations extérieures enverra le bulletin, par un courrier extraordinaire, au général Andréossy, qu’il chargera de le faire passer à Constantinople. Il lui réitérera l’ordre d’envoyer un officier à Widdin, pour être centre de correspondance entre Constantinople, la Dalmatie et Varsovie. On donnera de l’argent à cet officier pour qu’il expédie fréquemment des courriers, afin de mettre une grande activité dans cette correspondance.

  1. le prince de Bénévent écrira aussi au général Sebastiani pour lui faire connaître la belle position de l’Empereur et l’intention où est Sa Majesté de rejeter les Russes bien loin.

Il écrira aussi à cet ambassadeur que Sa Majesté ne serait pas éloignée d’envoyer, de la Dalmatie à Widdin, 25,000 hommes, si elle était assurée des vivres et s’il y avait là une bonne armée turque. Mais cela ne peut se faire que sur la demande de la Porte et avec un traité bien libellé.

 

Eylau, 11 février 1801, 3 heures du matin

A l’Impératrice

Je t’écris un mot, mon amie; tu dois avoir été bien inquiète. J’ai battu l’ennemi dans une mémorable journée, mais qui m’a coûté bien des braves. Le mauvais temps qu’il fait me porte à prendre mes cantonnements.

Ne te désole pas, je te prie; tout cela finira bientôt, et le bonheur de te voir me fera promptement oublier mes fatigues. Au reste, je n’ai jamais été si bien portant.

Le petit Tascher, du 4e de ligne, s’est bien comporté; il a eu une rude épreuve. Je l’ai appelé près de moi ; je l’ai fait officier d’ordonnance; ainsi, voilà ses peines finies. Ce jeune homme m’intéresse.

Adieu, ma bonne amie; mille et mille baisers.

NAPOLÉON